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13 décembre 2020 7 13 /12 /décembre /2020 15:32
PIB, bien-être et santé

Le PIB joue un rôle important pour mesurer la création de richesses dans un pays et la comparer avec celle des autres pays. La simple conversion des PIB (ou PIB par tête) des différents pays dans la même unité monétaire ne permet toutefois pas de réaliser correctement des comparaisons immédiates, ne serait-ce que parce que le niveau des prix n’est pas le même d’un pays à l’autre. Dans la mesure où les prix sont plus faibles dans la plupart des pays qu’aux Etats-Unis, les PIB mesurés en parités de pouvoir d’achat sont souvent plus importants qu’en termes de taux de change de marché (cf. graphique 1). En l’occurrence, en termes de taux de change de marché, l’économie chinoise est plus petite que l’économie américaine. Mais en parité de pouvoir d’achat, l’économie chinoise contribue davantage à la production mondiale que l’économie américaine.

GRAPHIQUE 1  PIB d’une sélection de pays (en millions de dollars américains)

PIB, bien-être et santé

source : Deaton et Schreyer (2020), d’après les données du PCI

Les estimations des parités de pouvoir d’achat sont actualisées par le Programme de comparaison internationale (PCI) à un rythme pluriannuel. Les nouvelles estimations ont été publiées au mois de mars et concernent l’année 2017 ; les précédentes estimations avaient été publiées en 2014 et concernaient l’année 2011 [Deaton et Aten, 2014]. Angus Deaton et Paul Schreyer (2020) viennent de commenter les nouvelles estimations. Ils notent que la plus grande nouvelle est précisément l’absence de nouvelle : contrairement aux précédentes publications, les estimations de l’année 2017 ne sont guère différentes des prévisions qui pouvaient être faites en extrapolant les estimations de 2011. Cela contraste avec les publications passées du PCI : les estimations pour l’année 2011 étaient éloignées des prévisions effectuées à partir des estimations de l’année 2005, tout comme les estimations pour l’année 2005 ne collaient guère avec les prévisions obtenues en extrapolant les estimations de l’année 1993. 

Cette nouvelle publication du PCI offre l’occasion à Deaton et Schreyer de revenir sur les limites du PIB comme indicateur de bien-être. La première qu’ils évoquent est le décalage entre le PIB des pays et leurs performances en termes de santé. On pourrait s'attendre à ce que la croissance économique d’un pays s’accompagne d’une amélioration de la santé de ses habitants : a priori, non seulement les conditions de vie tendent à s’améliorer, mais en outre davantage de ressources tendent à être consacrées  aux soins. En outre, les dépenses de santé font comptablement partie intégrante du PIB, si bien que leur accroissement augmente mécaniquement celui-ci à court terme. Elles ne sont pas non plus sans contribuer à stimuler la croissance économique à long terme, par exemple en rendant les travailleurs plus efficaces. Si les pays consacrent davantage de richesses à la prévention des épidémies, leur économie serait moins affectée par celle-ci (tout comme les dépenses dans la lutte contre le réchauffement climatique réduisent l’ampleur de celui-ci, donc l’ampleur de ses dommages économiques). La prévention des épidémies et plus largement les dépenses de santé constituent un investissement. Par conséquent, il n’est pas surprenant que nous puissions observer une forte corrélation entre mortalité, morbidité et PIB par tête : par exemple, les habitants des pays pauvres tendent à vivre moins longtemps que les habitants des pays riches. Mais cette relation n’est pas parfaite (cf. graphique 2).

GRAPHIQUE 2  Dépenses de consommation individuelle effective par tête et espérance de vie à la naissance en 2017

PIB, bien-être et santé

source : Deaton et Schreyer (2020), d’après les données du PCI et de la Banque Mondiale

Dans les faits, la croissance économique ne s’accompagne pas mécaniquement d’une amélioration des indicateurs de santé, comme l’illustre le cas très exceptionnel des Etats-Unis : ces derniers dépensent deux fois plus dans la santé que les autres pays, mais ils présentent la plus faible espérance de vie relativement aux autres pays riches. Ou, comme le montre l’actuelle pandémie de coronavirus, des niveaux élevés de PIB par tête ou de dépenses de santé ne suffisent pas pour protéger les pays contre une pandémie et, par conséquent, pour les protéger contre les importantes pertes de revenus que celle-ci va occasionner [Cooray et alii, 2020].

