Les mesures de discrimination positive sont apparues il y a un demi-siècle : elles instaurant un traitement inégal des individus en vue de réduire les inégalités. Aux Etats-Unis, des politiques de discrimination positive (sous le nom d’« affirmative action ») ont été adoptées à partir des années 1960 sous l’action de l’administration Kennedy et surtout de l’administration Johnson pour améliorer la situation des noirs et des hispaniques et ainsi réduire les inégalités ethno-raciales. A partir des années 1970, des mesures ont été adoptées pour faciliter l’accès des minorités sous-représentées aux études supérieures, notamment les universités, en instaurant des quotas s’appuyant sur des critères ethno-raciaux.
Les Etats-Unis ne sont pas le premier pays à avoir adopté des politiques de discrimination positive, notamment dans l’accès à l’éducation [Behaghel et alii, 2023]. L’Inde, marquée par le système de castes, est le premier pays à avoir adopté de telles mesures, notamment en faveur des Dalits et des populations aborigènes. Le Brésil, marqué par l’héritage de l’esclavage, a également adopté d’importantes mesures de discrimination positive, notamment pour faciliter l’accès des noirs et des métis aux universités fédérales. En France, des mesures de discrimination positive dans l’accès à l’enseignement supérieur ont également été adoptées, notamment dans l’accès à Sciences Po à partir de 2021 et sur la plateforme Parcoursup à partir de 2018, mais, contrairement aux pays cités ci-dessus, ces mesures ont été adoptées selon des critères socio-économiques et territoriaux, et non des critères ethniques.
Les mesures de discrimination positive ont été contestées aux Etats-Unis dès les années 1970, notamment en justice, par des personnes issues de catégories non ciblées, en particulier celles issues de la population (majoritaire) blanche et de la minorité asiatique, jugeant qu’elles nuisent à leur accès aux études universitaires et ainsi à leur trajectoire professionnelle. Suite à la tenue d’un référendum d’initiative populaire (sur la « Proposition 209 »), la Californie met fin en 1996 à l’affirmative action dans les universités publiques. Dans les décennies qui ont suivi, une dizaine d’Etats ont également supprimé la prise en compte de l’appartenance ethnique comme critère d’accès dans les procédures d’admission à leurs universités. En 2020, un nouveau référendum est organisé en Californie pour éventuellement réinstaurer l’affirmative action ; cette proposition est rejetée. En 2023, la Cour suprême a déclaré la discrimination positive inconstitutionnelle.
Les politiques de discrimination politique ont clairement permis d’accroître la représentation à l’université des catégories ciblées ; réciproquement son abolition dans certains Etats a été suivie par une chute de la proportion de noirs et d’hispaniques parmi les étudiants à l’université [Hinrichs, 2012]. L’une des questions est de savoir si cette mesure de discrimination positive est bénéfique aux catégories ciblées, notamment en ce qui concerne leur situation sur le marché du travail et donc, réciproquement, si son retrait nuit à leur situation. Une autre question est de savoir dans quelle mesure la discrimination positive nuit aux populations non ciblées. Elles ont été particulièrement été étudiées en économie de l’éducation et elles rejoignent le débat plus général quant à savoir s’il y a un arbitrage entre égalité et efficacité. Par la suite, je vais surtout me concentrer sur la première.
Richard Sander (2004), professeur de droit à l’Université de Californie (Los Angeles), a suggéré que la discrimination positive pouvait se révéler contreproductive en creusant les inégalités. En l’occurrence, il a avancé l’hypothèse selon laquelle la discrimination positive pourrait nuire aux populations visées en les faisant accéder à des formations dont le niveau d’exigence est trop élevé par rapport à leur niveau et en les détournant ainsi des formations dans lesquelles ils ont de bien meilleures chances de réussir : c’est la théorie du « mésappariement » (mismatch). C’est ce qu’il conclu en observant les chances des noirs de réussir l’examen du barreau. Ainsi, il suggère que les noirs auraient de meilleures chances de devenir avocats en l’absence de l’affirmative action.
La théorie du mismatch est loin d’avoir été validée par les études empiriques. Dans le cas des Etats-Unis, Zachary Bleemer (2022) a étudié les effets de l’abolition de l’affirmative action en Californie. Il observe que celle-ci a conduit à une baisse des effectifs des étudiants des minorités sous-représentées dans les universités les plus prestigieuses et une hausse de leurs effectifs dans les universités moins prestigieuses. Si l’hypothèse de Sander était juste, cette réorientation aurait dû se traduire par une meilleure réussite scolaire des minorités sous-représentées et une amélioration de leur situation sur le marché du travail. Or, Bleemer observe l’inverse : leurs chances d’obtention d’un diplôme universitaire et leurs rémunérations ont baissé. Il note que l’affirmative action a pu détériorer la situation de certains blancs et asiatiques, mais il estime que ces coûts sont moindres que les gains qu’en tirent les minorités sous-représentées. Surendrakumar Bagde et alii (2016) et Sebastián Otero et alii (2021), observant respectivement le cas de l’Inde et du Brésil concluent aussi que les mesures de discrimination positive ont amélioré le niveau de diplôme et la situation sur le marché du travail des populations ciblées (cf. Luc Behaghel et alii [2023] pour creuser davantage cette question).
Dans une nouvelle étude, Francisca Antman, Brian Duncan et Michael Lovenheim (2024) ont cherché à déterminer l’impact à long terme que l’abolition de la discrimination positive a pu avoir dans quatre Etats qui l’ont adoptée dans le courant des années 1990 ou 2000, à savoir le Texas, la Californie, l’Etat de Washington et la Floride. A partir de données tirées du recensement américain et de l’enquête American Community Survey, ils ont appliqué la méthode des différences de différences pour comparer l'obtention de diplômes, les rémunérations et l'emploi des individus issus des minorités sous-représentées relativement à ceux des autres individus avant et après l'entrée en vigueur de l’abolition de la discrimination positive. Ils ont pris en compte l’origine ethno-raciale, mais aussi le genre. Leurs résultats montrent que l’interdiction de la discrimination positive a bien des répercussions sur les catégories ethno-raciales et que ces répercussions dépendent étroitement du genre.
Antman et ses coauteurs concluent que l’abolition de l'affirmative action a creusé les inégalités ethno-raciales parmi les femmes dans l’obtention d’un diplôme et les rémunérations. En effet, les femmes issues de minorités sous-représentées ont vu leurs chances d’obtenir un diplôme universitaire, leurs rémunérations et leurs chances d’être en emploi diminuer relativement aux femmes blanches non hispaniques. Ce sont tout particulièrement les femmes hispaniques qui ont vu leur situation se détériorer : leurs chances d’obtention d’un diplôme universitaire, leurs chances d’être en emploi et leurs rémunérations ont chuté. Les femmes noires ont également vu leurs rémunérations baisser, tandis que les femmes blanches ont vu les leurs augmenter.
L’impact de l’abolition de la discrimination positive sur les hommes s’avère bien plus ambigu. Dans l’ensemble, ses effets sur les chances d’obtention d’un diplôme, les chances d’être en emploi et les rémunérations des hommes sont assez limités. Antman observent toutefois que dans certains Etats cette abolition semble avoir amélioré la situation des noirs sur le marché du travail, ce qui pourrait aller dans le sens de la théorie du « mismatch », mais l'effet reste peu significatif.
Références
BEHAGHEL, Luc, Julien GRENET & Marc GURGAND (2023), Économie de l'éducation, éditions La Découverte.