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19 février 2021 5 19 /02 /février /2021 14:48
La taille du multiplicateur dépend-elle du différentiel taux d’intérêt-croissance ?

Dans le sillage de la crise financière mondiale de 2008 et, plus récemment, de la pandémie, les dettes publiques ont fortement augmenté dans les pays développés, au point de retrouver des niveaux qui n’avaient guère été observés depuis la Seconde Guerre mondiale. Une telle situation suscite des inquiétudes quant à la soutenabilité de la dette publique. En pleine récession, elle peut ainsi réduire les incitations des gouvernements à adopter des mesures de relance budgétaire, voire les pousser à embrasser l’austérité budgétaire pour tenter d’assainir leurs finances publiques, un comportement qui pourrait se révéler particulièrement contre-productif à court comme à long terme [House et alii, 2019 ; Fatás et Summers, 2016] (1).

Pour juger de la soutenabilité de la dette publique, les économistes se penchent souvent sur l’écart entre le taux d’intérêt sur la dette publique (r) et le taux de croissance du PIB (g). Si, comme ils le supposent traditionnellement, le taux d’intérêt que le gouvernement verse à ses emprunteurs est supérieur au taux de croissance de l’économie, le risque est que la dette publique augmente mécaniquement selon un effet boule de neige et finisse par acculer les Etats au défaut de paiement. Pour stabiliser sa dette et a fortiori pour la réduire, l’Etat doit alors générer un excédent budgétaire primaire d’autant plus élevé que le différentiel entre taux d’intérêt et taux de croissance (rg) est élevé.

GRAPHIQUE  Dette publique et r – g

La taille du multiplicateur dépend-elle du différentiel taux d’intérêt-croissance ?

source : Di Serio et alii (2021)

Or, depuis la crise financière mondiale, les taux d’intérêt sont restés historiquement faibles et les différentiels taux d’intérêt-croissance sont devenus négatifs dans plusieurs pays (cf. graphique). Olivier Blanchard (2019) a noté, dans le cas des Etats-Unis, que le différentiel taux d’intérêt-croissance a souvent été négatif par le passé, en l’occurrence que les taux d’intérêt sûrs ont souvent été inférieurs au taux de croissance de l’économie. Philip Barrett (2018) a montré que les différentiels taux d’intérêt-croissance pouvaient être durablement négatifs à long terme dans les autres pays développés.

De telles analyses offrent un certain optimisme quant à la soutenabilité des dettes publiques : non seulement les gouvernements n’ont pas nécessairement à accroître les impôts pour réduire leur dette publique et ils peuvent se contenter de la reconduire, mais ils pourraient même générer un léger déficit budgétaire tout en voyant le ratio de leur dette publique décliner. Dans un contexte de récession comme celle provoquée par la pandémie, elles amènent les gouvernements à envisager plus sereinement l’adoption d’un plan de relance pour stimuler l’activité économique. Certains, comme Paul Krugman (2020), ont même plaidé en faveur d’une relance budgétaire permanente, c’est-à-dire d’un maintien d’une politique budgétaire accommodante en dehors des récessions.

Dans le sillage de l'analyse de Blanchard, plusieurs travaux se sont davantage focalisés sur le lien entre, d’une part, le différentiel taux d’intérêt-croissance et, d’autre part, la soutenabilité de la dette publique. S’ils ne balayent pas l’optimisme quant à la soutenabilité des dettes publiques, ils le tempèrent fortement. Kenneth Rogoff (2020), inquiet par le niveau exceptionnellement élevé atteint par les dettes publiques, souligne que rien ne garantit que le différentiel reste négatif. En utilisant un large échantillon de pays émergents et développés, Weicheng Lian, Andrea Presbitero et Ursula Wiriadinata (2020) constatent que les pays ayant initialement un niveau élevé de dette publique connaissent des épisodes de différentiels négatifs plus courts, des différentiels en moyenne plus élevés et de plus fortes hausses des taux d’intérêt lors des effondrements de l’activité, surtout lorsque leur dette est libellée en devises étrangères. De leur côté, Paolo Mauro et Jing Zhou (2020), en étudiant un échantillon de 55 pays sur une période s’étendant sur plus de deux siècles, constatent que les différentiels taux d’intérêt-croissance ont été fréquemment négatifs par le passé. Mais ils notent également que les différentiels ne se creusent pas forcément à la veille des défauts souverains : les coûts d’emprunt des gouvernements peuvent soudainement et fortement augmenter immédiatement avant qu’ils ne fassent défaut sur leur dette. Autrement dit, un rg négatif est loin de constituer une condition suffisante pour assurer la soutenabilité de la dette publique.

