Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
6 juin 2021 7 06 /06 /juin /2021 15:24
L’allègement de la fiscalité des entreprises stimule-t-il la croissance ?

Ces quatre dernières décennies ont été marquées par une tendance à l’allègement de la fiscalité des entreprises à travers le monde. Ces dernières années, la fiscalité des entreprises s’est trouvée au centre des débats de politique économique outre-Atlantique. En effet, l’administration Trump a accordé d’amples baisses d’impôts aux entreprises, afin de les inciter à investir et à relocaliser leur production aux Etats-Unis [Mertens, 2018 ; Kopp et alii, 2019]. Ces tout derniers mois, l’administration Biden a au contraire cherché à alourdir l’imposition des entreprises, notamment pour financer un surcroît d’investissements publics, ce qui l’a notamment amené à relancer le projet d’introduction d’un taux mondial d’imposition pour les sociétés. La question de la fiscalité des entreprises a bien sûr été évoquée dans les autres pays, notamment ces derniers temps, dans le sillage de la pandémie et des plans de soutien ou de relance qui ont été adoptés lors de celle-ci.

Les gouvernements ont généralement accordé ces baisses d’impôts avec pour objectif affiché de stimuler la croissance économique, mais beaucoup ont critiqué ces mesures fiscales : les détracteurs soulignent qu’elles pourraient ne guère avoir d’effet sur l’activité des entreprises, voire qu’elles pourraient se révéler contre-productives, en contribuant à détériorer les finances publiques et en incitant les gouvernements à réduire certaines de leurs dépenses bénéfiques à la croissance, par exemple leurs investissements dans les infrastructures ou les services publics. 

Les modèles de croissance les plus couramment utilisés ont de prime abord tendance à suggérer un impact nul ou négatif de la fiscalité des entreprises sur la croissance économique. Dans les modélisations néoclassiques à la Solow (1956), la fiscalité des firmes n’a guère d’effet sur la croissance à long terme, dans la mesure où elle n’affecte pas le taux de croissance à l’état stationnaire, qui dépend étroitement d’un progrès technique supposé exogène ; par contre, l’imposition des revenus du capital peut nuire à la croissance et au niveau de revenu par tête à l’état stationnaire et ralentir la transition vers un nouvel équilibre. Dans les modèles de croissance endogène, où la croissance économique dépend étroitement des choix réalisés par les agents économiques, la fiscalité des entreprises est susceptible d’avoir un effet bien plus significatif, dans la mesure où elle risque de modifier leurs incitations à investir. En l’occurrence, une hausse des taux d’imposition des entreprises est susceptible de décourager l’investissement, que ce soit dans l’accumulation même du capital ou dans l’innovation, en augmentant le coût du capital et en réduisant les rendements après impôt. Elle peut également dégrader la productivité globale des facteurs en perturbant les prix des facteurs et en entraînant une mauvaise allocation des ressources. 

Une grande partie de la littérature théorique que s’est directement focalisée sur les effets de la fiscalité des entreprises sur la croissance économique s'inspire des travaux, d'inspiration néoclassique, de Kenneth Judd (1985) et de Christophe Chamley (1986) ; ces derniers concluaient au terme de leur modélisation que l’imposition du capital se révèle particulièrement nocive à l’accumulation du capital et, par conséquent, à la production. Mais des modèles plus récents ont suggéré qu’un alourdissement de la fiscalité des entreprises pouvait très bien stimuler la croissance. Philippe Aghion et alii (2013) ont montré qu’une hausse de l’imposition du capital stimulait la croissance en réduisant l’imposition du travail. De leur côté, Larry Jones et alii (1993) ont noté qu’une hausse des impôts sur le capital pouvait stimuler la croissance économique si le supplément de recettes publiques finançait un supplément de dépenses publiques productives ; réciproquement, Clemens Fuest et alii (2019) ont montré que les baisses d’impôts étaient susceptibles de freiner la croissance économique en « affamant la bête » (starving the beast), c’est-à-dire en poussant les autorités à moins investir dans le capital public. 

Beaucoup d’études empiriques se sont penchées sur un éventuel lien entre imposition des entreprises et croissance économique, mais, comme le soulignent Sebastian Gechert et Philipp Heimberger (2021) dans leur revue de la littérature, sans aboutir à un consensus. Beaucoup concluent que les baisses d’impôts des entreprises stimulent la croissance économique. C’est par exemple le cas de Young Lee et Roger Gordon (2005) qui décèlent à long terme un lien négatif entre fiscalité des entreprises et croissance en analysant un échantillon de 70 pays développés et en développement sur la période allant de 1970 à 1997. En s’appuyant quant à eux sur un échantillon restreint à une vingtaine de pays de l’OCDE pour la période allant de 1971 à 2004, Jens Matthias Arnold et alii (2011) concluent que l’alourdissement de la fiscalité des entreprises se révèle bien plus nocive à la croissance économique qu’un alourdissement de la même ampleur de la fiscalité des ménages. De leur côté, Karel Mertens et Morten Ravn (2013) observent dans le cas des Etats-Unis que les allègements de la fiscalité des entreprises ont eu tendance à stimuler la croissance économique, notamment à court terme.