Ce décalage tient notamment aux inégalités dans la répartition des revenus et dans l’accès au système de santé. Ce n’est pas parce qu’un pays s’enrichit que chacun de ses habitants voit son niveau de vie augmenter, tout comme une hausse des dépenses de santé ne bénéfice pas forcément à l’ensemble des habitants. Les Etats-Unis ont beau présenter des niveaux élevés de PIB par tête et de dépenses de santé par habitant, l’espérance de vie de leurs résidents a eu tendance à décliner ces dernières décennies, notamment en raison des « morts de désespoir » (deaths of despair), c’est-à-dire par suicide, overdose de drogue ou maladie liée à la consommation d’alcool, qui frappent à un rythme équivalent à celui « du crash quotidien de trois Boeing 747 MAX remplis à ras bord » les populations blanches peu diplômées exposées au chômage et à la modération salariale. Cette autre « épidémie » qui touchait les Etats-Unis avant même qu'éclate celle du coronavirus est bien l’un des revers de l’accroissement des inégalités de revenu et de richesses observé aux Etats-Unis depuis les années quatre-vingt [Saez et Zucman, 2020].

Outre la santé et la qualité de l’air, il y a d’autres aspects de la qualité de vie que le PIB ne capture pas, comme la sociabilité, l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, la démocratie, la sécurité et le bonheur. Il faut dire qu’il n’a jamais eu la prétention de le faire. Ce n’est pas la qualité de vie que Simon Kuznets et les autres concepteurs du PIB ont cherché à mesurer en concevant celui-ci. D’autres indicateurs sont nécessaires en complément du PIB [Nordhaus et Tobin, 1972 ; Stiglitz et alii, 2009 ; Gadrey et Jany-Catrice, 2016].

Pour autant, Deaton et Schreyer soulignent qu’un PIB, même exprimé en dollars PPA, peut être trompeur lorsqu’il s’agit de mesurer le bien-être matériel. La consommation par tête est certes fortement corrélée au PIB par tête, mais elle convient davantage pour mesurer ce bien-être. Par exemple, les Etats-Unis et la Chine ont certes à peu près le même PIB, ces deux économies ne consacrent pas la même part de leur PIB à la consommation. Plus largement, plusieurs pays présentent un PIB par habitant bien plus élevé que leur consommation par tête, généralement soit parce qu’ils reçoivent un flux important d’investissements directs à l’étranger (comme dans le cas de l’Irlande et des îles Caïmans), soit parce qu’ils tirent d’importantes rentes de l’exportation de leurs ressources naturelles (comme dans le cas du Qatar, des Emirats Arabes Unis et de la Norvège) (cf. graphique 3). Dans l’un et l’autre cas, la consommation représente une faible part du PIB souvent parce que les profits représentent une plus grosse part du revenu national que les salaires. Les profits vont certes accroître les revenus de certains résidents, mais le PIB par tête va alors évoluer indépendamment du bien-être matériel de la majorité de la population.