Les gouvernements pourraient toutefois n’avoir guère intérêt à chercher à tirer profit d’un différentiel taux d’intérêt-croissance négatif en adoptant une relance budgétaire si cette dernière promettait d’être inefficace. Plusieurs études ont déjà souligné que la taille du multiplicateur budgétaire dépendait de la position dans le cycle d’affaires, en l’occurrence qu’il était plus élevé lors des récessions que lors des expansions [Auerbach et Gorodnichenko, 2012 ; Blanchard et Leigh, 2013 ; Riera-Crichton et alii, 2015 ; Jordà et Taylor, 2016], qu’il dépendait de l’orientation de la politique monétaire et notamment qu’il était plus élevé lorsque les taux d’intérêt sont contraints par leur borne inférieure zéro (zero lower bound) [Belinga et Lonkeng Ngouana, 2015] ou encore qu’il pouvait être plus faible lorsque la dette publique est initialement élevée [Ilzetzki et alii, 2013 ; Huidrom et alii, 2020]. Mais aucune étude n’avait jusqu’à présent tenté de déceler une éventuelle influence du différentiel r - g sur la taille du multiplicateur budgétaire.

Dans un nouveau document de travail publié par le FMI, Mario Di Serio, Matteo Fragetta et Giovanni Melina (2021) ont cherché à déterminer dans quelle mesure la taille du multiplicateur dépend du différentiel taux d’intérêt-croissance. Pour cela, ils ont étudié un échantillon de dix pays appartenant à la zone euro depuis sa création, en l’occurrence l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, la Finlande, la France, l’Irlande, l’Italie, les Pays-Bas et le Portugal. 

Di Serio et ses coauteurs constatent que la taille du multiplicateur des dépenses publiques dépend du signe du différentiel. En effet, à moyen terme, les multiplicateurs cumulatifs médians sont compris entre 1,22 et 1,77 lorsque g est négatif et entre 0,51 et 1,26 lorsque r-g est positif. Plus généralement, il apparaît que la taille du multiplicateur est inversement corrélée avec le différentiel taux d’intérêt-croissance. Ils notent que leurs résultats ne dépendent ni de la position dans le cycle d’affaires, ni de l’orientation de la politique monétaire, ni du volume de la dette publique.

Une telle étude n'indique en rien combien de temps les différentiels taux d'intérêt-croissance resteront négatifs, ni dans quelle mesure les trajectoires de dette publique s'avèrent soutenables, mais elle rend encore plus tentante l'idée de profiter des actuels différentiels négatifs pour stimuler l'activité économique dans le contexte de la pandémie et, notamment à travers cette relance, pour procéder aux investissements nécessaires dans la politique climatique.

 

(1) Lors des récessions, il n’y a d’ailleurs peut-être pas de dilemme entre stimulation de la croissance économique et stabilisation de la dette publique : Alan Auerbach et Yuriy Gorodnichenko (2017) ont observé que les plans de relance adoptés lors des récessions n’entraînent pas de hausse durable du ratio dette publique sur PIB.

 

Références

AUERBACH, Alan J., & Yuriy GORODNICHENKO (2012), « Measuring the output responses to fiscal policy », in American Economic Journal – Economic Policy, vol. 4.

AUERBACH, Alan J., & Yuriy GORODNICHENKO (2017), « Fiscal stimulus and fiscal sustainability », document de travail présenté à la conférence de Jackson Hole, août.