Mais d’autres études, tout aussi nombreuses concluent que les baisses d’impôt des entreprises tendent au contraire à nuire à la croissance économique ou, du moins, que le lien est peu significatif ; c’est notamment le cas de Frida Widmalm (2001), de Konstantinos Angelopoulos et alii (2007), de William Gale et alii (2015) ou encore de Fabian ten Kate et Petros Milionis (2019). 

Bien sûr, comme dans le cas de toute littérature empirique, une partie de l’hétérogénéité des résultats s’explique par des différences en termes d’échantillons de données ou de méthodes. Afin d’éclaircir les choses, Gechert et Heimberger ont alors étudié 441 estimations tirées de 42 études primaires. Ils constatent qu’il y a une tendance des publications à sélectionner les résultats suggérant que les baisses d’impôts des entreprises stimulent la croissance économique. Une fois qu’ils corrigent ce biais de sélection et qu’ils prennent en compte l’hétérogénéité des études, Gechert et Heimberger ne parviennent pas à rejeter l’hypothèse que l’allègement de la fiscalité des entreprises ait un effet nul sur la croissance économique.

En creusant davantage, Gechert et Heimberger font d’autres constats intéressants. Tout d’abord, les effets positifs des allègements de la fiscalité des entreprises sont encore moins manifestes lorsque l’on restreint l’horizon temporel au court terme. Ensuite, il ne semble pas y avoir de réelle différence entre les pays de l’OCDE et les autres pays concernant les effets des changements de fiscalité des entreprises sur la croissance. De plus, les études les plus récentes ont moins tendance à observer un effet positif des allègements de fiscalité des entreprises sur la croissance. Enfin, il apparaît crucial d’observer comment se comportent les autres volets du Budget lorsque la fiscalité des entreprises est modifiée. En effet, il apparaît qu’un alourdissement de la fiscalité des entreprises se révèle légèrement plus nocif pour la croissance lorsque les dépenses publiques sont maintenues au même niveau. Ce résultat suggère que la croissance se trouvera davantage stimulée si le supplément de recettes tiré d’une hausse d’impôts des entreprises est utilisé pour financer des dépenses publiques plutôt que pour consolider les finances publiques.

 

Références

AGHION, Philippe, Ufuk AKCIGIT & Jesús FERNÁNDEZ-VILLAVERDE (2013), « Optimal capital versus labor taxation with innovation-led growth », NBER, working paper, n° 19086.

ANGELOPOULOS, Konstantinos, George ECONOMIDES & Pantelis KAMMAS (2007), « Tax-spending policies and economic growth: Theoretical predictions and evidence from the OECD », in European Journal of Political Economy, vol. 23, n° 4.

ARNOLD, Jens Matthias, Bert BRYS, Christopher HEADY, Åsa JOHANSSON, Cyrille SCHWELLNUS & Laura VARTIA (2011), « Tax policy for economic recovery and growth », in The Economic Journal, vol. 121.

CHAMLEY, Christophe (1986), « Optimal taxation of capital income in general equilibrium with infinite lives », in Econometrica, vol. 54, n° 3.

DJANKOV, Simeon, Tim GANSER, Caralee MCLIESH, Rita RAMALHO & Andrei SHLEIFER (2010), « The effect of corporate taxes on investment and entrepreneurship », in American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 2, n °3.

FUEST, Clemens, Florian NEUMEIER & Daniel STÖHLKER (2019), « Tax cuts starve the beast! Evidence from Germany », CESifo, working paper, n° 8009.

GALE, William G., Aaron KRUPKIN & Kim RUEBEN (2015), « The relationship between taxes and growth at the state level: New evidence », in National Tax Journal, vol. 68, n° 4.

GECHERT, Sebastian, & Philipp HEIMBERGER (2021), « Do corporate tax cuts boost economic growth? », IMK, working paper, n° 210.

JONES, Larry E., Rodolfo E. MANUELLI & Peter E. ROSSI (1993), « Optimal taxation in models of endogenous growth », in Journal of Political Economy, vol. 101, n° 3.

JUDD, Kenneth L. (1985), « Redistributive taxation in a simple perfect foresight model », in Journal of Public Economics, vol. 28, n °1.

