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16 novembre 2015 1 16 /11 /novembre /2015 21:19

Deux « énigmes » entourent la Grande Récession. Premièrement, dans la plupart des pays avancés,  la production reste inférieure à la tendance d’avant-crise, ce qui suggère la présence d’effets d’hystérèse (hystérésis). Ce constat a notamment été réalisé et confirmé par Jane Haltmaier (2012), par Laurence Ball (2014), par le FMI (2015) et encore plus récemment par Robert Martin, Teyanna Munyan et Beth Anne Wilson (2015). Deuxièmement, l’inflation a certes ralenti, mais elle a moins ralenti qu’attendu, ce qui amène à penser qu’il y a eu une rupture dans la relation entre inflation et activité. En effet, une courbe de Phillips suggère par exemple qu’une forte hausse du chômage devrait entraîner une déflation. Or l’étude du FMI (2013) estime, comme d’autres, que la courbe de Phillips s’est assouplie ces dernières décennies.

GRAPHIQUE  Le PIB réel dans les pays avancés (en indices, base 100 en janvier 2000)

Comment expliquer le comportement de l’inflation et de l’activité suite à la Grande Récession ?

source : Blanchard et alii (2015)

Pour apporter davantage d’éclairage sur la première question, Olivier Blanchard, Eugenio Cerutti et Lawrence Summers (2015) ont observé 122 récessions qui se sont déroulées dans 23 pays au cours des 50 dernières années. Ils constatent qu’une forte proportion d’entre elles, en l’occurrence entre 66 % et 73 %, ont été suivies par une plus faible production et que la moitié d’entre elles sont suivies par une moindre croissance, par rapport à la tendance d’avant-crise (la proportion varie en fonction de la méthode par laquelle les auteurs estiment la production tendancielle). Autrement dit, à mesure que le temps passe après une récession, non seulement la production suit une trajectoire tendancielle inférieure à celle qu’elle suivait avant la crise, mais elle s’éloigne aussi de plus en plus de la trajectoire tendancielle qu’elle suivait avant la crise. Si la causalité va de la récession à la moindre production, cela suggère la présence d’effets d’hystérèse, voire même d’effets de « super-hystérèse » (super-hysteresis) ; en employant ce terme, Laurence Ball (2014) évoque les répercussions durables que les récessions sont susceptibles d’avoir, non seulement sur le niveau de la production, mais également sur la croissance de cette dernière. Blanchard et ses coauteurs notent toutefois que la corrélation peut aussi refléter la présence d’une troisième variable : un choc d’offre (par exemple une hausse des prix du pétrole) ou une crise financière peuvent provoquer la récession et freiner la reprise. La corrélation peut également refléter une causalité inverse : si les agents anticipent une moindre production ou une moindre croissance de la production dans une période future, ils peuvent réduire leurs dépenses de consommation et d’investissement et provoquer par là même une récession dans la période courante. 

Blanchard et ses coauteurs cherchent alors à expliquer cette corrélation. Ils constatent que les récessions associées aux hausses des prix du pétrole ou aux crises financières sont davantage susceptibles d’être suivies par une plus faible production. Toutefois, les récessions qui semblent provoquées par un choc de demande sont elles-mêmes souvent suivies par une moindre production et même par une moindre croissance de la production. En l’occurrence, les récessions associées aux désinflations délibérées, qui constituent peut-être des chocs de demande dans leur forme la plus pure, sont elles-mêmes souvent suivies par une moindre production et beaucoup d’entre elles sont suivies par une moindre croissance de la production. Parmi les 122 récessions observées, 28 sont associées à des désinflations délibérées. Entre 57 % et 71 % de ces récessions provoquèrent des pertes de production persistantes et celles-ci s’élèvent en moyenne entre 3 % et 4 % ; seulement 18 % de ces récessions entraînent des pertes de production croissantes au cours du temps. Au final, il est probable que la corrélation entre récessions et mauvaises performances subséquentes reflète dans plusieurs cas une causalité inverse, mais le fait que les récessions provoquées par les désinflations délibérées soient souvent suivies par un moindre niveau et une moindre croissance de la production suggère que des effets d’hystérèse et de super-hystérèse sont également à l’œuvre.