BARRETT, Philip (2018), « Interest-growth differentials and debt limits in advanced economies », FMI, working paper, n° 18/82.

BELINGA, Vincent, & Constant LONKENG NGOUANA (2015), « (Not) dancing together: Monetary policy stance and the government spending multiplier », FMI, working paper, n° 15/114.

BLANCHARD, Olivier (2019), « Public debt and low interest rates », in American Economic Review, vol. 109, n° 4.

BLANCHARD, Olivier, & Daniel LEIGH (2013), « Growth forecast errors and fiscal multipliers », FMI, working paper, n° 13/1.

DI SERIO, Mario, Matteo FRAGETTA & Giovanni MELINA (2021), « The impact of r-g on the euro-area government spending multiplier », FMI, working paper, n° 21/39.

FATAS, Antonio, & Lawrence H. SUMMERS (2018), « The permanent effects of fiscal consolidations », in Journal of International Economics, vol. 112.

HOUSE, Christopher L., Christian PROEBSTING & Linda L. TESAR (2019), « Austerity in the aftermath of the Great Recession », in Journal of Monetary Economics.

HUIDROM, Raju, M. Ayhan KOSE, Jamus J. LIM & Franziska L. OHNSORGE (2020), « Why do fiscal multipliers depend on fiscal positions? », in Journal of Monetary Economics, vol. 114.

ILZETZKI, Ethan, Enrique G. MENDOZA & Carlos A. VEGH (2013), « How big (small?) are fiscal multipliers? », in Journal of Monetary Economics, vol. 60, n° 2.

JORDÀ, Òscar, & Alan M. TAYLOR (2016), « The time for austerity: Estimating the average treatment effect of fiscal policy », in The Economic Journal, vol. 126.

KRUGMAN, Paul (2020), « The case for permanent stimulus », 7 mars.

LIAN, Weicheng, Andrea F. PRESBITERO & Ursula WIRIADINATA (2020), « Public debt and r - g at risk », FMI, working paper, n° 20/137.

MAURO, Paolo, & Jing ZHOU (2020), « r-g<0: Can we sleep more soundly? », FMI, working paper, n° 20/52.

RIERA-CRICHTON, Daniel, Carlos A. VEGH & Guillermo VULETIN (2015), « Procyclical and countercyclical fiscal multipliers: Evidence from OECD countries », in Journal of International Money and Finance, vol. 52, n° C.

ROGOFF, Kenneth S. (2020), « Falling real interest rates, rising debt: A free lunch? », in Journal of Policy Modeling vol. 42, n° 4.

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16 février 2021 2 16 /02 /février /2021 16:03
Anatomie de la plus longue reprise de l’emploi américain

Il y a bientôt un an, la contraction de l’activité économique associée à la pandémie a mis un terme à la plus longue expansion de l’économie américaine qui ait enregistrée. Cette expansion s’était amorcée il y a un peu plus d’une décennie suite à la crise financière et à la Grande Récession que celle-ci avait provoquée. Jay Shambaugh et Michael Strain (2021) viennent de dresser le bilan de cette reprise en se focalisant spécifiquement sur le marché du travail.

GRAPHIQUE 1  Evolution de l’emploi au cours du cycle d’affaires aux Etats-Unis (en indices, base 100 le premier mois de la récession)

Anatomie de la plus longue reprise de l’emploi américain

source : Shambaugh et Strain (2021)

L’éclatement d’une bulle immobilière, l’effondrement boursier et les difficultés du secteur bancaire avaient fait basculer fin 2007 l’économie américaine dans la plus grave récession qu’elle ait connue depuis la Seconde Guerre mondiale. Sur une base annuelle, l’économie américaine s’était alors davantage contractée que lors de la Grande Dépression. 8,7 millions d’emplois furent détruits au cours des deux années qui suivirent le début de la récession (cf. graphique 1), le taux de chômage augmenta de 5,3 points de pourcentage, amenant jusqu’à un actif sur dix à se retrouver au chômage, et le taux d’activité baissa fortement (cf. graphique 2).