KATE, Fabian ten, & Petros MILIONIS (2019), « Is capital taxation always harmful for economic growth? », in International Tax and Public Finance, vol. 26, n° 4.

KOPP, Emanuel, Daniel LEIGH, Susanna MURSULA & Suchanan TAMBUNLERTCHAI (2019), « U.S. investment since the tax cuts and jobs act of 2017 », FMI, working paper, n° 19/119.

LEE, Young, & Roger H. GORDON (2005), « Tax structure and economic growth », in Journal of Public Economics, vol. 89, n° 5-6.

MERTENS, Karel (2018), « The near term growth impact of the Tax Cuts and Jobs Act », Federal Reserve Bank of Dallas, working paper, n° 1803.

MERTENS, Karel, & Morten O. RAVN (2013), « The dynamic effects of personal and corporate income tax changes in the United States », in American Economic Review, vol. 103, n° 4.

SOLOW, Robert M. (1956), « A contribution to the theory of economic growth », in Quarterly Journal of Economics, vol. 70, n° 1.

WIDMALM, Frida (2001), « Tax structure and growth: Are some taxes better than others? », in Public Choice, vol. 107, n° 3/4.

Partager cet article
Repost0
30 mai 2021 7 30 /05 /mai /2021 16:06
Les anticipations d’inflation des entreprises sont-elles bien ancrées ?

Depuis l’allocution de Milton Friedman (1968), qui les supposait adaptatives, et surtout depuis les travaux des nouveaux classiques, par exemple ceux de Thomas Sargent et Neil Wallace (1975), qui les supposaient rationnelles, la littérature académique met tout particulièrement en avant le rôle des anticipations d’inflation dans la dynamique de l’inflation, mais aussi bien d'autres phénomènes macroéconomiques comme le cycle d’affaires et le chômage [Kose et alii, 2019]. L'idée de base est reconnue depuis longtemps : les entreprises sont d’autant plus incitées à relever leurs prix (et à réduire leur production et l’emploi) qu’elles s’attendent à ce que leurs coûts de production augmentent. 

Pour stabiliser les prix, cette littérature souligne la nécessité pour les banques centrales d’ancrer les anticipations d’inflation. Certains, en premier lieu les banquiers centraux eux-mêmes, considèrent que la plus grande crédibilité qu’ils ont acquise depuis les années quatre-vingt a joué un rôle déterminant dans la désinflation observée ces quatre dernières décennies : en signalant leur engagement à assurer la stabilité des prix, les banques centrales auraient contribué à ancrer les anticipations d’inflation à un faible niveau, ce qui aurait permis de ramener et de maintenir l’inflation à un niveau faible et stable ; et le maintien de l’inflation à un niveau faible et stable aurait contribué en retour à mieux ancrer les anticipations d'inflation à un faible niveau. Ces derniers mois, c’est précisément le risque d’un désancrage des anticipations d’inflation que certains mettent en avant pour évoquer le scénario d’un dérapage imminent de l’inflation, en particulier aux Etats-Unis avec l'adoption d'amples plans de relance par l'administration Biden [Blanchard, 2021 ; Gopinath, 2021 ; Summers, 2021].

Les autorités auraient également intérêt à jouer sur les anticipations d’inflation pour stabiliser l’activité économique. Certains estiment que la reprise suite à la Grande Dépression ne s’est vraiment amorcée que lorsque les anticipations d’inflation ont été révisées à la hausse [Eggertsson, 2008 ; Jalil et Rua, 2015]. En effet, pour des taux d’intérêt nominaux donnés, un relèvement des anticipations d’inflation se traduit par une baisse des taux d’intérêt réels, ce qui devrait notamment stimuler l’emprunt et l’investissement. En amenant les entreprises et les ménages à relever leurs anticipations d'inflation, les banques centrales pourraient rendre leur politique monétaire davantage accommodante, et ce même si leurs taux directeurs butent sur leur borne inférieure. En l'occurrence, lorsque l'économie est piégée dans une trappe à liquidité, Paul Krugman (1998) et Gauti Eggertsson et Michael Woodford (2003) ont suggéré à ce que la banque centrale annonce qu’elle maintiendra sa politique monétaire accommodante plus longtemps que nécessaire, c'est-à-dire qu'elle ne la resserrera pas immédiatement une fois la reprise amorcée : si les entreprises anticipent un boom dans le futur, cela devrait les inciter à investir dès la période courante, donc accélérer la reprise de l’activité. Si les banques centrales n’ont pas adopté une telle stratégie, elles ont toutefois cherché depuis la crise financière mondiale à mieux communiquer leurs prévisions quant à leurs mesures futures, notamment la trajectoire probable de leurs taux directeurs : c'est l'idée de forward guidance.

