Les inégalités de genre sont susceptibles d’affecter la croissance économique via plusieurs canaux [Morrison et alii ; Amin et alii, 2015]. Un premier lien repose sur le capital humain, c’est-à-dire la qualité du facteur travail : l’accumulation du capital humain (c’est-à-dire l’accumulation de compétences, mais aussi les progrès en termes de santé) accroît la productivité du travail. Le faible investissement dans le capital humain des femmes restreint alors le potentiel de croissance de l’économie, surtout si les rendements marginaux de la scolarité pour les femmes excèdent ceux des hommes. Un deuxième lien concerne l’allocation des facteurs de production. Si des barrières empêchent les femmes de travailler dans certains secteurs ou certaines professions, alors les facteurs ne sont pas alloués vers leur meilleur usage productif : l’allocation des ressources est inefficace, ce qui pèse à nouveau sur la croissance potentielle. Un troisième lien entre les inégalités de genre et la croissance repose sur les propensions marginales à épargner. En l’occurrence, les femmes seraient davantage incitées que les hommes à épargner, notamment en raison du plus grand altruisme intergénérationnel dont elles feraient preuve. Or, dans un cadre néoclassique, l’épargne est essentielle pour l’accumulation du capital, en particulier dans les pays en développement, peu dotés de capacité de financement. Selon cette perspective, l’incapacité des femmes à percevoir librement un revenu (notamment du travail), donc d’épargner, freinerait tout particulièrement le décollage des pays en développement.
Les études macroéconomiques portant sur le lien entre inégalités de genre et développement se sont multipliées depuis le début des années quatre-vingt-dix, lorsque les données relatives aux revenus ont enfi été disponibles pour de nombreux pays développés et en développement. En l’occurrence, elles se sont avant tout penchées sur l’impact des inégalités face à l'éducation. Sur le plan empirique, plusieurs études constatent que les progrès réalisés dans l’éducation des femmes stimulent leurs salaires et que les rendements de l’éducation sont fréquemment plus élevés pour les femmes que pour les hommes [Schultz, 2002 ; Morrison et alii]. En outre, les progrès dans l'éducation des femmes contribueraient au développement humain, notamment en réduisant la mortalité infantile et en améliorant plus glabolement la santé et la scolarité dans la société. Puisque le développement humain favorise la croissance économique, cela suggère que la réduction des inégalités de genre dans l’éducation favorise cette dernière.
Plusieurs études empiriques ont décelé une corrélation négative entre les inégalités de genre dans l’éducation et le niveau de vie. L’étude réalisée par Anne Hill et Elizabeth King (1993) est parmi les premières à estimer l’impact de l’écart de réussite dans le primaire et le secondaire sur le PIB par tête. A partir des données relatives à la période 1975-1985, elles décèlent une corrélation négative statistiquement et économiquement significative. De leur côté, Stephen Knowles, Paula Lorgelly et Dorian Owen (2002) reprennent le modèle de Solow pour y incorporer séparément le capital humain détenu par les femmes et celui détenu par les hommes pour estimer l’impact des écarts d’accumulation sur le niveau de revenu à l’état régulier. A partir des données de la période 1960-1990, ils constatent une corrélation négative entre l’écart de réussite scolaire et le revenu : pour un niveau donné de réussite scolaire des hommes, une moindre réussite scolaire des femmes est associée à un plus faible niveau de revenu à l’état régulier.