GRAPHIQUE 3  Les 12 pays présentant le plus haut PIB par tête (en dollars PPA de 2017)

PIB, bien-être et santé

source : Deaton et Schreyer (2020), d’après les données du PCI

L’exemple irlandais montre clairement l’effet des transferts de profits. Durant la seule année 2015, l’Irlande a ainsi vu son PIB s’accroître de 26 % en termes réels, mais quasi totalement en raison des transferts de profits réalisés par des multinationales attirées par la faible fiscalité locale : les Irlandais n’ont vu leur revenu disponible par tête croître « que » de 4,6 %. Le Luxembourg présente également un RNB bien inférieur à son PIB en raison des flux de travailleurs transfrontaliers : 40 % des travailleurs employés sur son territoire vivent en France, en Allemagne ou en Belgique, si bien qu’ils dépensent à l’étranger leur salaire. Dans le cas de l’Irlande comme du Luxembourg, le PIB se révèle trompeur, précisément parce qu’il mesure la quantité de richesses produites dans un pays, or ces richesses ne sont pas forcément détenues par les résidents. Le RNB par tête s’avère ainsi bien plus pertinent que le PIB par tête pour mesurer le revenu gagné par les résidents.

En fait, il existe différentes façons de mesurer l’activité économique et partant la croissance économique. En d’autres termes, dire que celles-ci sont correctement mesurées par un indicateur donné reviendrait à « dire qu’un poney Shetland est un véritable cheval, qu’un loup gris est un véritable chien ou que le nombre de pics à bec d’ivoire dans une forêt mesure correctement la faune de celle-ci ». C’est notamment pour cette raison que Deaton et Schreyer sont peu convaincus par les différents travaux qui ont récemment cherché à mesurer le niveau d’activité économique des pays en utilisant l’intensité de la lumière électrique telle qu’elle est capturée par les satellites afin de surmonter les éventuelles insuffisances des système de comptabilité nationale [Hendersen et alii, 2012] ou pour déterminer si le PIB est mieux mesuré en parité de pouvoir d’achat ou aux taux de change de marché [Pinkovskiy et Sala-i-Martin, 2020].

GRAPHIQUE 4  Répartition du revenu entre pays (pondérée en fonction de la taille de la population)

PIB, bien-être et santé

source : Deaton et Schreyer (2020), d’après les données du PCI

Enfin, Deaton et Schreyer se penchent sur la question de la répartition des revenus. Le PCI ne donne pas d’informations sur la répartition du revenu au sein de chaque pays, mais il se révèle important pour mesurer la répartition mondiale du revenu. D’une part, ses données sont utilisées par la Banque mondiale pour mesurer la pauvreté extrême. D’autre part, il permet de mesurer les inégalités de consommation moyenne entre les pays. En l’occurrence, les inégalités mondiales apparaissent bien plus amples si elles sont calculées à partir des taux de change de marché qu’en parité de pouvoir d’achat. Le coefficient de Gini s’élève dans le premier cas à 0,49 et à 0,29 dans le second. En effet, dans la mesure où les prix à la consommation sont bien plus faibles dans les pays pauvres, les inégalités mondiales sont fortement exagérées lorsqu’elles sont mesurées aux taux de change de marché. Les nouvelles estimations du CPI confirment ainsi que les inégalités mondiales ont continué de refluer à la veille de la pandémie.

 

Références

CASE, Anne, & Angus DEATON (2015), « Rising morbidity and mortality in midlife among white non-hispanic Americans in the 21st century », in Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 112, n° 49.

CASE, Anne, & Angus DEATON (2020), Deaths of Despair and the Future of Capitalism, Princeton University Press.

COORAY, Arusha, Krishna Chaitanya VADLAMANNATI & Indra de SOYSA (2020), « Do bigger health budgets cushion pandemics? An empirical test of COVID-19 deaths across the world », WIDER, working paper, n° 2020/165.

DEATON, Angus, & Bettina ATEN (2014), « Trying to understand the PPPs in ICP2011: Why are the results so different? », NBER, working paper, n° 20244.

DEATON, Angus, & Paul SCHREYER (2020), « GDP, wellbeing, and health: Thoughts on the 2017 round of the International Comparison Program », NBER, working paper, n° 28177.

GADREY, Jean, & Florence JANY-CATRICE (2016), Les Nouveaux Indicateurs de richesse, La Découverte, quatrième édition.

HENDERSON, J. Vernon, Adam STOREYGARD & David N. WEIL (2012), « Measuring economic growth from outer space », in American Economic Review, vol. 102, n° 2.

