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21 décembre 2020 1 21 /12 /décembre /2020 15:33
Nicholas Orchard/Hans Lucas via AFP

Nicholas Orchard/Hans Lucas via AFP

L’une des mesures prises par les autorités à travers le monde pour freiner la propagation de l’épidémie de Covid-19 et éviter une saturation totale des systèmes hospitaliers a été de fermer les établissements scolaires. En avril, 192 pays avaient fermé toutes leurs écoles, ce qui avait forcé 1,5 milliard d’élèves à travers le monde à rester chez eux. Au début de ce mois de décembre, un écolier sur cinq dans le monde était touché par la fermeture de sa classe, d’après les Nations Unies.

Ces fermetures d'écoles sont encore trop récentes pour que les chercheurs aient pu pleinement évaluer leurs effets. La littérature existante a toutefois bien montré que les fermetures d’écoles et l’absentéisme scolaire dégradent les performances scolaires des élèves [Marcotte, 2007 ; Marcotte et Hemelt, 2008 ; Goodman, 2014 ; Aucejo et Romano, 2016 ; Gershenson et alii, 2017 ; Jaume et Willén, 2019]. Elles suggèrent également que ceux-ci ont un impact significatif sur la trajectoire professionnelle ultérieure. D’après la littérature développée autour de l’« équation de Mincer » (1974), chaque année d’études supplémentaires accroîtrait les revenus futurs d’environ 9 %. Ainsi, certaines estimations suggèrent que si un étudiant perd environ un tiers d’une année scolaire, il connaîtra une perte de revenu d’environ 3 % en moyenne sur l’ensemble de sa vie active [Hanushek et Woessmann, 2020]. L’expérience naturelle qu’a constituée la Seconde Guerre mondiale montre que l’absence de scolarisation continue d’exercer ses effets plusieurs décennies après [Ichino et Winter-Ebmer, 2004]. Les coûts ne seront pas qu’individuels : si le potentiel de croissance des économies tient étroitement au stock de capital humain de leurs résidents [Égert et alii, 2020], celui-ci ne manquera pas de s’en trouver dégradé. Et bien sûr, les coûts ne sont pas qu’économiques : les élèves subissent une perte de bien-être immédiate, perdent en sociabilité, souffrent davantage d’isolement, de dommages psychologiques, etc.

Les rares études dont nous disposons pour l’heure quant à l’impact des fermetures d’écoles confirment que celles-ci ont bien dégradé les performances scolaires des élèves [Chetty et alii, 2020], précisément parce qu’elles ont privé les élèves d’une grande partie de leurs interactions, notamment physiques, avec leurs professeurs [Chetty et alii, 2014]. La fermeture des écoles lors du printemps amputerait déjà les rémunérations qui seront perçues sur l’ensemble de la carrière de l’équivalent de 2.833 dollars dans les pays à faible revenu, de 6.777 dollars dans les pays à revenu intermédiaire et de 21.158 dollars dans les pays à haut revenu [Psacharopoulos et alii, 2020]. Elle peut se révéler particulièrement désastreuse à long terme pour les populations des pays pauvres, notamment face aux autres épidémies : la scolarisation y joue un rôle crucial pour diffuser les bonnes pratiques en matière de santé.

Au sein de chaque pays, la dégradation des performances scolaires n’a pas été uniforme d’un milieu social à l’autre. Les études disponibles montrent que les élèves des familles les plus modestes en sont davantage pénalisés que ceux issus de familles plus aisées ; c’est le cas de l’étude d'Alison Andrew et alii (2020), d’Elisabeth Grewenig et alii (2020), d’Andrew Bacher-Hicks et alii (2020) ou encore de Joana Maldonado et Kristof De Witte (2020) portant respectivement sur les élèves anglais, allemands, américains et belges. Ce sont les élèves de milieux modestes qui ont le plus réduit le temps quotidien consacré aux activités éducatives. Non seulement ils tendent à avoir moins de ressources matérielles que les élèves de milieux plus aisés pour suivre les cours en ligne, mais ils souffrent également du moindre engagement et du moindre niveau scolaire de leurs parents pour les motiver et pour les aider. Autrement dit, les inégalités dans l’accès au numérique sont très loin d’expliquer les écarts dans le suivi des cours à distance. Par conséquent, non seulement les élèves de milieux modestes pourraient voir leurs difficultés s’accentuer dans la suite de leur scolarité, mais en conséquence les inégalités dans l’accès à l’emploi et en termes de salaires pourraient ultérieurement se creuser davantage. L’impact sur la scolarisation pourrait finalement être l’un des canaux via lesquels les pandémies tendent à creuser les inégalités de revenu à long terme [Furceri et alii, 2020].