Malgré la grande importance donnée par les économistes et les banquiers centraux aux anticipations d’inflation, notamment pour la conduite de la politique monétaire, peu d’enquêtes se sont vraiment penchées sur celles-ci, mais des progrès ont été réalisés ces dernières années dans ce domaine. 

Bernardo Candia, Olivier Coibion et Yuriy Gorodnichenko (2021) viennent justement de s’appuyer sur une nouvelle enquête menée auprès des entreprises américaines depuis 2018. Ils constatent tout d’abord que les entreprises tendent en moyenne à anticiper une inflation supérieure à celle qui est observée en moyenne et qu’elles sont loin d’être unanimes dans leurs anticipations. En l’occurrence, les entreprises sont en désaccord non seulement pour l’évolution des prix à très court terme, par exemple pour l’année ultérieure, mais aussi pour l’évolution des prix sur des horizons temporels supérieurs à cinq ans. Ces désaccords et le fait que la plupart des entreprises prédisent des niveaux d’inflation à long terme bien différents des 2 % ciblés par la Réserve fédérale amènent Candia et ses coauteurs à conclure que les anticipations d’inflation des entreprises sont tout sauf ancrées. 

Cela semble tout d’abord s’expliquer par l'inattention des chefs d’entreprise vis-à-vis de la politique monétaire : la plupart d’entre eux ne connaissent pas la cible d’inflation de la Fed. En effet, Candia et ses coauteurs notent que moins de 20 % des chefs d’entreprise identifient les 2 % d’inflation comme étant la cible poursuivie par la banque centrale américaine. Près des deux tiers des chefs d’entreprise ne tentent même pas de deviner quelle pourrait être cette cible ; et parmi ceux qui tentent, moins de la moitié d’entre eux pensent qu’elle se situe entre 1,5 et 2,5 %. Le manque d’ancrage des anticipations d’inflation des entreprises s’explique également par l’inattention des entreprises vis-à-vis de l’évolution récente de l’inflation : les chefs d’entreprise n’ont qu’une vague idée de ce qu'a été l'inflation au cours des douze mois précédents, alors que les chiffres de l’inflation sont facilement et gratuitement disponibles. 

Ces constats rejoignent ceux d’autres études, portant sur les ménages et observant que ces derniers sont peu informés quant à la politique monétaire et qu’ils comprennent mal celle-ci [Binder, 2017]. Toutes ces études ne concluent toutefois pas que les anticipations d’inflation ne jouent aucun rôle, ni que la politique monétaire s’avère inefficace ; en fait, il est possible que ce soit parce que l’inflation est faible et stable que les entreprises et ménages ne prêtent pas attention à l’inflation. Par contre, elles amènent à douter que la politique monétaire influence les ménages et les entreprises via le canal des anticipations. Autrement dit, les banques centrales ne devraient guère compter sur l'idée de jouer sur les anticipations d’inflation des ménages et des entreprises pour influencer l’activité économique et l’inflation [Coibon et alii, 2020].

 

Références

BINDER, Carola (2017), « Fed speak on Main Street: Central bank communication and household expectations », in Journal of Macroeconomics, vol. 52.

BLANCHARD, Olivier (2021), « In defense of concerns over the $1.9 trillion relief plan », in PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 18 février.

CANDIA, Bernardo, Olivier COIBION & Yuriy GORODNICHENKO (2021), « The inflation expectations of U.S. firms: Evidence from a new survey », IZA, discussion paper, n° 14378.

COIBION, Olivier, Yuriy GORODNICHENKO, Saten KUMAR & Mathieu PEDEMONTE (2020), « Inflation expectations as a policy tool? », in Journal of International Economics.

EGGERTSSON, Gauti B. (2008), « Great expectations and the end of the Depression », in American Economic Review, vol. 98, n° 4.

EGGERTSSON, Gauti B., & Michael WOODFORD (2003), « The zero bond on interest rates and optimal monetary policy », in Brookings Papers on Economic Activity, n° 1.

GOPINATH, Gita (2021), « Structural factors and central bank credibility limit inflation risks », 19 février.

JALIL, Andrew, & Gisela RUA (2015), « Inflation expectations and recovery from the Depression in 1933: Evidence from the narrative record », Réserve fédérale, working paper.

KOSE, M. Ayhan, Hideaki MATSUOKA, Ugo PANIZZA & Dana VORISEK (2019), « Inflation expectations: Review and evidence », CEPR, discussion paper, n° 13601.

KRUGMAN, Paul (1998), « It’s baaack: Japan’s slump and the return of the liquidity trap », in Brookings Papers on Economic Activity, n° 2.

SARGENT, Thomas, & Neil WALLACE (1975), « ‘Rational’ expectations, the optimal monetary instrument, and the optimal money supply rule », in Journal of Political Economy, vol. 83, n° 2.