Pour examiner la seconde énigme, Blanchard et ses coauteurs estiment une courbe de Phillips dans 20 pays au cours des 50 dernières années. En l’occurrence, ils déterminent, pour chaque pays, une relation entre l’inflation anticipée, l’inflation décalée et l’écart de chômage, c’est-à-dire l’écart entre le chômage et le chômage naturel. Ils constatent tout d’abord que le coefficient sur l’inflation anticipée à long terme a régulièrement augmenté au cours du temps, ce qui contribue à expliquer pourquoi les économies avancées n’ont pas connu de spirale déflationniste malgré de larges écarts de chômage lors de la Grande Récession. Ils notent également que les répercussions du chômage sur l’inflation, pour une inflation anticipée donnée, ont diminué jusqu’au début des années quatre-vingt-dix, mais qu’elles sont restées assez stables depuis lors.

Ces divers constats ont d’importantes implications pour la conduite de la politique monétaire, voire tout simplement pour celle de la politique conjoncturelle. Si les récessions sont provoquées par l’anticipation d’une moindre croissance future, la stabilisation de l’inflation n’apparaît pas être la politique optimale. Dans la mesure où le chômage entraîne une dégradation du chômage naturel, l’écart entre le chômage et son niveau naturel (et par conséquent l’inflation), constitue un signal trompeur quant à la sous-utilisation des ressources dans l’économie. Il y a alors un risque de surestimer la production potentiel, donc de sous-estimer l’écart de production, durant et après une récession, ce qui risquerait d’amener les autorités à réagir trop agressivement aux variations de la production.

Par contre, s’il y a des effets d’hystérèse, ces derniers rendent les déviations de la production de sa trajectoire tendancielle plus longues et plus coûteuses que ce qui est habituellement supposé. Par conséquent, les banques centrales doivent alors réagir plus agressivement aux surchauffes de l’économie et aux récessions. Pour Ball (2015), la présence d’effets d’hystérèse implique que les autorités monétaires ne doivent pas avoir pour unique mandat d’assurer la stabilité des prix ; elles pourraient se contenter d’assurer cette dernière si la politique monétaire n’affectait que les seules variables nominales à long terme. L’hystérésis implique que la politique économique a des effets de long terme sur l’emploi et la production réelle, si bien qu’une banque centrale risque d’enfermer l’économie dans la stagnation en cherchant à maintenir la stabilité des prix. Les autorités monétaires doivent donc embrasser un double mandat, en particulier la BCE.

Blanchard et ses coauteurs tirent également  les implications de ces derniers constats pour la conduite la politique monétaire. A leurs yeux, l’effritement de la relation entre inflation et chômage (qui s’est traduite par la moindre sensibilité de l’inflation à l’écart de chômage) ne remet pas en cause le ciblage d’inflation, mais il a de profondes implications pour la règle de politique monétaire optimale. Cette dernière doit donner un plus grand poids à l’écart de chômage. La stabilisation de l’inflation requiert d’amples variations de l’écart de chômage, donc de larges pertes de bien-être pour la collectivité. Comme pour l’éventuelle présence d’hystérèse, un tel constat implique que les banques centrales devraient adopter un double mandat : elles devraient viser à ramener l’inflation au plus proche de sa cible tout en cherchant à réduire au maximum l’écart de production. Ball (2015) note également que l’aplatissement de la courbe de Phillips pose un problème particulièrement aigu pour la zone euro. Il complique en effet les efforts des pays périphériques qui cherchent à regagner en compétitivité en ajustant les niveaux de prix domestiques. Le coefficient trouvé par Blanchard et alii suggère par exemple que la Grèce doit sacrifier la production d’une année entière pour obtenir la diminution temporaire de l’inflation qu’elle nécessite ; une telle estimation pourrait être sous-estimée si des effets d’hystérèse sont présents. Puisque le réajustement au sein de la zone euro peut s’opérer par une désinflation de la périphérie ou par une accélération de l’inflation dans le cœur, les coûts associés à la désinflation amène Ball (2015) à considérer la seconde comme préférable à la seconde.

 

Références

BALL, Laurence M. (2014), « Long-term damage from the Great Recession in OECD countries », NBER, working paper, n° 20185, mai.

BALL, Laurence M. (2015), commentaire sur l’article « Inflation and activity – Two explorations and their monetary policy implications » de Blanchard et alii (2015).

BLANCHARD, Olivier, Eugenio CERUTTI & Lawrence SUMMERS (2015), « Inflation and activity – Two explorations and their monetary policy implications », FMI, working paper, novembre.

FMI (2013), « The dog that didn’t bark: Has inflation been muzzled or was it just sleeping? », in World Economic Outlook: Hopes, Realities, Risks, chapitre 3, avril.