Depuis le début de l’épidémie de Covid-19 beaucoup, notamment parmi les économistes, ont cherché à dresser des parallèles entre celle-ci et la grippe espagnole en 1918-1919. Il y a un siècle, de nombreux établissements scolaires avaient été fermés pour contenir la propagation de la pandémie. Philipp Ager, Katherine Eriksson, Ezra Karger, Peter Nencka et Melissa Thomasson (2020) ont alors cherché à déterminer les répercussions des fermetures d’écoles aux Etats-Unis en 1918-1919 en se penchant sur celles de 168 des plus grosses villes américaines de l’époque.

Ager et ses coauteurs n’ont tout d’abord décelé aucun effet significatif de la fermeture des écoles en 1918-1919 sur la fréquentation des établissements scolaires en 1919-1920. Ils n’ont pas non plus observé d’hétérogénéité dans leurs résultats selon la profession des parents ou le sexe et l’origine ethnique des élèves. Ensuite, ils ont étudié les données du recensement de 1940 pour déterminer quel impact à long terme ces fermetures d’écoles ont pu avoir sur la trajectoire des élèves qui les fréquentaient. Ils n’ont pas décelé d’impact sur le niveau de diplôme, le salaire, le revenu non salarial et le nombre d’heures travaillées en 1940. A nouveau, ils n’ont pas non plus observé d’hétérogénéité dans leurs résultats selon les caractéristiques sociodémographiques des élèves. Par conséquent, la pandémie a pu affecter la performance scolaire immédiate des étudiants en 1918-1919, mais les fermetures d’écoles ne semblent pas avoir eu d’effets significatifs à long terme sur les diverses variables étudiées.

Les constats tirées de cette étude ne peuvent pleinement nous rassurer, tant, comme Ager et ses coauteurs ne manquent pas de le noter, il y a de grandes différences entre ces deux épisodes pandémiques. En effet, les écoles ont été fermées bien moins longtemps en 1918-1919 qu'elles ne l'ont été au cours de cette année. Dans les villes américaines qu’Ager et alii observent, les écoles ont été fermées pendant 36 jours en moyenne et plusieurs villes décidèrent de rattraper en allongeant l’année scolaire. En outre, l’épidémie de grippe espagnole s’est révélée bien plus mortelle pour les plus jeunes, ce qui a favorisé les comportements de distanciation physique de leur part et notamment l’absentéisme scolaire : beaucoup d’élèves sont restés chez eux, indépendamment des décisions prises par les autorités quant à l’ouverture de leur établissement scolaire. Enfin, le fait qu’il n’y avait pas de possibilités de faire des cours à distance il y a un siècle a réduit la propension des fermetures d’écoles lors de l’épidémie de grippe espagnole à creuser les inégalités sociales, tout d’abord en termes de réussite scolaire.

 

Références

AGER, Philipp, Katherine ERIKSSON, Ezra KARGER, Peter NENCKA & Melissa A. Thomasson (2020), « School closures during the 1918 flu pandemic », NBER, working paper, n° 28246.

Agostinelli, Francesco, Matthias Doepke, Giuseppe Sorrenti & Fabrizio Zilibotti (2020), « When the Great Equalizer shuts down: Schools, peers, and parents in pandemic times », IZA, discussion paper, n° 13965.