NORDHAUS, William D., & James TOBIN (1972), « Is growth obsolete? », in Economic Research and Prospect, vol. 5: Economic Growth, NBER.

PINKOVSKIY, Maxim, & Xavier SALA-I-MARTIN (2020), « Shining a light on purchasing power parities », in American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 12, n° 4.

SAEZ, Emmanuel, & Gabriel ZUCMAN (2020), « The rise of income and wealth inequality in America: Evidence from distributional macroeconomic accounts », NBER, working paper, n° 27922.

STIGLITZ, Joseph, Amartya SEN, Jean-Paul FITOUSSI (2009), Report by the Commission on the Measurement of Economic Performance and Social Progress.

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6 décembre 2020 7 06 /12 /décembre /2020 13:28
crédit : AFP

crédit : AFP

Selon le théorème Modigliani-Miller (1958), la valeur d’une entreprise ne dépend pas de sa structure de financement, mais ce bien sûr à condition qu’un certain nombre d’hypothèses soient respectées. S’écartant de ce cadre théorique idyllique, certains ont suggéré qu'un recours excessif à l'endettement était susceptible de conduire à un sous-investissement. Stewart Myers (1977), par exemple, a montré que le risque de défaut réduit les incitations à investir des entreprises endettées. Ces dernières peuvent ne pas mettre en œuvre des projets ayant pourtant une valeur actuelle nette positive, dans la mesure où les actionnaires risquent de ne pas en bénéficier en cas de défaut. L’excès de dette (debt overhang) peut ainsi amener les firmes à réduire les dépenses qui n’ont pas de rendement immédiat, comme l’embauche, la formation du personnel et la recherche-développement. Au niveau agrégé, il pèserait ainsi sur l’emploi, l’investissement et, plus largement, la croissance économique, non seulement à court terme, mais aussi à long terme.

Or, l’endettement des entreprises s’est fortement accru dans le monde ces dernières décennies, en particulier dans les pays émergents. Dans les pays développés, le volume de crédit aux entreprises a par le passé représenté entre 50 % et 100 % du PIB (cf. graphique 1). Le ratio a eu tendance à augmenter de la fin du dix-neuvième siècle à la Première Guerre mondiale, puis à connaître une période de forte volatilité, avant de fortement chuter lors de la Seconde Guerre mondiale ; depuis, le ratio a doublé, le volume de crédit passant de 50 % à 100 % du PIB, et il atteint désormais son plus haut niveau en 150 ans dans plusieurs pays [Jordà et alii, 2020].

GRAPHIQUE 1  Ratio crédit aux entreprises non financières sur PIB dans les pays développés

Dette des entreprises : faut-il craindre des zombies ?

source : Jordà et alii (2020)

C’est en raison de ce niveau d’endettement que la situation des entreprises cristallise tant les inquiétudes aujourd’hui. La chute des flux de recettes provoquée par la pandémie et les mesures de confinement accroît les chances qu’une entreprise fasse faillite, et ce d’autant plus que celle-ci est endettée. Les firmes endettées peuvent en l’occurrence être tentées de réduire leurs dépenses pour continuer de rembourser leurs créanciers, mais ce faisant elles réduisent davantage les débouchés des autres entreprises et alimentent leurs difficultés financières, selon un processus proche de la déflation par la dette à la Fisher. Beaucoup craignent que de nombreux pays développés connaissent une nouvelle décennie perdue, après celle provoquée par la crise financière mondiale.