FMI (2015), « Where are we headed? Perspectives on potential output », World Economic Outlook, chapitre 3.

HALTMAIER, Jane (2012), « Do recessions affect potential output? », Fed, international finance discussion paper, n° 1066.

MARTIN, Robert, Teyanna MUNYAN & Beth Anne WILSON (2015), « Potential output and recessions: Are we fooling ourselves? », Fed, international finance discussion paper, n° 1145.

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12 novembre 2015 4 12 /11 /novembre /2015 18:33

Les pays avancés ont connu un accroissement des inégalités de revenu et de richesse ces dernières décennies. Beaucoup ont notamment suggéré qu’il s’expliquait (du moins en partie) par une déformation du partage de la valeur ajoutée en faveur du capital. L’économie néoclassique a longtemps eu tendance à supposer que les parts du revenu rémunérant les facteurs de production sont constantes ; Nicholas Kaldor a lui-même considéré cette constance dans la répartition factorielle des revenus comme un fait stylisé en science économique. Cette hypothèse n’a été que très récemment reconsidérée et les études publiées ces dernières années tendent à la rejeter : la part du revenu rémunérant le travail aurait eu tendance à diminuer ces dernières décennies dans les pays avancés, en particulier aux Etats-Unis. 

Plusieurs auteurs ont confirmé cette déformation du partage du revenu en faveur du capital et proposé des explications. Par exemple, Lukas Karabarbunis et Brent Neiman (2013) ont montré que la part du revenu rémunérant le travail a significativement diminué depuis les années quatre-vingt, dans la majorité des pays et dans la majorité des secteurs. Ils estiment que la baisse du prix relatif des biens d’investissement, liée aux nouvelles technologies d’information et de communication, a poussé les entreprises à délaisser le travail pour le remplacer par du capital. Une telle hypothèse, qui avait déjà été avancée par John Hicks (1932), met l'accent sur le rôle que jouent la substitution entre facteurs et l’approfondissement du capital, c’est-à-dire la hausse du ratio capital sur travail, dans la détermination des parts du revenu. Selon Karabarbunis et Neiman, elle expliquerait la moitié du déclin de la part du revenu du travail. De leur côté, Michael Elsby, Bart Hobijn et Ayşegül Şahin (2013) confirment que la part du revenu rémunérant le travail a eu tendance à diminuer aux Etats-Unis au cours du dernier quart de siècle. Ils rejettent l’idée que ce déclin s’explique par la substitution du travail (non qualifié) par le capital. Ils notent notamment que l’accélération de la baisse de la part du travail durant les années deux mille ne coïncide pas avec une accélération de l’approfondissement du capital. Par contre, les délocalisations des tâches de production intensives en travail contribueraient selon eux tout particulièrement au déclin de la part du revenu rémunérant le travail en accroissant le ratio capital sur travail. Robert Lawrence (2015) estime quant à lui que la baisse de la part du travail s’explique non pas par une hausse, mais par une baisse du ratio capital sur travail. Selon lui, les estimations suggèrent que les facteurs travail et capital sont, non pas substituables, mais plutôt complémentaires. Or, le progrès technique rend les travailleurs plus efficaces, si bien que les entreprises ont moins besoin de main-d’œuvre et réduisent leur demande de travail, ce qui déprime les salaires et réduit par là la part du revenu rémunérant le travail. Ainsi, Lawrence suggère que l’accroissement de la formation du capital est susceptible d’accroître la part du revenu rémunérant le travail. D’autres explications ont été avancées (notamment par Thomas Piketty, 2013), en particulier la réduction du pouvoir de négociation des travailleurs, la capture des élites politiques, etc.

Branko Milanovic (2015a, 2015b) rappelle que, sur le plan théorique, la hausse de la part du revenu rémunérant le capital n’entraîne pas nécessairement une hausse des inégalités interpersonnelles. Pour que ce soit le cas, il faut que deux conditions soient respectées. D’une part, il faut que le revenu du capital soit plus concentré que le revenu du travail. En effet, si le revenu du capital est réparti également dans la population (c’est-à-dire, si le coefficient de Gini est égal à zéro), alors la déformation du partage du revenu en faveur du capital conduit, non pas à une hausse, mais à une baisse des inégalités. D’autre part, il faut que ce soit les mêmes personnes qui perçoivent les plus hauts salaires et les plus hauts revenus du capital. Dans la réalité, ces deux conditions sont vérifiées, ce qui laisse effectivement suggérer qu’une hausse de la part du revenu rémunérant le capital entraîne une hausse des inégalités interpersonnelles.  