Andrew, Alison, Sarah Cattan, Monica Costa Dias, Christine Farquharson, Lucy Kraftman, Sonya Krutikova, Angus Phimister & Almudena Sevilla (2020), « Inequalities in children’s experiences of home learning during the COVID-19 lockdown in England », in Fiscal Studies, vol. 41, n° 3.

AUCEJO, Esteban M., & Tereso Foy ROMANO (2016), « Assessing the effect of school days and absences on test score performance », in Economics of Education Review, vol. 55.

BACHER-HICKS, Andrew, Joshua GOODMAN & Christine MULHERN (2020), « Inequality in household adaptation to schooling shocks: Covid-induced online learning engagement in real time », NBER, working paper, n° 27555.

CHETTY, Raj, John N. FRIEDMAN, Nathaniel HENDREN & Michael STEPNER (2020), « How did Covid-19 and stabilization policies affect spending and employment? A new real-time economic tracker based on private sector data ».

CHETTY, Raj, John N. FRIEDMAN & Jonah E. ROCKOFF (2014), « Measuring the impacts of teachers II: Teacher value-added and student outcomes in adulthood », in American Economic Review, vol. 104, n° 9.

ÉGERT, Balázs, Jarmila BOTEV & David TURNER (2020), « The contribution of human capital and its policies to per capita income in Europe and the OECD », CESifo, working paper, n° 8776.

FURCERI, Davide, Prakash LOUNGANI, Jonathan D. OSTRY & Pietro PIZZUTO (2020), « Will Covid-19 affect inequality? Evidence from past pandemics », in CEPR, COVID Economics: Vetted and real-time papers, n° 12.

GERSHENSON, Seth, Alison JACKNOWITZ & Andrew BRANNEGAN (2017), « Are student absences worth the worry in U.S. primary schools?  », in Education Finance and Policy, vol. 12, n° 2.

GOODMAN, Joshua (2014), « Flaking out: Student absences and snow days as disruptions of instructional time », NBER, working paper, n° 20221.

GREWENIG, Elisabeth, Philipp LERGETPORER, Katharina WERNER, Ludger WOESSMANN & Larissa ZIEROW (2020), « COVID-19 and educational inequality: How school closures affect low- and high-achieving students », CESifo, working paper, n° 8648.

HANUSHEK, Eric A., & Ludger WOESSMANN (2020), The Economic Impacts of Learning Losses, OCDE.

ICHINO, Andrea, & Rudolf WINTER-EBMER (2004), « The long-run educational cost of World War II », in Journal of Labor Economics, vol. 22, n° 1.

JAUME, David, & Alexander WILLÉN (2019), « The long-run effects of teacher strikes: Evidence from Argentina », in Journal of Labor Economics, vol. 37, n° 4.

Maldonado, Joana Elisa, & Kristof De Witte (2020), « The effect of school closures on standardized student test outcomes », KU Leuven, discussion paper, n° 20.17.

MARCOTTE, Dave (2007), « Schooling and test scores: A mother-natural experiment », in Economics of Education Review, vol. 26, n °5.

MARCOTTE, Dave E., & Steven W. HEMELT (2008), « Unscheduled school closings and student performance », in Education Finance and Policy, vol. 3, n° 3.

MINCER, Jacob (1974), Schooling, Experience, and Earnings, NBER.

PSACHAROPOULOS, George, Victoria COLLIS, Harry Anthony PATRINOS & Emiliana VEGAS (2020), « Lost wages: The COVID-19 cost of school closures », IZA, discussion paper, 13641. 

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13 décembre 2020 7 13 /12 /décembre /2020 15:32
PIB, bien-être et santé

Le PIB joue un rôle important pour mesurer la création de richesses dans un pays et la comparer avec celle des autres pays. La simple conversion des PIB (ou PIB par tête) des différents pays dans la même unité monétaire ne permet toutefois pas de réaliser correctement des comparaisons immédiates, ne serait-ce que parce que le niveau des prix n’est pas le même d’un pays à l’autre. Dans la mesure où les prix sont plus faibles dans la plupart des pays qu’aux Etats-Unis, les PIB mesurés en parités de pouvoir d’achat sont souvent plus importants qu’en termes de taux de change de marché (cf. graphique 1). En l’occurrence, en termes de taux de change de marché, l’économie chinoise est plus petite que l’économie américaine. Mais en parité de pouvoir d’achat, l’économie chinoise contribue davantage à la production mondiale que l’économie américaine.

