Une partie non négligeable de la production et des échanges relève de l’économie informelle. A un extrême, des entreprises n’existent tout simplement pas aux yeux des autorités. Elles ne sont pas enregistrées, elles ne respectent pas la réglementation, elles vendent leurs produits et rémunèrent leurs facteurs de production avec de la monnaie fiduciaire, elles ne disposent pas de comptes bancaires et ne payent ni impôts, ni cotisations sociales. A un autre extrême, certaines entreprises enregistrées dissimulent une partie de leurs ventes ou de la main-d’œuvre employée aux yeux des autorités publiques afin de réduire le montant des prélèvements obligatoires, tout en continuant à respecter de nombreuses règles. Entre ces deux extrêmes, il existe d’innombrables situations intermédiaires relevant de l’économie informelle.
Rafael La Porta et Andrei Shleifer (2014) ont établi cinq faits stylisés à propos de l’économie informelle dans les pays en développement. Premièrement, le secteur informel y est très important, puisqu’il représente la moitié de l’économie dans les plus pauvres pays. Selon l’indicateur utilisé, le secteur informel représente entre 30 et 40 % de l’activité économique totale dans les pays plus pauvre et une part encore plus élevée de l’emploi.
Deuxièmement, les entreprises informelles sont plus petites que les entreprises formelles. Elles sont aussi beaucoup moins productives. L’inefficacité des entreprises informelles n’est pas qu’une question de taille, puisqu’un large écart de productivité apparaît pour les entreprises formelles et informelles de même taille. Les salaires versés dans les entreprises informelles sont aussi bien inférieurs à ceux versés par les entreprises formelles, ce qui suggère à nouveau que les premières sont moins productives que les secondes. La faible valeur ajoutée des travailleurs informels se traduit par une faible qualité des produits vendus. Les différences en termes de capital humain entre les travailleurs des entreprises informelles et ceux des entreprises formelles sont toutefois réduites ; en revanche, les dirigeants des premières sont moins dotés en capital humain que les dirigeants des secondes. Au final, si l’économie informelle est si large dans les pays pauvres, c’est précisément parce que leurs entrepreneurs sont improductifs.
Troisièmement, l’apparition des activités informelles s’explique essentiellement par la volonté de fuir les impôts et la réglementation. De Soto (1989) affirmait que les entreprises informelles désiraient pour la plupart d’entre elles entrer dans le secteur formel, mais qu’elles seraient désincitées à le faire en raison de la corruption, de la fiscalité et de la réglementation publique. En fait, l’obstacle le plus important que rencontre l’ensemble des entreprises est le manque d’accès au financement et cet obstacle est particulièrement contraignant pour les entreprises informelles. Selon La Porta et Shleifer, c’est parce qu’elles ne sont pas compétitives que les entreprises informelles ne peuvent ou ne désirent entrer dans le secteur formel. Ils en concluent alors qu’un assouplissement des coûts d’enregistrement n’incitera pas les firmes informelles à pénétrer le secteur formel et n’accélérera pas la croissance économique.
Quatrièmement, l’économie informelle est largement déconnectée de l’économie formelle. La quasi-totalité des entreprises formelles sont nées dans le secteur formel, tandis que la majorité des entreprises informelles demeurent dans le secteur informel tout au long de leur existence. Ces dernières font rarement la transition vers le secteur formel. Enfin, elles commercent très peu avec les entreprises formelles.
Cinquièmement, au fur et à mesure que les pays voient leur revenu par habitant s’accroître et qu’ils se développent, l’économie informelle tend à se contracter, si bien que l’économie formelle finit par dominer la vie économique.
Ces divers résultats sont cohérents avec les modèles d’économies duales à la Lewis. La croissance économique joue un rôle clé pour réduire la part du secteur informel dans l’ensemble de l’économie, mais le maintien d’un large secteur informel freine précisément la croissance économique en limitant les gains de productivité. En l’occurrence, l’un des obstacles à la croissance économique n’est pas l’insuffisance en main-d’œuvre qualifiée, mais plutôt l’insuffisance en entrepreneurs qualifiés. En créant des entreprises productives et en veillant à leur développement, les entrepreneurs qualifiés jouent un rôle dans l’accélération de la croissance économique, mais ce faisant ils concurrencent les entreprises informelles, ce qui conduit ces dernières à cesser leur activité. La meilleure manière de réduire l’ampleur de l’économie informelle n’est pas vraiment les coûts d’enregistrement, mais plutôt de favoriser l’apparition d’une classe d’entrepreneurs qualifiés, notamment à travers l’immigration et l’éducation.
Références
LA PORTA Rafael, & Andrei SHLEIFER (2014), « Informality and development », National Bureau of Economic Research, working paper, n° No. 20205, juin.