SUMMERS, Lawrence (2021), « The inflation risk is real », 24 mai.

Partager cet article
Repost0
9 mai 2021 7 09 /05 /mai /2021 15:07
Lawrence Christiano en 2014 (crédit : Nils S. Aasheim/Norges Bank)

Lawrence Christiano en 2014 (crédit : Nils S. Aasheim/Norges Bank)

Durant les années soixante-dix, les monétaristes lancèrent les premières attaques contre les keynésiens orthodoxes, mais ce sont les nouveaux classiques (avec pour chef de file Robert Lucas) et les théoriciens des cycles d’affaires réels (notamment Finn Kydland et Edward Prescott), qui lui assénèrent les coups fatals en parvenant à imposer une nouvelle approche, d’inspiration walrasienne, qui met l’accent sur les fondements microéconomiques des modèles. Par la suite, une nouvelle génération d’économistes, qualifiés de « nouveaux keynésiens », continua de poursuivre d’une certaine façon le programme des vieux keynésiens orthodoxes, mais en veillant à microfonder leurs modèles et en utilisant une partie de la méthodologie de la nouvelle école classique et de la théorie des real business cycles, notamment le recours aux anticipations rationnelles. La théorie des cycles d’affaires réels a suscité de fortes critiques de la part de certains nouveaux keynésiens, par exemple de Larry Summers (1986), mais cela n’a pas empêché ultérieurement une certaine convergence entre ces deux courants, notamment à travers le développement des modèles dynamiques stochastiques d’équilibre général (DSGE).  

Comme le rappelle Kevin Hoover (2021), un modèle DSGE se compose d’un ensemble d’équations reliant une poignée de variables macroéconomiques, comme le PIB, l’emploi, la consommation, l’investissement et le taux d’intérêt. Il cherche à mimer le comportement de l’économie en utilisant un « agent représentatif », modélisé comme un microéconomiste modéliserait le comportement d’un individu : celui-ci a des préférences, incarnées par sa fonction d’utilité, et il maximise son utilité en fonction de son budget, en l’occurrence le PIB. Il prend ses décisions pour la période courante et les suivantes en s’appuyant sur l’information courante et en formant des anticipations rationnelles. Il peut commettre des erreurs, mais celles-ci sont aléatoires et il élabore ses anticipations en cohérence avec sa compréhension, parfaite, du fonctionnement de l’économie. Ou, pour reprendre Hoover, « l’agent représentatif n’est pas seulement à la fois un consommateur, un travailleur et un investisseur, il est également économiste ».

Les modèles DSGE sont directement inspirés des modèles d’équilibre général walrasiens et plus exactement des modèles de la théorie des cycles réels, dont ils gardent des éléments comme l’approche dynamique et stochastique, l’optimisation intertemporelle, les anticipations rationnelles et l’ajustement des marchés, mais ils incorporent aussi des éléments « keynésiens » comme la concurrence imparfaite et des rigidités nominales rendant les prix visqueux (1). Ainsi, à partir des années quatre-vingt-dix, le développement d’une telle classe de modèles laissait suggérer une véritable convergence des nouveaux classiques et des nouveaux keynésiens, non pas forcément en termes de conclusions et de recommandations en matière de politique économique, mais dans l’usage d’une même méthodologie : libre à un économiste d’ajouter telle ou telle perturbation à un modèle DSGE pour en voir les implications macroéconomiques. Certains évoquèrent une « nouvelle synthèse néoclassique » [Goodfriend et King, 1997] en référence à la « synthèse néoclassique » des décennies de l’immédiat après-guerre ; keynésiens orthodoxes et monétaristes pouvaient alors utiliser le même cadre théorique, voire le même modèle, comme le modèle IS-LM. C’est dans un tel contexte qu’Olivier Blanchard (2008) jugeait que « l’état de la macroéconomie est bon ».

La crise financière mondiale semblait pour beaucoup avoir ébranlé l’idée d’une nouvelle synthèse. Les modèles DSGE ont en l’occurrence fait l’objet de critiques virulentes, notamment de la part d’économistes comme Anton Korinek (2015) et Joseph Stiglitz (2017). En raison de l’irréalisme de leurs hypothèses et de leur usage répandu au sein du monde universitaire et des banques centrales, les modèles DSGE ont été accusés d’avoir amenés les économistes et les institutions en charge de la politique économique à ignorer l’accumulation des déséquilibres macrofinanciers qui finirent par entraîner la crise et de ne leur avoir été qu’un piètre guide lors de celle-ci. En effet, dans leur version de base, les modèles DSGE sont dénués de secteur financier, si bien qu’ils ne sont pas appropriés pour étudier le risque d’instabilité financière, observer les effets d’une crise financière sur l’économie réelle ou déterminer comment devraient réagir les autorités pour contenir une crise financière et ses répercussions réelles. L’hypothèse d’un agent représentatif aux anticipations rationnelles et à la durée de vie infinie permet difficilement de faire émerger des phénomènes de bulles spéculatives ou de prendre en compte le fait qu’une partie de la population puisse être contrainte en termes de liquidité. L’absence de toute borne inférieure sur laquelle pourrait buter les taux d’intérêt nominaux amène à surestimer la capacité de la politique monétaire à stabilité l’activité économique et l’inflation, etc.