Mais la situation actuelle n’est précisément pas la même qu’en 2008. Il y a une décennie, les banques étaient sous-capitalisées et ce sont les ménages qui rencontraient des problèmes de surendettement, si bien que ce sont eux, et non les entreprises, qui cherchèrent alors à assainir leurs bilans. C’est ce processus de désendettement qui a provoqué la Grande Récession et freiné la subséquente reprise. Les difficultés financières peuvent être plus facilement résolues dans le cas des entreprises. D’une part, si la valeur d’exploitation d’une entreprise est supérieure à la valeur de marché de ses actifs, les propriétaires et les créanciers tirent profit d’une restructuration efficace de la dette, si bien qu’ils ont une forte incitation à procéder à celle-ci.  D’autre part, si la valeur d’exploitation d’une entreprise chute en-deçà de la valeur de marché de ses actifs, l’entreprise peut être liquidée, l’excès de dette effacé et les actifs réalloués vers d’autres usages productifs, a priori plus efficaces.

Pour autant, en pratique, la résolution des difficultés financières des entreprises ne se fait pas sans heurts. Même si la valeur d’exploitation d’une entreprise reste supérieure à la valeur de marché de ses actifs, les asymétries d’information entre les différentes parties prenantes et les difficultés de coordination peuvent compliquer, voire empêcher, une renégociation de la dette. Si la valeur d’exploitation d’une entreprise baisse en-deçà de la valeur de marché de ses actifs, l’entreprise n’est pas forcément liquidée ou sa liquidation ne sera pas forcément efficace. Une faible protection des créanciers ou un coût élevé des procédures judiciaires peuvent en effet décourager et retarder la liquidation. En outre, les prêteurs peuvent chercher à éviter d’essuyer des pertes et de déprécier leur bilan en reconduisant leurs prêts aux entreprises insolvables. Selon Ricardo Caballero, Takeo Hoshi et Anil Kashyap (2008), cette inclinaison des banques à reconduire leurs prêts non performants aux entreprises aurait tout particulièrement contribué à la stagnation que connaît l’économie japonaise depuis l’éclatement de ses bulles spéculatives à l’aube des années quatre-vingt-dix. Beaucoup estiment que les politiques ultra-accommodantes que les banques centrales ont adopté depuis la crise financière mondiale ont maintenu à flot de nombreuses entreprises insolvables ou, tout du moins, inefficaces ; le processus de réallocation des facteurs vers les entreprises les plus efficaces et innovantes étant enrayé, la reprise de l’activité s’en serait trouvée freinée et le potentiel de croissance à long terme dégradé.

Des analyses, comme celle d’Atif Mian, Amir Sufi et Emil Verner (2017), ont bien montré que l’activité économique restait durablement déprimée dans le sillage des booms du crédit aux ménages, mais la question reste plus ouverte dans le cas des booms du crédit aux entreprises. Pour l’éclairer, Òscar Jordà, Martin Kornejew, Moritz Schularick et Alan Taylor (2020) viennent d’étudier les effets l’endettement des entreprises en se basant sur les données relatives à 17 pays développés depuis le dix-neuvième siècle.

GRAPHIQUE 2  Variation du PIB par tête réel après le pic d'activité, selon que la récession soit précédée ou non par un boom du crédit aux entreprises ou aux ménages (en %)

Dette des entreprises : faut-il craindre des zombies ?

source : Jordà et alii (2020)

Au niveau agrégé, Jordà et ses coauteurs constatent que les booms d’endettement des entreprises ne sont suivis ni par de plus amples baisses de l’investissement ou de la production, ni par des reprises plus longues qu’habituellement, contrairement aux booms du crédit aux ménages (cf. graphique 2). Le niveau et la croissance du crédit aux entreprises ne permettent de prédire ni l’ampleur de la récession, ni le rythme de la reprise. Les quatre chercheurs se sont ensuite demandé si les booms du crédit aux entreprises tendent à fragiliser l’économie et à davantage l’exposer à des chocs rares, mais très coûteux. Leur analyse ne suggère pas non plus que les booms du crédit aux entreprises augmentent ce risque extrême.

Jordà et ses coauteurs en concluent que nous vivons pour l’essentiel dans un « monde à la Modigliani-Miller », du moins en ce qui concerne la dette des entreprises dans les pays développés : l’excès de dette des entreprises n’a généralement guère de significatifs coûts économiques. Mais ces derniers se manifestent bien lorsqu’il est difficile de restructurer et liquider la dette. Dans une telle situation, les entreprises zombies ont davantage de chances d’apparaître, dans la mesure où des coûts élevés de liquidation incite les banques à continuer de prêter plutôt que de procéder à une liquidation.