GRAPHIQUE 1  PIB d’une sélection de pays (en millions de dollars américains)

PIB, bien-être et santé

source : Deaton et Schreyer (2020), d’après les données du PCI

Les estimations des parités de pouvoir d’achat sont actualisées par le Programme de comparaison internationale (PCI) à un rythme pluriannuel. Les nouvelles estimations ont été publiées au mois de mars et concernent l’année 2017 ; les précédentes estimations avaient été publiées en 2014 et concernaient l’année 2011 [Deaton et Aten, 2014]. Angus Deaton et Paul Schreyer (2020) viennent de commenter les nouvelles estimations. Ils notent que la plus grande nouvelle est précisément l’absence de nouvelle : contrairement aux précédentes publications, les estimations de l’année 2017 ne sont guère différentes des prévisions qui pouvaient être faites en extrapolant les estimations de 2011. Cela contraste avec les publications passées du PCI : les estimations pour l’année 2011 étaient éloignées des prévisions effectuées à partir des estimations de l’année 2005, tout comme les estimations pour l’année 2005 ne collaient guère avec les prévisions obtenues en extrapolant les estimations de l’année 1993. 

Cette nouvelle publication du PCI offre l’occasion à Deaton et Schreyer de revenir sur les limites du PIB comme indicateur de bien-être. La première qu’ils évoquent est le décalage entre le PIB des pays et leurs performances en termes de santé. On pourrait s'attendre à ce que la croissance économique d’un pays s’accompagne d’une amélioration de la santé de ses habitants : a priori, non seulement les conditions de vie tendent à s’améliorer, mais en outre davantage de ressources tendent à être consacrées  aux soins. En outre, les dépenses de santé font comptablement partie intégrante du PIB, si bien que leur accroissement augmente mécaniquement celui-ci à court terme. Elles ne sont pas non plus sans contribuer à stimuler la croissance économique à long terme, par exemple en rendant les travailleurs plus efficaces. Si les pays consacrent davantage de richesses à la prévention des épidémies, leur économie serait moins affectée par celle-ci (tout comme les dépenses dans la lutte contre le réchauffement climatique réduisent l’ampleur de celui-ci, donc l’ampleur de ses dommages économiques). La prévention des épidémies et plus largement les dépenses de santé constituent un investissement. Par conséquent, il n’est pas surprenant que nous puissions observer une forte corrélation entre mortalité, morbidité et PIB par tête : par exemple, les habitants des pays pauvres tendent à vivre moins longtemps que les habitants des pays riches. Mais cette relation n’est pas parfaite (cf. graphique 2).

GRAPHIQUE 2  Dépenses de consommation individuelle effective par tête et espérance de vie à la naissance en 2017

PIB, bien-être et santé

source : Deaton et Schreyer (2020), d’après les données du PCI et de la Banque Mondiale

Dans les faits, la croissance économique ne s’accompagne pas mécaniquement d’une amélioration des indicateurs de santé, comme l’illustre le cas très exceptionnel des Etats-Unis : ces derniers dépensent deux fois plus dans la santé que les autres pays, mais ils présentent la plus faible espérance de vie relativement aux autres pays riches. Ou, comme le montre l’actuelle pandémie de coronavirus, des niveaux élevés de PIB par tête ou de dépenses de santé ne suffisent pas pour protéger les pays contre une pandémie et, par conséquent, pour les protéger contre les importantes pertes de revenus que celle-ci va occasionner [Cooray et alii, 2020].