GRAPHIQUE 2  Taux d’activité des 25-54 ans aux Etats-Unis (en %)

Anatomie de la plus longue reprise de l’emploi américain

source : Shambaugh et Strain (2021)

La Grande Récession prit officiellement fin durant l’été 2009. La reprise qui s’ensuivit fut marquée par une faible croissance de la productivité et une croissance de la production plus lente que ce que beaucoup avaient anticipé. Elle mit plusieurs années à éliminer le chômage conjoncturel tant elle fut lente et que la récession avait été sévère (cf. graphique 3). Shambaugh et Strain rappellent que plusieurs facteurs ont contribué a freiné la reprise. Tout d’abord, le chômage conjoncturel provoqué par la précédente récession, celle de 2001, n’avait peut-être pas été totalement résorbé lorsque l’économie américaine bascula dans la Grande Récession. Ensuite, la récession, synchrone à une crise financière, a été précédée d’une forte hausse de l’endettement des ménages et d’une accumulation d’amples déséquilibres sur les marchés financiers et les marchés immobiliers. Il fallut du temps pour que ces déséquilibres se résorbent et notamment pour que les ménages se désendettent. Enfin, les politiques conjoncturelles n’ont pas été assez expansionnistes. D’un côté, la politique monétaire a rapidement été contrainte par la borne inférieure zéro (zero lower bound). De l’autre, la politique budgétaire a certes été expansionniste lors de la Grande Récession, mais elle est rapidement devenue restrictive une fois la reprise amorcée [Fatás et Mihov, 2013].

GRAPHIQUE 3  Ecart entre le taux de chômage et le taux de chômage naturel (en points de %)

Anatomie de la plus longue reprise de l’emploi américain

source : Shambaugh et Strain (2021), d’après les estimations du CBO

Mais parce qu’elle a été régulière et longue, l’expansion qui suivit la Grande Récession inclut la plus longue période de créations d’emplois qui ait été enregistrée. Celle-ci s’est étalée sur 113 mois consécutifs, allant d’octobre 2010 au mois de mars 2020, lorsque la pandémie de Covid-19 provoqua une nouvelle contraction de l’activité économique. 

Shambaugh et Strain distinguent plusieurs phases au cours de cette reprise et notent que les différentes catégories de travailleurs n’ont pas été affectées de la même façon au cours de chacune d’entre elles. Au début de l’expansion, les taux de chômage restaient très élevés, les taux d’activité continuaient de baisser et la croissance des salaires était très lente. Beaucoup craignaient une « reprise sans emploi » (jobless recovery) et redoutaient que le chômage provoqué par la Grande Récession se soit transformé en chômage structurel, mais la faiblesse de la croissance des salaires et de l’inflation suggérait, comme d’autres éléments, qu’une part substantielle du chômage restait de nature conjoncturelle [Lazear et Spletzer, 2012]. A partir de 2014, les salaires commencèrent à croître plus vite à la médiane (cf. graphique 4). A partir de 2015, le taux d’activité des 25-54 ans commença à son tout à s’accroître. Au cours des cinq dernières années de l’expansion, la croissance des salaires s’est accélérée en bas de la répartition des salaires et est apparue plus rapide qu’en haut de la répartition. Les taux d’emploi des travailleurs les moins diplômés grimpèrent bien au-delà de leur niveau d’avant-crise que ne le firent ceux des travailleurs diplômés du supérieur.

GRAPHIQUE 4  Croissance des salaires horaires réels à divers centiles aux Etats-Unis (en %)

Anatomie de la plus longue reprise de l’emploi américain

source : Shambaugh et Strain (2021)

Finalement, l’emploi et le taux d'activité des 25-54 ans finirent par dépasser leur niveau d’avant-crise et le taux de chômage par se retrouver en-deçà du sien. L’ensemble du cycle d’affaires, comprenant la récession et la subséquente reprise, qui s’amorça en décembre 2007 a constitué l’une des meilleures périodes pour la croissance des salaires réels depuis plusieurs décennies. L’essentiel de cette croissance s’est réalisée pendant les toutes dernières années et c’est au cours de celles-ci qu’elle s’est généralisée à l’ensemble de la distribution des salaires.