Malgré ces critiques, les modèles DSGE n’ont pas été abandonnés. Il faut dire que certaines critiques ont été exagérées ou qu’elles n’ont plus vraiment lieu d’être. Par exemple, Hoover juge que les détracteurs des modèles DSGE exagèrent leur importance dans la mise en œuvre des politiques économiques. En effet, les institutions en charge de la politique économique, notamment les banques centrales, n’utilisent pas seulement des modèles de type DSGE. Surtout, les décideurs ne s’appuient pas seulement sur les modèles pour prendre leurs décisions ; ils utilisent d’autres sources d’analyses et d’informations. Et leurs décisions ne sont pas le fruit d’une pure analyse économique ; elles sont en partie politiques. 

D’autre part, les partisans du modèle DSGE reconnaissent qu’il n’est pas adéquat pour étudier les crises financières s’il n’intègre pas un secteur financier. Surtout, ils ne sont guère restés passifs face à l’inadaptation de leurs modèles lors de la crise et à la montée des critiques : ils les ont améliorés. Par exemple, comme l’ont montré Christiano et alii (2018) et Jordi Galí (2018) à travers leur passage en revue de la littérature, ils ont plus fréquemment intégré un système financier et introduit des frictions financières dans leur modélisation ; afin de rendre compte de l’hétérogénéité des agents, certains ont inclus dans leur modèle DSGE deux ou trois agents représentatifs ; les modèles DSGE ont plus souvent pris en compte l’existence de la borne inférieure pour étudier les effets de la politique monétaire ; leurs concepteurs se sont inspirés des observations de l’économie comportementale et de la neuroéconomie pour modifier la fonction d’utilité de l’agent représentatif, etc. Hoover souligne que les concepteurs de modèles DSGE proposaient déjà de telles modifications avant même qu’éclate la crise financière mondiale et tendaient déjà à les utiliser plus fréquemment ; la crise a accéléré cette tendance. En fait, la crise n’a guère modifié l’attitude des concepteurs de modèles DSGE : lorsque leur modèle peine à expliquer à un fait observé, ils le modifient, en l’occurrence en adoptant de nouvelles hypothèses ou en modifiant certaines déjà retenues. Hoover ne juge pas en soi problématique une telle stratégie ; ce qu’il juge préoccupant est le rapport que les concepteurs de modèles DSGE entretiennent avec les données empiriques ou avec les économistes développant une approche alternative.

Pour Hoover, les critiques dont les modèles DSGE ont fait l’objet dans le sillage de la crise financière mondiale et les répliques qu’elles suscitèrent de la part de leurs concepteurs ravivent une vieille controverse en science économique, celle opposant les économistes qui donnent la priorité à la théorisation a priori et ceux qui donnent la priorité aux données empiriques. Cette controverse a par exemple atteint un point d’orgue à la fin du dix-neuvième siècle avec la « querelle des méthodes » qui opposa l’école autrichienne naissante avec l’école historique allemande ou encore avec le débat entre la Commission Cowles et le National Bureau of Economic Research (NBER) qui marqua la fin des années quarante ; c’est à ce dernier que Hoover pense particulièrement. Contrairement à l’image que l’on peut en avoir, le paradigme néoclassique n’était pas dominant aux Etats-Unis avant la Seconde Guerre mondiale ; il y était notamment concurrencé par le courant institutionnaliste. Certains institutionnalistes, notamment Wesley Clair Mitchell, créèrent en 1920 le NBER avec pour objectif de rendre compte le plus fidèlement possible des faits empiriques concernant l’économie américaine, notamment en mesurant le revenu national et en observant sa répartition. La Commission Cowles fut quant à elle créée au début des années trente, mais elle prit véritablement son essor dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’elle développa une nouvelle méthodologie s’appuyant étroitement sur la modélisation mathématique. Arthur Burns et Wesley Clair Mitchell (1946) publièrent un ouvrage qui fit ultérieurement date dans l’observation et la datation du cycle d’affaires. Tjalling Koopmans (1947), qui allait être d’ici peu le directeur du NBER, saisit l’occasion que lui offrit la publication de l’ouvrage de Burns et Mitchell pour s’attaquer, dans le compte-rendu critique qu’il en fit, à la « mesure sans théorie » que proposait selon lui le NBER et tenter de démontrer la supériorité de l’approche de la Commission Cowles. C’est Rutledge Vining (1949a, 1949b), l’un des membres du NBER, qui prit le plus ardemment défense de ce dernier. Aux yeux des économistes mainstream, c’est Koopmans qui sortit vainqueur de ces échanges. La Commission Cowles parvint dans tous les cas à supplanter l’approche du NBER et elle contribua non seulement à la mathématisation de la science économique, mais également à l’essor du paradigme néoclassique [Mirowski, 2002 ; Assous, 2017] (2)