GRAPHIQUE  Elasticité des inégalités interpersonnelles de revenu vis-à-vis des variations de la part du revenu rémunérant le capital

Comment la déformation du partage du revenu en faveur du capital accroît-elle les inégalités ?

Milanovic distingue alors trois systèmes économiques idéal-typiques : le socialisme (où le revenu du capital est également réparti), le capitalisme classique (où les capitalistes sont riches et ne tirent un revenu que du capital et où les travailleurs ne tirent un revenu que de leur seul travail) et le nouveau capitalisme (où ce sont les mêmes personnes qui captent les plus larges parts de revenu du travail et du capital). Milanovic détermine alors les élasticités de transmission dans chacune de ces trois situations, c’est-à-dire la sensibilité des inégalités interpersonnelles de revenu aux variations de la part du revenu rémunérant le capital. Si l’élasticité est proche de l’unité, alors le coefficient de Gini augmente de 1 point (les inégalités de revenu interpersonnelles augmentent) lorsque la part du revenu rémunérant le capital augmente de 1 point de pourcentage ; c’est notamment le cas dans le système capitaliste classique. A l’opposé, si l’élasticité est nulle, alors la part du revenu rémunérant le capital s’accroît sans que les inégalités de revenu interpersonnelles augmentent ; c’est le cas dans le système socialiste.

Milanovic cherche alors à déterminer ces élasticités dans les économies modernes, en se focalisant sur quatre pays avancés aux modèles d’Etat-providence différents : l’Allemagne, l’Espagne, les Etats-Unis et la Suède. Ces élasticités sont généralement comprises entre 0,4 et 0,6. Ainsi, si la part rémunérant le capital passe de 35 % à 36 % du revenu nette (ce qui est le cas aux Etats-Unis), le coefficient de Gini s’accroît de 0,5 point (en l’occurrence de 42 à 42,5 points aux Etats-Unis). En outre, Milanovic constate que l’élasticité tend à s’accroître au cours du temps, ce qui signifie que les inégalités de revenu interpersonnelles tendent à être de plus en plus sensibles aux variations de la part du revenu rémunérant le capital. Si l’Allemagne, l’Espagne et la Suède se rapprochaient ainsi du modèle socialiste durant les années soixante-dix, ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Milanovic avance des recommandations d’ordre politique. Si les autorités désirent alors réduire les inégalités, elles peuvent recourir à la taxation (notamment à la taxation du capital, comme le préconise Piketty) ou bien chercher à rendre la répartition du capital plus égalitaire (comme le préfère Milanovic).

 

Références

ELSBY, Michael W. L., Bart HOBIJN & Ayşegül ŞAHIN (2013), « The decline of US labor share », in Brookings Papers on Economic Activity.

HICKS, John R. (1932), « The theory of wages ».

KARABARBUNIS, Lukas, & Brent NEIMAN (2013), « The global decline of the labor share », NBER, working paper, n° 19136. 

LAWRENCE, Robert Z. (2015), « Recent declines in labour’s share in US income: A neoclassical account », NBER, working paper, n° 21296.

MILANOVIC, Branko (2015a), « Increasing capital income share and its effect on personal income inequality », MPRA, paper, n° 67661.

MILANOVIC, Branko (2015b), « Does a shift toward more capital income guarantee rising income inequality? No », in globalinequality (blog), 6 novembre.

PIKETTY, Thomas (2013)Le Capital au XXIe siècle.

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8 novembre 2015 7 08 /11 /novembre /2015 10:37