Shambaugh et Strain concluent leur analyse en avançant plusieurs raisons qui les amènent à se montrer optimistes pour la reprise de l’économie américaine consécutive à l’actuelle récession. Tout d’abord, la contraction de l’activité économique associée à l’épidémie de Covid-19 a eu lieu en l’absence de déséquilibres préexistants et elle n’a, pour l’heure, pas été associée à une réelle crise financière. De plus, l’économie américaine s’est retrouvée en récession en ayant résorbé le chômage provoqué par la précédente récession, ce qui n’était peut-être pas tout à fait le cas lorsqu’elle avait basculé dans la Grande Récession. 

Enfin, Shambaugh et Strain appellent à ne pas hésiter à utiliser des politiques budgétaire et monétaire agressives lors des récessions. Tout au long de la reprise qui suivit la Grande Récession, beaucoup s’étaient inquiétés à l’idée que des effets d’hystérèse aient rendu permanente une partie de la hausse du chômage provoquée par la crise financière et que la reprise ne soit rapidement contrainte par l’offre, remettant en cause la stabilité des prix ; le fait que le taux de chômage ait finit par descendre en-deçà de son niveau d’avant-crise et que le taux d’activité ait presque rejoint le sien, sans générer une significative inflation, vient suggérer que de tels effets d’hystérèse ne se sont guère manifestés. D’autre part, ce n’est que lorsque le taux de chômage s’est rapproché de son niveau d’avant-crise que la croissance des salaires s’est accélérée et qu’elle s’est transmise au bas de la répartition des salaires. Un marché du travail sous tensions s’est révélé être favorable aux salaires et à l’égalité salariale sans nuire à l’emploi.

 

Références

FATAS, Antonio, & Ilian MIHOV (2013), « Recoveries », document présenté lors de la 57ième conférence « Fulfilling the full employment mandate », Réserve fédérale de Boston, 13 avril.

LAZEAR, Edward P., & James R. SPLETZER (2012), « The United States labor market: Status quo or a new normal? », NBER working paper, n° 18386.

SHAMBAUGH, Jay C., & Michael R. STRAIN (2021), « The recovery from the Great Recession: A long, evolving expansion », IZA, discussion paper, n° 14017.

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13 février 2021 6 13 /02 /février /2021 11:41
Comment la grippe espagnole s’est retrouvée dans l’angle mort de la science économique 

Aujourd’hui, ce sont officiellement dans le monde près de 110 millions de personnes qui ont été contaminées à la Covid-19 et presque 2,5 millions de personnes qui en sont mortes. La pandémie et les mesures de confinement qui ont été adoptées pour en contenir la propagation ont provoqué la plus forte contraction de l’acticité économique depuis la Seconde Guerre mondiale. 2020 a été l’une des rares années au cours desquelles le PIB annuel mondial a baissé : il a chuté de 3,5 % selon les estimations du FMI ; de 4,3 % selon celles de la Banque mondiale. Selon l’OIT, 114 millions d’emplois ont été détruits dans le monde en 2020, relativement à 2019 ; en conséquence, le nombre d’inactifs a augmenté de 81 millions et le nombre de chômeurs de 33 millions. Selon la Banque mondiale, ce sont 110 millions de personnes que la pandémie devrait faire basculer dans la pauvreté.

Lorsque l’épidémie de Covid-19 a pris une dimension pandémique, les économistes se sont rapidement et massivement investis sur celle-ci. Bien sûr, ils ont cherché à en déterminer les répercussions sur l’activité économique, notamment afin de préconiser des mesures de politique économique pour atténuer ces dommages. Mais ils ont en outre fait des recommandations en matière de politique sanitaire, notamment pour réduire les dommages économiques de l’épidémie et de sa gestion par les autorités sanitaires. Pour cela, ils se sont notamment appuyés sur le modèle SIR que Kermack et McKendrick (1927) avaient élaboré en épidémiologie il y a près d’un siècle en y ajoutant leurs propres extensions ou modifications [Cantore et alii, 2020 ; Lewis, 2020].