Pour Hoover, la position que les théoriciens des cycles réels et les concepteurs de modèles DSGE ont adoptée est précisément celle que défendait Koopmans au sortir de la guerre : il leur apparaît nécessaire de partir d’un modèle et de privilégier sa validité interne à sa validité externe. A leurs yeux, le fait que les hypothèses d’un modèle soient peu réalistes n’est guère un problème tant que les résultats de ce modèle peuvent être confrontés aux données empiriques. Par exemple, les modèles DSGE supposent une fixation des prix à la Calvo (1983), c’est-à-dire imaginent qu’une fraction seulement des entreprises se voient donner par un système de loterie la possibilité de modifier leurs prix au cours d’une période ; un tel mécanisme ne correspond pas à ce qui est observé empiriquement, mais les concepteurs de modèles DSGE l’ont adopté simplement dans la mesure où elle leur permet de reproduire la viscosité des prix qui, elle, est empiriquement observée. Plus important, ils donnent tellement d’importance à la validité interne de leurs modèles qu’ils sont peut-être prêts à sacrifier leur validité externe : ils soulignent certes la nécessité de pouvoir tester empiriquement un modèle, mais ils ne remettent pas forcément en cause ce dernier lorsque ses résultats empiriques divergent des observations empiriques. Ce fut précisément le cas d’Edward Prescott (1986) lorsqu’il donna la proéminence de « la théorie sur la mesure » : selon lui, si les résultats de ses modèles ne collaient guère avec les observations empiriques, la faille se situerait certainement du côté de la mesure des phénomènes empiriques.

Les défenseurs des modèles DSGE soulignent l’importance de la validité interne, mais Hoover estime qu’il est finalement difficile de prétendre que leurs modèles soient microfondés. Par exemple, les théoriciens en microéconomie ont démontré que les conditions sous lesquelles les choix agrégés pouvaient être dérivés des choix individuels s’avéraient si contraignantes qu’elles ne pouvaient guère être observées dans la réalité. Sur ce plan, Hoover déplore une certaine hypocrisie parmi les principaux promoteurs des modèles DSGE : ils passent sous silence plusieurs impasses méthodologiques auxquelles ils ont été confrontés en les concevant et qu’ils n’ont pas résolus [Sergi, 2015]

Enfin, tout comme Koopmans au sortir de la guerre, les plus grands défenseurs des modèles DSGE dénient toute légitimité aux économistes qui ne partagent pas leur approche théorique aprioriste ; dans la version préliminaire de leur défense des modèles DSGE, Christiano et alii (2018) allaient même jusqu’à déclarer que « ceux qui n'aiment pas les modèles DSGE sont des dilettantes ». Ils rejoignent les théoriciens des cycles réels en jugeant que les économistes doivent partir d’un modèle respectant un ensemble de contraintes, en l’occurrence des agents représentatifs, des anticipations rationnelles et une optimisation dynamique dans un cadre d’équilibre général ; c’est ce qui constitue le cœur des modèles DSGE et leurs concepteurs ne le révisent guère lorsqu’ils les modifient pour les améliorer. Jamais ils ne remettent en cause cet ensemble de contraintes. Mais en l’imposant comme condition nécessaire à la modélisation, Christiano et ses coauteurs écartent d’autres approches possibles, par exemple celle des modèles vectoriels autorégressifs (VAR) ou celle des expériences naturelles, qui cherchent davantage à partir des données empiriques. Surtout, ils disqualifient ainsi toute éventuelle critique émanant d’économistes n’utilisant pas leur approche en la présentant de facto comme illégitime. C’est cette attitude qui apparaît aux yeux de Hoover comme particulièrement dangereuse pour la science économique ; cette dernière ne perd guère en scientificité si elle reste ouverte à la critique. Au contraire.