Ce décalage tient notamment aux inégalités dans la répartition des revenus et dans l’accès au système de santé. Ce n’est pas parce qu’un pays s’enrichit que chacun de ses habitants voit son niveau de vie augmenter, tout comme une hausse des dépenses de santé ne bénéfice pas forcément à l’ensemble des habitants. Les Etats-Unis ont beau présenter des niveaux élevés de PIB par tête et de dépenses de santé par habitant, l’espérance de vie de leurs résidents a eu tendance à décliner ces dernières décennies, notamment en raison des « morts de désespoir » (deaths of despair), c’est-à-dire par suicide, overdose de drogue ou maladie liée à la consommation d’alcool, qui frappent à un rythme équivalent à celui « du crash quotidien de trois Boeing 747 MAX remplis à ras bord » les populations blanches peu diplômées exposées au chômage et à la modération salariale. Cette autre « épidémie » qui touchait les Etats-Unis avant même qu'éclate celle du coronavirus est bien l’un des revers de l’accroissement des inégalités de revenu et de richesses observé aux Etats-Unis depuis les années quatre-vingt [Saez et Zucman, 2020].

Outre la santé et la qualité de l’air, il y a d’autres aspects de la qualité de vie que le PIB ne capture pas, comme la sociabilité, l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée, la démocratie, la sécurité et le bonheur. Il faut dire qu’il n’a jamais eu la prétention de le faire. Ce n’est pas la qualité de vie que Simon Kuznets et les autres concepteurs du PIB ont cherché à mesurer en concevant celui-ci. D’autres indicateurs sont nécessaires en complément du PIB [Nordhaus et Tobin, 1972 ; Stiglitz et alii, 2009 ; Gadrey et Jany-Catrice, 2016].

Pour autant, Deaton et Schreyer soulignent qu’un PIB, même exprimé en dollars PPA, peut être trompeur lorsqu’il s’agit de mesurer le bien-être matériel. La consommation par tête est certes fortement corrélée au PIB par tête, mais elle convient davantage pour mesurer ce bien-être. Par exemple, les Etats-Unis et la Chine ont certes à peu près le même PIB, ces deux économies ne consacrent pas la même part de leur PIB à la consommation. Plus largement, plusieurs pays présentent un PIB par habitant bien plus élevé que leur consommation par tête, généralement soit parce qu’ils reçoivent un flux important d’investissements directs à l’étranger (comme dans le cas de l’Irlande et des îles Caïmans), soit parce qu’ils tirent d’importantes rentes de l’exportation de leurs ressources naturelles (comme dans le cas du Qatar, des Emirats Arabes Unis et de la Norvège) (cf. graphique 3). Dans l’un et l’autre cas, la consommation représente une faible part du PIB souvent parce que les profits représentent une plus grosse part du revenu national que les salaires. Les profits vont certes accroître les revenus de certains résidents, mais le PIB par tête va alors évoluer indépendamment du bien-être matériel de la majorité de la population.

GRAPHIQUE 3  Les 12 pays présentant le plus haut PIB par tête (en dollars PPA de 2017)

PIB, bien-être et santé

source : Deaton et Schreyer (2020), d’après les données du PCI

L’exemple irlandais montre clairement l’effet des transferts de profits. Durant la seule année 2015, l’Irlande a ainsi vu son PIB s’accroître de 26 % en termes réels, mais quasi totalement en raison des transferts de profits réalisés par des multinationales attirées par la faible fiscalité locale : les Irlandais n’ont vu leur revenu disponible par tête croître « que » de 4,6 %. Le Luxembourg présente également un RNB bien inférieur à son PIB en raison des flux de travailleurs transfrontaliers : 40 % des travailleurs employés sur son territoire vivent en France, en Allemagne ou en Belgique, si bien qu’ils dépensent à l’étranger leur salaire. Dans le cas de l’Irlande comme du Luxembourg, le PIB se révèle trompeur, précisément parce qu’il mesure la quantité de richesses produites dans un pays, or ces richesses ne sont pas forcément détenues par les résidents. Le RNB par tête s’avère ainsi bien plus pertinent que le PIB par tête pour mesurer le revenu gagné par les résidents.