Selon une idée largement répandue, les pays n’ont véritablement vu leurs niveaux de vie augmenter qu’à partir de la Révolution Industrielle. L’Angleterre, puis quelques pays européens, auraient vu leur croissance accélérer durablement au début du dix-neuvième siècle, puis se maintenir ensuite à un rythme régulier. Mais si les niveaux de vie ont par la suite rapidement augmenté en Europe occidentale, ils ont continué à stagner dans le reste du monde, si bien que le dix-neuvième siècle aurait été marqué par une « Grande Divergence » des niveaux de vie (même si, déjà, dès la seconde moitié du siècle, des économies comme les Etats-Unis, puis la Russie, ont pu amorcer leur rattrapage). De ce point de vue, à l’échelle de l’humanité, la croissance n’est qu’un phénomène récent. Pour la période précédant la Révolution industrielle, il est ainsi coutume de dire que les pays européens, tout comme le reste du monde, ont été piégés dans une véritable stagnation. Par exemple, Gary Hansen et Edward Prescott (2002) ont pu écrire que « les deux derniers siècles ont été marqués par une croissance soutenue, mais que les millénaires qui les ont précédés se caractérisaient par une stagnation, sans croissance significative et permanente des niveaux de vie ». Pourtant, les études qualitatives suggèrent depuis longtemps que plusieurs pays ont pu connaître avant 1800 des périodes de fort développement économique ; c’est par exemple le cas de l’Italie lors de la Renaissance ou de la Hollande lors de son Age d’Or.

Les études empiriques portant sur les siècles précédant la Révolution industrielle ont jusqu’à présent été bien rares, en raison des difficultés à obtenir des données pour des périodes aussi éloignées. Profitant des nouvelles bases de données de long terme constituées ces dernières années, Roger Fouquet et Stephen Broadberry (2015) ont observé le développement économique de l’Europe à très long terme. Ils ont en effet analysé les données annuelles du PIB par tête de six pays européens au cours des sept derniers siècles, en l’occurrence de l’Angleterre, de l’Espagne, de la Hollande, de l’Italie, du Portugal et de la Suède. Ils confirment que la croissance soutenue n’est qu’un « phénomène récent », mais ils rejettent l’idée selon laquelle l’Europe n’aurait pas connu d’épisodes de croissance avant la Révolution industrielle. En fait, il y a eu de nombreuses périodes de croissance économique avant le dix-neuvième siècle et certaines ont duré plusieurs décennies. La croissance au cours de ces périodes s’est certes révélée être très souvent insoutenable, mais elle a tout de même permis d’accroître significativement le PIB par tête.

GRAPHIQUE  Taux de croissance du PIB par tête (en %)

Sept siècles de croissance et de déclin en Europe

source : Fouquet et Broadberry (2015)

A chaque instant du seizième et du dix-septième siècle, au moins une économie en Europe connaissait un épisode de croissance. Parmi les économies qu’observent Fouquet et Broadberry, c’est l’Italie qui fut la première à connaître un épisode de forte croissance. Dans la mesure où la population italienne a fortement décliné après l’épidémie de la peste, les survivants se sont retrouvés avec davantage de terres et de capital par tête. En outre, ce fut une période au cours de laquelle les cités italiennes ont prospéré en jouant un rôle déterminant dans les relations commerciales entre l’Europe et l’Asie. Entre 1350 et 1420, le niveau du revenu par tête italien a augmenté de 40 %, soit au rythme de 0,8 % par an. C’est ensuite autour de la Hollande de connaître une période de forte croissance qui s’est étalée sur un siècle. Le PIB par tête hollandais a augmenté de 70 % de 1505 à 1595, soit au rythme de 1,3 % par an, grâce au développement rapide du commerce hollandais et au passage de la structure économique de la production agricole vers la production de matières premières à plus forte valeur ajoutée. Une décennie après, la Suède a commencé à fortement se développer grâce à son mainmise sur le commerce baltique. Le PIB par tête suédois augmenta de 41 % durant la première moitié du dix-septième siècle. Puis, juste après la fin de la guerre civile, l’Angleterre est devenue la nouvelle économie dominante. Son revenu par tête a augmenté de 50 % au cours de la seconde moitié de ce même siècle. Cependant la population anglaise stagna durant la seconde moitié du dix-septième siècle, donc ce n’est seulement qu’après 1700 que la Grande Bretagne entra dans un régime de croissance économique moderne, marqué par une croissance de la population et du PIB par tête.