D’autres études ont observé le lien entre inégalités de genre dans l’éducation et croissance économique. Robert Barro et Jong-Wha Lee (1994) et Robert Barro et Xavier Sala-i-Martin (1995) ont estimé l’impact de la durée de scolarité des filles sur la croissance du PIB par tête. Leurs études suggèrent qu’une plus grande scolarisation des femmes dans le primaire et secondaire (c’est-à-dire une moindre inégalité dans l’éducation) est négativement corrélée avec la croissance économique. David Dollar et Roberta Gatti (1999) réévaluent l’impact de la réussite des femmes dans le secondaire sur la croissance, mais en contrôlant les taux de réussite dans le secondaire pour les hommes. A la différence de Barro et de ses coauteurs, ils constatent qu’une plus grande réussite des femmes dans le secondaire (en l’occurrence, une plus grande part des femmes parmi la population adulte qui est diplômée dans le secondaire) est associée à un plus haut taux de croissance, mais seulement dans les pays où les femmes sont déjà fortement éduquées. Leur étude n’analysait toutefois l’impact sur la croissance que sur des intervalles de cinq ans. Stephan Klasen (1999) a alors utilisé un plus grand intervalle de croissance en faisant l’hypothèse que le capital humain n’est rentable qu’à long terme. Il utilise, d’une part, le ratio rapportant le nombre d’années de scolarité des femmes sur celui des hommes et, d’autre part, le taux de croissance de ce ratio au cours du temps. Il constate alors que ces deux mesures sont positivement corrélées avec la croissance économique.
GRAPHIQUE 1 Croissance du PIB par tête et indice d'inégalités de genre
source : Amin et alii (2015)
Mohammad Amin, Veselin Kuntchev et Martin Schmidt (2015) ont utilisé les données relatives à 107 pays pour analyser la relation entre inégalités de genre et croissance. Leur étude se distingue des précédentes sur deux plans. D’une part, elle s’appuie sur l’indice des inégalités de genre des Nations Unies, qui prend en compte la santé, l’emploi et l’émancipation politique. Ainsi, les trois auteurs utilisent une mesure des inégalités de genre qui va bien au-delà des inégalités de genre dans l’éducation, contrairement à la plupart des études. D’autre part, ils analysent l’hétérogénéité qu’est susceptible de connaître la relation entre inégalités de genre et croissance, notamment en fonction du niveau de revenu du pays. Ainsi, ils cherchent à déterminer si les inégalités de genre et le développement économique sont des substituts ou bien des compléments pour la croissance.
GRAPHIQUE 2 Croissance du PIB par tête et indice d'inégalités de genre après avoir contrôlé la convergence entre pays
source : Amin et alii (2015)
Leurs résultats confirment que de plus grandes inégalités de genre est fortement associé à une plus faible croissance du revenu par tête. Cependant, cette relation négative entre inégalités de genre et croissance s’explique par les données des pays pauvres, les données relatives aux pays riches ne présentant pas une telle relation : à des niveaux de revenu suffisamment élevés, il n’y a pas de relation statistiquement significative et robuste entre les inégalités de genre et la croissance économique (cf. graphiques 1 et 2). Comme les pays en développement se caractérisent par de faibles niveaux de vie et de fortes inégalités de genre, ils peuvent à la fois réduire les inégalités de genre et stimuler leur croissance économique en mettant en œuvre des politiques de lutte contre les inégalités de genre.
Références
AMIN, Mohammad, Veselin KUNTCHEV & Martin SCHMIDT (2015), « Gender inequality and growth. The case of rich vs. poor countries », Banque mondiale, policy research working paper, n° 7172
BANDIERA, Oriana, & Ashwini NATRAJ (2013), « Does gender inequality hinder development and economic growth? Evidence and policy implications », Banque mondiale, policy research working paper, n° 6369, février.
BARRO, Robert, & Jong-Wha LEE (1994), « Sources of economic growth », Carnegie-Rochester Series on Public Policy, vol. 40, n° 1.
BARRO, Robert, & Xavier SALA-I-MARTIN (1995), Economic Growth.
HILL, M. Anne, & Elizabeth M. KING (1995), « Women’s education and economic well-being », in Feminist Economics, vol. 1, n° 2.
KNOWLES, Stephen, Paula K. LORGELLY & P. Dorian OWEN (2002), « Are educational gender gaps a brake on economic development? Some cross-country empirical evidence », Oxford Economic Papers, vol. 54.
MORRISON, Andrew, Dhushyanth RAJU & Nistha SINHA (2007), « Gender equality, poverty and economic growth », Banque mondiale, policy research working paper, n° 4349, septembre.
SCHULTZ, T. Paul (2002), « Why governments should invest more to educate girls », World Development, vol. 30, n° 2.