En fait, il existe différentes façons de mesurer l’activité économique et partant la croissance économique. En d’autres termes, dire que celles-ci sont correctement mesurées par un indicateur donné reviendrait à « dire qu’un poney Shetland est un véritable cheval, qu’un loup gris est un véritable chien ou que le nombre de pics à bec d’ivoire dans une forêt mesure correctement la faune de celle-ci ». C’est notamment pour cette raison que Deaton et Schreyer sont peu convaincus par les différents travaux qui ont récemment cherché à mesurer le niveau d’activité économique des pays en utilisant l’intensité de la lumière électrique telle qu’elle est capturée par les satellites afin de surmonter les éventuelles insuffisances des système de comptabilité nationale [Hendersen et alii, 2012] ou pour déterminer si le PIB est mieux mesuré en parité de pouvoir d’achat ou aux taux de change de marché [Pinkovskiy et Sala-i-Martin, 2020].

GRAPHIQUE 4  Répartition du revenu entre pays (pondérée en fonction de la taille de la population)

PIB, bien-être et santé

source : Deaton et Schreyer (2020), d’après les données du PCI

Enfin, Deaton et Schreyer se penchent sur la question de la répartition des revenus. Le PCI ne donne pas d’informations sur la répartition du revenu au sein de chaque pays, mais il se révèle important pour mesurer la répartition mondiale du revenu. D’une part, ses données sont utilisées par la Banque mondiale pour mesurer la pauvreté extrême. D’autre part, il permet de mesurer les inégalités de consommation moyenne entre les pays. En l’occurrence, les inégalités mondiales apparaissent bien plus amples si elles sont calculées à partir des taux de change de marché qu’en parité de pouvoir d’achat. Le coefficient de Gini s’élève dans le premier cas à 0,49 et à 0,29 dans le second. En effet, dans la mesure où les prix à la consommation sont bien plus faibles dans les pays pauvres, les inégalités mondiales sont fortement exagérées lorsqu’elles sont mesurées aux taux de change de marché. Les nouvelles estimations du CPI confirment ainsi que les inégalités mondiales ont continué de refluer à la veille de la pandémie.

 

Références

CASE, Anne, & Angus DEATON (2015), « Rising morbidity and mortality in midlife among white non-hispanic Americans in the 21st century », in Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 112, n° 49.

CASE, Anne, & Angus DEATON (2020), Deaths of Despair and the Future of Capitalism, Princeton University Press.

COORAY, Arusha, Krishna Chaitanya VADLAMANNATI & Indra de SOYSA (2020), « Do bigger health budgets cushion pandemics? An empirical test of COVID-19 deaths across the world », WIDER, working paper, n° 2020/165.

DEATON, Angus, & Bettina ATEN (2014), « Trying to understand the PPPs in ICP2011: Why are the results so different? », NBER, working paper, n° 20244.

DEATON, Angus, & Paul SCHREYER (2020), « GDP, wellbeing, and health: Thoughts on the 2017 round of the International Comparison Program », NBER, working paper, n° 28177.

GADREY, Jean, & Florence JANY-CATRICE (2016), Les Nouveaux Indicateurs de richesse, La Découverte, quatrième édition.

HENDERSON, J. Vernon, Adam STOREYGARD & David N. WEIL (2012), « Measuring economic growth from outer space », in American Economic Review, vol. 102, n° 2.

NORDHAUS, William D., & James TOBIN (1972), « Is growth obsolete? », in Economic Research and Prospect, vol. 5: Economic Growth, NBER.

PINKOVSKIY, Maxim, & Xavier SALA-I-MARTIN (2020), « Shining a light on purchasing power parities », in American Economic Journal: Macroeconomics, vol. 12, n° 4.

SAEZ, Emmanuel, & Gabriel ZUCMAN (2020), « The rise of income and wealth inequality in America: Evidence from distributional macroeconomic accounts », NBER, working paper, n° 27922.

STIGLITZ, Joseph, Amartya SEN, Jean-Paul FITOUSSI (2009), Report by the Commission on the Measurement of Economic Performance and Social Progress.