Ces mêmes économies ont connu au cours de l’ère préindustrielle de substantiels déclins de l’activité économique. C’est l’Italie qui a subi le plus fréquemment des contractions de son niveau de vie. En l’occurrence, elle a connu trois épisodes au cours desquels son PIB par tête diminua d’environ 20 %, notamment avec le déplacement du centre de gravité du commerce européen de la Méditerranée à l’Atlantique. Après les chutes du PIB par tête qu’elle a connu au milieu du quinzième siècle, il fallut plus de quatre siècles pour que l’Italie retrouve ses niveaux de vie initiaux. Le Portugal a subi une chute de près de 40 % de son PIB par tête durant la première moitié du seizième siècle, à cause de mauvaises conditions météorologiques, mais elle sut combler une partie de ces pertes au cours des deux décennies suivantes. L’économie espagnole subit également une contraction de son activité à partir de la fin du seizième siècle, en raison notamment de la « malédiction des ressources naturelles » associée à l’exploitation des mines d’argent dans les colonies. La Suède a quant à elle souffert d’une forte contraction de l’activité au début du dix-huitième siècle et perdit par conséquent son statut de meneuse : son PIB par tête a chuté de près de 30 % en trois décennies. Enfin, après sa période de forte croissance durant la première moitié du dix-huitième siècle, le Portugal a perdu 16 % de son PIB par tête durant les trois ans qui ont suivi le Séisme de Lisbonne de 1755, puis son activité continua de ralentir par la suite.

Ainsi, Fouquet et Broadberry montrent qu’avant le dix-neuvième siècle, l’activité économique était loin de stagner comme on a coutume de le penser, mais qu’elle a au contraire été très fluctuante. En fait, les dynamiques d’expansion et de déclin que les pays européens ont connues avant la Révolution industrielle peuvent s’apparenter à celles que l’on a observées au vingtième dans les pays en développement. Ces derniers ont connu successivement des hausses soudaines, des stagnations et des déclins de leur niveau de vie, en particulier en Afrique subsaharienne.

Poursuivant leur analyse, Fouquet et Broadberry ont cherché à déterminer, au-delà des différences entre les performances nationales, s’il y a eu un changement général dans les taux de croissance au cours du temps. Au cours de chaque siècle précédent 1800, les pays n’avaient qu’entre 1 et 2 % de chances d’être dans une période de croissance d’au moins 1,5 % pendant au moins 4 ans ; cette probabilité est passée à 5 % durant le dix-neuvième siècle, puis à 40 % au cours du vingtième siècle. Fouquet et Broadberry ont cherché ensuite à déterminer la fréquence des épisodes de contractions économiques, en identifiant les épisodes d’au moins trois ans caractérisés par une croissance inférieure à - 1,5 %. Ce faisant, ils constatent 47 contractions de l’activité avant 1800 et seulement 8 après. Entre le quinzième et le dix-huitième siècle, chaque pays a connu deux contractions en moyenne chaque siècle ; au dix-neuvième et au vingtième siècle, chacun a connu moins d’une contraction en moyenne. Chaque pays passait 8 % de son temps en contraction au quinzième et au seizième siècle ; entre 4 et 5 % de son temps en contraction au dix-septième et au dix-huitième siècle ; entre 2 et 3 % de son temps en contraction au dix-neuvième et au vingtième siècle. Au final, depuis 1800, ces économies ont plus de chances de connaître une phase d’expansion plutôt qu’une phase de déclin économique.

Enfin, Fouquet et Broadberry se penchent sur les cycles de convergence et de divergence des PIB par tête à très long terme au sein de l’Europe. Ils montrent que les économies connaissent une divergence des niveaux de vie lorsqu’un nouveau meneur prend les devants, mais que celle-ci est suivie par une période de convergence, c’est-à-dire de rattrapage du meneur par les autres économies. Il y a par exemple eu une Petite Divergence en Europe entre les pays méditerranéens et les pays nordiques à partir du seizième siècle. Lorsque les auteurs se focalisent sur seulement l’Angleterre, la Hollande, l’Italie et l’Espagne, ils constatent qu’au cours du quatorzième et du quinzième siècle, le niveau de vie dans les pays suiveurs représentait entre 50 et 60 % du niveau de vie du pays meneur, en l’occurrence l’Espagne. En 1600, la Hollande était alors le pays meneur ; le niveau de vie dans les trois autres pays représentait alors en moyenne 42 % du niveau de vie hollandais. En 1800, lorsque la Grande-Bretagne avait pris la place de la Hollande comme meneuse, le niveau de vie dans les pays suiveurs représentait la moitié du niveau de vie britannique. Des cycles de convergences et de divergences des niveaux de vie étaient ainsi bel et bien à l’œuvre avant même la Révolution industrielle.

 

Références

FOUQUET, Roger, & Stephen BROADBERRY (2015), « Seven centuries of European economic growth and decline », in Journal of Economic Perspectives, vol. 29, n° 4, automne.

HANSEN, Gary D., & Edward C. PRESCOTT (2002), « Malthus to Solow », in American Economic Review, vol. 92, n° 5.

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