Si les économistes se sont aventurés sur le terrain des épidémiologistes, c’est avant tout parce que l’épidémie et la politique sanitaire affectent l’activité économique. Mais beaucoup y ont également vu une façon pour les économistes de regagner en crédibilité après l’échec, sur le plan de la théorie et de la prévision, que la crise financière mondiale de 2008 a constitué pour leur profession [Coyle, 2020]. Certains pourraient également y voir une nouvelle manifestation de l’impérialisme dont fait régulièrement preuve la science économique ; mais jusque là les économistes n’avaient mobilisé leurs outils que pour éclairer des objets traditionnellement étudiés dans le champ des autres sciences sociales, non celui des sciences naturelles.

Pour éclairer la situation actuelle, beaucoup, notamment parmi les économistes, se sont tournés vers ce qui s’est présenté comme le plus proche précédent historique, à savoir la grippe espagnole de 1918-1920. Celle-ci s’est propagées en trois vagues : la première semble avoir émergé dans le Midwest américain en mars 1918 avant de se propager en Europe ; la deuxième, la plus meurtrière, a débuté en août ; la troisième, qui fut moins puissante et toucha moins de pays, commença au début de l’année 1919. La mortalité liée à cette pandémie a été bien plus élevée que celle que nous connaissons actuellement : ce pourrait être entre 24,7 et 39,3 millions de personnes qui en moururent à travers le monde [Patterson et Pyle, 1991]. Et le choc économique qu’elle a suscité a été énorme : elle a réduit le PIB réel par tête d’environ 6 % et, si l’on ne prend pas en compte la contraction de l’activité provoquée par l’épidémie de Covid-19, celle associée à la grippe espagnole a entraîné, par ordre décroissant d’intensité, la quatrième plus forte contraction de l’activité que l’économie mondiale ait connue depuis 1870 [Barro et alii, 2020]

Pourtant, la grippe espagnole a beau avoir été marquée par une plus forte mortalité que la pandémie actuelle et provoqué une puissante récession, Mauro Boianovsky et Guido Erreygers (2021) notent que les économistes ne s’y sont guère intéressés jusqu’à ces toutes dernières décennies. Les économistes de l’époque ne s’étaient guère penchés sur ses répercussions sur l’activité économique. Entre 1918 et 1921, aucun des plus grands journaux d’économie ne publia un article sur la grippe espagnole. Par exemple, au cours de cette période, un seul article de l’American Economic Review évoqua la pandémie et encore, en guise de métaphore : son auteur, Carl C. Plehn, comparait l’adoption d’une pratique fiscale par un nombre croissant de pays à la propagation de la grippe espagnole. De même, cette dernière n’a été mentionnée que sporadiquement dans les pages du Journal of Political Economy, de la Review of Economics and Statistics ou de la Revue d’économie politique. Sur cette période, aucun économiste ne publia un livre sur la pandémie ou consacra une partie significative d’un livre à celle-ci. Dans ses Conséquences économiques de la Paix, Keynes (1919) évoque certes les mauvaises conditions sanitaires des pays vaincus pour démontrer leur incapacité à rembourser leurs réparations de guerre, mais il ne mentionne à aucun moment la grippe espagnole.

Dans les décennies qui suivirent la pandémie, Boianovsky et Erreygers notent que celle-ci n’a guère fait l’objet d’un surcroît d’attention de la part des économistes, même dans l’étude du cycle d’affaires. La contraction de l’activité économique provoquée par la grippe espagnole a été de courte durée, si bien qu’elle ne transparait vraiment qu’au prisme des données à haute fréquence et non les seules données annuelles [Beach et alii, 2020 ; Velde, 2020]. Dans la mesure où la pandémie a éclaté dans le sillage de la Première Guerre mondiale, il a de surcroît été difficile de distinguer l’impact économique de la première de celui de la seconde [Barro et alii, 2020]. Wesley C. Mitchell (1927) passe ainsi sous silence cette récession lorsqu’il passe en revue le cycle d’affaires aux Etats-Unis et en Europe. Burns et Mitchell (1946) l’évoquent, mais n’y donnent guère d’importance, en jugeant son amplitude modérée.