Comme le concluait déjà Vining au terme de ses échanges avec Koopmans, il n’y a peut-être guère de méthodologie qui soit parfaite, si bien que les économistes doivent avoir la possibilité de recourir à différentes méthodologies, différentes classes de modèles et donc non nécessairement les seuls modèles DSGE [Rodrik, 2015 ; Blanchard, 2017]. Et les critiques, qu’elles émanent ou non d’approches alternatives, contribuent à faire avancer une science. Mais de tels progrès ne sont possibles que si les scientifiques acceptent de considérer l’idée qu’ils puissent se tromper.

 

(1) Il est douteux que la concurrence imparfaite et la viscosité des prix suffisent pour permettre à un modèle de reproduire certaines intuitions de la Théorie générale, mais elles permettent de retrouver aux nouveaux keynésiens  de retrouver un résultat qui leur est cher : montrer que la politique monétaire affecte l’activité économique, du moins à court terme. Mais sur ce point, les nouveaux keynésiens s’avèrent peut-être plus proches des monétaristes que des keynésiens. 

(2) Tous les membres de la Commission Cowles n’étaient toutefois pas des néoclassiques. Plusieurs de ses membres, en particulier Lawrence Klein, lauréat du Nobel en 1980, ont particulièrement contribué à l’élaboration de modèles keynésiens et à la diffusion du keynésianisme orthodoxe. Il y a quelque chose de très ironique ici. Aux Etats-Unis, les keynésiens (orthodoxes) ont peut-être dû se résoudre à recourir la mathématisation pour ne pas être suspectés d’idéologie et parvenir à s’imposer après-guerre, mais les travaux auxquels ils participèrent dans cet effort finirent par aboutir à une nouvelle approche, celle de Lucas et des théoriciens du cycle réel, qui les détrônèrent [Assous, 2017]. 

 

Références

ASSOUS, Michaël (2017), La Pensée économique depuis 1945, Armand Colin.

BLANCHARD, Olivier J. (2008), « The state of macro », NBER, working paper, n° 14259.

BLANCHARD, Olivier J. (2017), « On the need for (at least) five classes of macro models », in PIIE, Realtime Economic Issues Watch (blog), 10 avril.

BURNS, Arthur F., & Wesley C. MITCHELL (1946), Measuring Business Cycles, NBER.

CALVO, Guillermo (1983), « Staggered prices in a utility maximizing framework », in Journal of Monetary Economics, vol. 12.

CHRISTIANO, Lawrence J., Martin S. EICHENBAUM & Mathias TRABANDT (2018), « On DSGE models », in Journal of Economic Perspectives, vol. 32, n° 3.

GALÍ, Jordi (2018), « The state of new Keynesian economics: A partial assessment », NBER, working paper, n° 24845.

GOODFRIEND, Marvin, & Robert G. KING (1997), « The new neoclassical synthesis and the role of monetary policy », in NBER Macroeconomics Annual 1997, vol. 12.

HOOVER, Kevin D. (2021), « The struggle for the soul of economics », Center for the History of Political Economy, working paper, n° 2021-04.

KOOPMANS, Tjalling C. (1947), « Measurement without theory », in Review of Economic Statistics, vol. 29, n° 3.

KOOPMANS, Tjalling C. (1949), « Koopmans on the choice of variables to be studied and the methods of measurement: A reply », in Review of Economics and Statistics, vol. 31, n° 2.

KORINEK, Anton (2015), « Thoughts on DSGE macroeconomics: Matching the moment, but missing the point? ».

MIROWSKI, Philip (2002), Machine Dreams. Economics Becomes A Cyborg Science, Cambridge University Press.

PRESCOTT, Edward C. (1986), « Theory ahead of business cycle measurement », in Federal Reserve Bank of Minneapolis Quarterly Review, vol. 10, n° 4.

RODRIK, Dani (2015), Economics Rules: The Rights and Wrongs of the Dismal Science, W. W. Norton & Company. Traduction française, Peut-on faire confiance aux économistes ? Réussites et échecs de la science économique, De Boeck .

SERGI, Francesco (2015), « L’histoire (faussement) naïve des modèles DSGE ».

STIGLITZ, Joseph E. (2017), « Where modern macroeconomics went wrong », NBER, working paper, n° 23795.

SUMMERS, Lawrence H. (1986), « Some skeptical observations on real business cycle theory », in Federal Reserve Bank of Minneapolis Quarterly Review, vol. 10, n° 4.

VINING, Rutledge (1949a), « Koopmans on the choice of variables to be studied and the methods of measurement », in Review of Economics and Statistics, vol. 31, n° 2.

VINING, Rutledge (1949b), « Koopmans on the choice of variables to be studied and the methods of measurement: A rejoinder », in Review of Economics and Statistics, vol. 31, n° 2.

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : D'un champ l'autre
  • : Méta-manuel en working progress
  • Contact

Twitter

Rechercher