 

Références 

CABALLERO, Ricardo J., Takeo HOSHI & Anil K. KASHYAP (2008), « Zombie lending and depressed restructuring in Japan », in American Economic Review, vol. 98, n° 5.

JORDÀ, Òscar, Martin KORNEJEW, Moritz SCHULARICK & Alan M. TAYLOR (2020), « Zombies at large? Corporate debt overhang and the macroeconomy », Federal Reserve Bank of New York, staff report, n° 951.

MIAN, Atif, Amir SUFI, & Emil VERNER (2017), « Household debt and business cycles worldwide », in Quarterly Journal of Economics, vol. 132, n° 4.

MODIGLIANI, Franco, & Merton H. MILLER (1958), « The cost of capital, corporation finance and the theory of investment », in American Economic Review, vol. 48, n° 3.

MYERS, Stewart C. (1977), « Determinants of corporate borrowing », in Journal of Financial Economics, vol. 5, n° 2.

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13 octobre 2020 2 13 /10 /octobre /2020 14:22
George Robinson, Tea Clipper Cutty Sark

George Robinson, Tea Clipper Cutty Sark

Plus deux pays sont géographiquement éloignés l’un de l’autre, moins ils tendent à commercer entre eux. En l’occurrence, les échanges seraient divisés par deux lorsque la distance double. Cette relation est suffisamment robuste pour que le commerce bilatéral entre deux pays puisse être assez finement prédit en prenant seulement en compte la distance qui les sépare et leur poids économique. C’est l’« équation de la gravité » développée par Jan Tinbergen (1962), qualifiée ainsi dans la mesure où la distance joue un rôle semblable à celui joué par les forces de gravité dans la physique newtonienne. Selon cette équation, le volume d’échanges bilatéraux (X) que réalisent deux pays A et B est, d’une part, proportionnel à leur produit intérieur brut (PIB) et, d’autre part, inversement proportionnel à la distance (d) qui les sépare, selon la relation suivante :

Y a-t-il une constante universelle en commerce international ?

La robustesse de l’équation de la gravité a été régulièrement vérifiée au fil des études empiriques, au point d’apparaître comme un véritable fait stylisé en économie internationale [Head et Mayer, 2014]. Les analyses ayant cherché à évaluer α, β et γ, l’exposant de la distance, ont conclu qu’elles étaient relativement stables et proches de l’unité. Les économistes se sont d’ailleurs surtout concentrés à chercher à expliquer cette relation, sans parvenir à un consensus [Chaney, 2018]. Bien sûr, les diverses barrières à l’échange, en premier lieu les coûts et délais de transport, jouent un rôle déterminant : si les pays lointains échangent peu entre eux, c’est avant tout parce qu’il leur est coûteux de le faire. Mais avec la réduction des barrières à l’échange, liée notamment à la baisse des droits de douane et les avancées technologiques, la relation s’est maintenue : la « tyrannie de la distance » n’est pas morte.

Prenant davantage de recul historique que les analyses existantes, David Jacks, Kevin O’Rourke et Alan Taylor (2020) viennent de se demander comment s’est comportée la « force de gravité » du commerce à très long terme. Pour cela, ils ont élaboré une nouvelle base de données relatives aux exportations britanniques sur la période allant de 1700 à 1899. Ils ont alors observé le rôle de deux déterminants du commerce bilatéral britannique : d’une part, les effets dépressifs de la distance sur les échanges et, d’autre part, les effets stimulateurs de l’Empire britannique sur les échanges.