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6 décembre 2020 7 06 /12 /décembre /2020 13:28
crédit : AFP

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Selon le théorème Modigliani-Miller (1958), la valeur d’une entreprise ne dépend pas de sa structure de financement, mais ce bien sûr à condition qu’un certain nombre d’hypothèses soient respectées. S’écartant de ce cadre théorique idyllique, certains ont suggéré qu'un recours excessif à l'endettement était susceptible de conduire à un sous-investissement. Stewart Myers (1977), par exemple, a montré que le risque de défaut réduit les incitations à investir des entreprises endettées. Ces dernières peuvent ne pas mettre en œuvre des projets ayant pourtant une valeur actuelle nette positive, dans la mesure où les actionnaires risquent de ne pas en bénéficier en cas de défaut. L’excès de dette (debt overhang) peut ainsi amener les firmes à réduire les dépenses qui n’ont pas de rendement immédiat, comme l’embauche, la formation du personnel et la recherche-développement. Au niveau agrégé, il pèserait ainsi sur l’emploi, l’investissement et, plus largement, la croissance économique, non seulement à court terme, mais aussi à long terme.

Or, l’endettement des entreprises s’est fortement accru dans le monde ces dernières décennies, en particulier dans les pays émergents. Dans les pays développés, le volume de crédit aux entreprises a par le passé représenté entre 50 % et 100 % du PIB (cf. graphique 1). Le ratio a eu tendance à augmenter de la fin du dix-neuvième siècle à la Première Guerre mondiale, puis à connaître une période de forte volatilité, avant de fortement chuter lors de la Seconde Guerre mondiale ; depuis, le ratio a doublé, le volume de crédit passant de 50 % à 100 % du PIB, et il atteint désormais son plus haut niveau en 150 ans dans plusieurs pays [Jordà et alii, 2020].

GRAPHIQUE 1  Ratio crédit aux entreprises non financières sur PIB dans les pays développés

Dette des entreprises : faut-il craindre des zombies ?

source : Jordà et alii (2020)

C’est en raison de ce niveau d’endettement que la situation des entreprises cristallise tant les inquiétudes aujourd’hui. La chute des flux de recettes provoquée par la pandémie et les mesures de confinement accroît les chances qu’une entreprise fasse faillite, et ce d’autant plus que celle-ci est endettée. Les firmes endettées peuvent en l’occurrence être tentées de réduire leurs dépenses pour continuer de rembourser leurs créanciers, mais ce faisant elles réduisent davantage les débouchés des autres entreprises et alimentent leurs difficultés financières, selon un processus proche de la déflation par la dette à la Fisher. Beaucoup craignent que de nombreux pays développés connaissent une nouvelle décennie perdue, après celle provoquée par la crise financière mondiale.

Mais la situation actuelle n’est précisément pas la même qu’en 2008. Il y a une décennie, les banques étaient sous-capitalisées et ce sont les ménages qui rencontraient des problèmes de surendettement, si bien que ce sont eux, et non les entreprises, qui cherchèrent alors à assainir leurs bilans. C’est ce processus de désendettement qui a provoqué la Grande Récession et freiné la subséquente reprise. Les difficultés financières peuvent être plus facilement résolues dans le cas des entreprises. D’une part, si la valeur d’exploitation d’une entreprise est supérieure à la valeur de marché de ses actifs, les propriétaires et les créanciers tirent profit d’une restructuration efficace de la dette, si bien qu’ils ont une forte incitation à procéder à celle-ci.  D’autre part, si la valeur d’exploitation d’une entreprise chute en-deçà de la valeur de marché de ses actifs, l’entreprise peut être liquidée, l’excès de dette effacé et les actifs réalloués vers d’autres usages productifs, a priori plus efficaces.