Bien sûr, les populations n’avaient à l’époque pas le même rapport avec les pandémies qu’aujourd’hui, notamment parce qu’elles étaient habituées à vivre dans un contexte de forte mortalité ; plus proche de nous, même la grippe hongkongaise de 1968 n’avait guère attiré l’attention des médias. Mais pour Boianovsky et Erreygers, ce n’est pas que les économistes de l’époque ignoraient la pandémie ou ne lui donnaient aucune importance ; ils considéraient plutôt que son étude se situait en-dehors du champ de la science économique.

Finalement, l’investissement des économistes autour de l’épidémie de Covid-19 permet ainsi de prendre la mesure de certains des réels progrès réalisés par leur discipline depuis un siècle, ne serait-ce que dans l’analyse de la conjoncture et dans la réflexion sur les rapports entre économie et santé. Ces progrès devraient se poursuivre : en rappelant que les pandémies ne sont pas des phénomènes improbables et qu’elles peuvent avoir de profondes répercussions économiques, l’épidémie de Covid-19 devrait amener les économistes à davantage collaborer avec les épidémiologistes [Murray, 2020] et peut-être, plus largement, à prendre davantage en compte la santé dans leurs analyses et leurs recommandations en matière de politique économique.

 

Références

BARRO, Robert J., José F. URSUA & Joanna WENG (2020), « The coronavirus and the Great Influenza Epidemic. Lessons from the “Spanish flu” for the coronavirus’s potential effects on mortality and economic activity », CESifo, working paper, n° 8166.

BEACH, Brian, Karen CLAY & Martin H. SAAVEDRA (2021), « The 1918 influenza pandemic and its lessons for Covid-19 », in Journal of Economic Literature, vol. 59.

BOIANOVSKY, Mauro, & Guido ERREYGERS (2021), « How Economists Ignored the Spanish Flu Pandemic in 1918–20 », Center for the History of Political Economy at Duke University, working paper.

BURNS, Arthur F., & Wesley C. MITCHELL (1946), Measuring Business Cycles, NBER.

CANTORE, Cristiano, Federico DI PACE, Riccardo M MASOLO, Silvia MIRANDA-AGRIPPINO & Arthur TURRELL (2020), « Covid-19 briefing: epi-macro 101 », in Bank Undergroung (blog), 7 août.

COYLE, Diane (2020), « From villains to heroes? The economics profession and its response to the pandemics », in CEPR, Covid Economics, Vetted and Real-Time Papers, n° 48.

KEYNES, John Maynard (1919), The Economic Consequences of the Peace, Macmillan and Co.

LEWIS, John (2020), « Covid-19 briefing: extensions to the SIR model », in Banque d’Angleterre, Bank Underground (blog), 30 novembre.

KERMACK, William Ogilvy, & A. G. MCKENDRICK (1927), « A contribution to the mathematical theory of epidemics », Proceedings of the Royal Society of London, Series A, Mathematical, Physical and Engineering Sciences, vol. 115.

MITCHELL, Wesley C. (1927), Business Cycles: The Problem and its Setting, NBER.

MURRAY, Eleanor J. (2020), « Epidemiology’s time of need: COVID-19 calls for epidemic-related economics », in Journal of Economic Perspectives, vol. 34, n° 4.

OGBURN, William F., & Dorothy S. THOMAS (1922), « The influence of the business cycle on certain social conditions », in Journal of the American Statistical Association, vol. 18, n° 139.

PATTERSON, K. David, & Gerald F. PYLE (1991), « The geography and mortality of the 1918 influenza pandemic », in Bulletin of the History of Medicine, vol. 65, n° 1.

VELDE, François (2020), « What happened to the US economy during the 1918 influenza pandemic? A view through high-frequency data », Federal Reserve Bank of Chicago, working paper, n° 2020-11.

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