La période étudiée a été marquée par de nombreux bouleversements de grande ampleur, tout d’abord sur les plans politique et géopolitique. L’Angleterre et le Pays de Galles se sont réunis en 1707 avec l’Ecosse pour former la Grande-Bretagne. En 1801, la Grande-Bretagne et l’Irlande se sont réunies pour former le Royaume-Uni. Malgré l’indépendance des Etats-Unis, l’Empire britannique a poursuivi son expansion au dix-neuvième siècle, en particulier en Afrique et en Asie. Durant cette période, le Royaume-Uni a été le premier pays à connaître la Révolution industrielle et à amorcer véritablement le décollage de sa croissance économique. Il a joué un rôle déterminant dans la vague de mondialisation du dix-neuvième siècle, en contribuant notamment au développement des réseaux ferroviaires et du transport maritime. L’économie britannique importait alors des aliments et des matières premières du reste du monde et exportait des capitaux, des biens manufacturés et des services. 

A travers leur analyse empirique, Jacks et ses coauteurs constatent que la gravité exerçait déjà ses effets en 1700, soit un siècle plus tôt que ne l’estimaient jusqu’à présent les études existantes. Mais ils constatent aussi que l’effet de la distance a par la suite eu tendance à décliner et qu’il avait presque disparu autour de 1800, restant négligeable tout au long du dix-neuvième siècle. Les flux mondiaux du commerce n’ont jamais autant échappé à la tyrannie de la distance que ne l’ont fait les exportations britanniques, mais elles ont toutefois eu tendance à connaître les mêmes évolutions à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième siècle. Parallèlement, l’effet associé à l’Empire a atteint son pic lors de la période mercantiliste à la fin du dix-huitième siècle, pour ensuite significativement décliner en valeur. Ce ne fut seulement qu’après 1950 que la distance a retrouvé tous les effets qu’elle exerce aujourd’hui. Par conséquent, la relation entre la distance et les exportations britanniques en 1700 s’apparentait davantage à celle observée aujourd’hui qu’en 1800 ou en 1900.

Les trois économistes jugent tentant d’expliquer la disparition de la tyrannie de la distance sur les exportations britanniques au dix-neuvième siècle en la rattachant à l’impérialisme britannique, mais ils écartent cette hypothèse dans al mesure où elle ne colle pas avec le fait que le rôle de la distance se soit aussi fortement affaibli pour les pays en-dehors de l’Empire britannique. Il est possible d’imaginer qu’une forme informelle d’impérialisme ait contribué à stimuler les exportations britanniques à destination de pays éloignés comme l’Argentine, même s’ils étaient formellement en-dehors de l’Empire, mais Jacks et ses coauteurs jugent difficile de tester une telle hypothèse. Le protectionnisme adopté par les pays européens peine également à expliquer les constats de Jacks et alii dans la mesure où ils restent vérifiés lorsque les pays européens sont exclus de l’échantillon de données. Les trois auteurs doutent également qu’un éventuel changement dans la composition des biens échangés ait joué un rôle significatif.

Jacks et ses coauteurs laissent ainsi inexpliquée l’énigme qu’ils ont mise à jour. Par contre, ils concluent que les estimations des paramètres de l’équation de gravité ne sont pas nécessairement constantes à long terme : les forces de la gravité s’exerçaient déjà il y a fort longtemps, mais elles sont loin d’être invariables. Ce résultat ne leur apparaît en définitive pas surprenant au vu des énormes bouleversements commerciaux, technologiques et géopolitiques qui ont marqué ces derniers siècles.

 

Références

CHANEY, Thomas (2018), « The gravity equation in international trade: An explanation », in Journal of Political Economy, vol. 126, n° 1.

HEAD, Keith, & Thierry MAYER (2014), « Gravity equations: Workhorse, toolkit, and cookbook », in Handbook of International Economics, vol. 4, chapitre 3.

JACKS, David S., Kevin Hjortshøj O’ROURKE & Alan M. TAYLOR (2020), « The gravitational constant? », Oxford, economic and social history working papers, n° 184.

TINBERGEN, Jan (1962), « An analysis of world trade flows », Shaping the World Economy.

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