Pour autant, en pratique, la résolution des difficultés financières des entreprises ne se fait pas sans heurts. Même si la valeur d’exploitation d’une entreprise reste supérieure à la valeur de marché de ses actifs, les asymétries d’information entre les différentes parties prenantes et les difficultés de coordination peuvent compliquer, voire empêcher, une renégociation de la dette. Si la valeur d’exploitation d’une entreprise baisse en-deçà de la valeur de marché de ses actifs, l’entreprise n’est pas forcément liquidée ou sa liquidation ne sera pas forcément efficace. Une faible protection des créanciers ou un coût élevé des procédures judiciaires peuvent en effet décourager et retarder la liquidation. En outre, les prêteurs peuvent chercher à éviter d’essuyer des pertes et de déprécier leur bilan en reconduisant leurs prêts aux entreprises insolvables. Selon Ricardo Caballero, Takeo Hoshi et Anil Kashyap (2008), cette inclinaison des banques à reconduire leurs prêts non performants aux entreprises aurait tout particulièrement contribué à la stagnation que connaît l’économie japonaise depuis l’éclatement de ses bulles spéculatives à l’aube des années quatre-vingt-dix. Beaucoup estiment que les politiques ultra-accommodantes que les banques centrales ont adopté depuis la crise financière mondiale ont maintenu à flot de nombreuses entreprises insolvables ou, tout du moins, inefficaces ; le processus de réallocation des facteurs vers les entreprises les plus efficaces et innovantes étant enrayé, la reprise de l’activité s’en serait trouvée freinée et le potentiel de croissance à long terme dégradé.

Des analyses, comme celle d’Atif Mian, Amir Sufi et Emil Verner (2017), ont bien montré que l’activité économique restait durablement déprimée dans le sillage des booms du crédit aux ménages, mais la question reste plus ouverte dans le cas des booms du crédit aux entreprises. Pour l’éclairer, Òscar Jordà, Martin Kornejew, Moritz Schularick et Alan Taylor (2020) viennent d’étudier les effets l’endettement des entreprises en se basant sur les données relatives à 17 pays développés depuis le dix-neuvième siècle.

GRAPHIQUE 2  Variation du PIB par tête réel après le pic d'activité, selon que la récession soit précédée ou non par un boom du crédit aux entreprises ou aux ménages (en %)

Dette des entreprises : faut-il craindre des zombies ?

source : Jordà et alii (2020)

Au niveau agrégé, Jordà et ses coauteurs constatent que les booms d’endettement des entreprises ne sont suivis ni par de plus amples baisses de l’investissement ou de la production, ni par des reprises plus longues qu’habituellement, contrairement aux booms du crédit aux ménages (cf. graphique 2). Le niveau et la croissance du crédit aux entreprises ne permettent de prédire ni l’ampleur de la récession, ni le rythme de la reprise. Les quatre chercheurs se sont ensuite demandé si les booms du crédit aux entreprises tendent à fragiliser l’économie et à davantage l’exposer à des chocs rares, mais très coûteux. Leur analyse ne suggère pas non plus que les booms du crédit aux entreprises augmentent ce risque extrême.

Jordà et ses coauteurs en concluent que nous vivons pour l’essentiel dans un « monde à la Modigliani-Miller », du moins en ce qui concerne la dette des entreprises dans les pays développés : l’excès de dette des entreprises n’a généralement guère de significatifs coûts économiques. Mais ces derniers se manifestent bien lorsqu’il est difficile de restructurer et liquider la dette. Dans une telle situation, les entreprises zombies ont davantage de chances d’apparaître, dans la mesure où des coûts élevés de liquidation incite les banques à continuer de prêter plutôt que de procéder à une liquidation.

 

Références 

CABALLERO, Ricardo J., Takeo HOSHI & Anil K. KASHYAP (2008), « Zombie lending and depressed restructuring in Japan », in American Economic Review, vol. 98, n° 5.

JORDÀ, Òscar, Martin KORNEJEW, Moritz SCHULARICK & Alan M. TAYLOR (2020), « Zombies at large? Corporate debt overhang and the macroeconomy », Federal Reserve Bank of New York, staff report, n° 951.

MIAN, Atif, Amir SUFI, & Emil VERNER (2017), « Household debt and business cycles worldwide », in Quarterly Journal of Economics, vol. 132, n° 4.

MODIGLIANI, Franco, & Merton H. MILLER (1958), « The cost of capital, corporation finance and the theory of investment », in American Economic Review, vol. 48, n° 3.

MYERS, Stewart C. (1977), « Determinants of corporate borrowing », in Journal of Financial Economics, vol. 5, n° 2.

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