Selon Jean Monnet, « l’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises ». Or, le projet européen perd du soutien en sa faveur, en particulier dans les pays-membres qui ont été les plus exposés à la crise, si bien que beaucoup estiment probable que la zone euro éclate, en l’occurrence qu’un pays ou un groupe de pays abandonne l’euro.
Selon Luigi Guiso, Paola Sapienza et Luigi Zingales (2014), la conception fonctionnaliste dont faisait preuve Monnet supposait que la délégation de certaines fonctions politiques entre les mains des autorités supranationales incite à poursuivre l’intégration. Cette incitation peut aussi bien passer par des boucles rétroactives positives (par exemple, les électeurs prennent conscience des bénéfices à l’intégration et désirent alors sa poursuite) que négatives (par exemple, dans la mesure où l’approfondissement de l’intégration s’accompagne d’incohérences, celles-ci nécessitent alors une intégration plus complète pour les surmonter). En l’occurrence, l’élite est peut-être prête à mettre en œuvre des étapes d’intégration qu’elle sait insoutenables, mais elle espère que les crises que ces incohérences provoqueront à l'avenir finiront par convaincre les Européens de poursuivre l’intégration. Cette dernière correspond finalement à une véritable « réaction en chaîne » où chaque étape résout les contradictions précédentes, mais en en générant de nouvelles, checune d'entre elles requiert la suivante. Selon une autre interprétation de cette « réaction en chaîne », les électeurs européens désirent un approfondissement de l’intégration européenne, mais pas les politiciens locaux, car cela les amène à abandonner une partie de leurs pouvoirs. Rien assure toutefois, dans l'une ou l'autre de ces interprétations, qu'une poursuite de l'intégration accroisse effectivement la stabilité de l'ensemble.
Les trois auteurs ont cherché à vérifier l’idée de Monnet. Ils se sont alors demandés si, d’une part, les crises européennes accentuaient le scepticisme que les Européens affichent envers le projet européen ou si elles confortaient au contraire le soutien qu’ils affichent à son égard et si, d’autre part, l’intégration en tant que telle accentuait le soutien en faveur de l’intégration. Pour cela, ils ont examiné comment les opinions des Européens vis-à-vis du projet d’intégration européenne ont changé entre 1973 et 2013 en utilisant les enquêtes de l’Eurobaromètre réalisées dans 15 pays européens : le Danemark, la Suède, la Finlande, le Royaume-Uni, l’Irlande (constituant le groupe du « nord » dans l'analyse), l’Autriche, l’Allemagne, la France, la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg (constituant le groupe du « centre »), l’Italie, , la Grèce, l’Espagne et le Portugal (constituant le groupe du « sud »).
GRAPHIQUE Opinions en faveur de l'appartenance à l'Union européenne (en %)
Il apparaît que les pays du sud étaient initialement plus pro-européens que les pays du nord. Cette différence semble reliée à la qualité des institutions domestiques : plus celle-ci était faible, plus le soutien en faveur d'une délégation des pouvoirs au niveau supranational était forte. Entre 1973 et 1991, les Européens se sont montrés de plus en plus confiants quant aux bénéfices de l’intégration, ce qui semble cohérent avec l’idée de boucles rétroactives positives dans la réaction en chaîne de Monnet. Comme le soutien populaire envers l'appartenance à l'Union européenne s'effondre à partir de 1992, le traité de Maastricht semble avoir mis un terme à ces boucles rétroactives positives. Cette chute semble corrélée avec un moindre soutien pour le marché unique et pour l’approfondissement de l’intégration européenne. Avec la crise de la zone euro, le consensus des pays du sud envers l’Europe chuta davantage, passant de 54 % à 44 %. Non seulement le projet européen perd de son soutien en raison des crises, mais il perd surtout l’adhésion des plus jeunes cohortes. Autrefois, les jeunes étaient ceux qui se montraient les plus favorables à l’Europe ; ils sont désormais parmi les moins favorables au projet européen. Le soutien envers l’euro semble remarquablement stable, tandis que la confiance envers les institutions européennes a chuté, même davantage que la confiance envers les institutions nationales.
Selon Luigi Guiso et ses coauteurs, la détérioration du soutien en faveur de l’Europe en 1992 s’explique avant tout par le fait que la population a une moins bonne opinion des bénéfices associés au marché unique, de la monnaie unique et de l’approfondissement de l’intégration politique. La plus grande insatisfaction dont ont fait preuve les Européens vis-à-vis du projet européen lors de l’élargissement de 2004 semble s’expliquer avant tout par des facteurs propres à chaque pays. L’effondrement du soutien en faveur de l’Europe que l’on a pu observer lors de la crise de la zone euro s’explique principalement par l’aggravation du chômage. Enfin, Luigi Guiso et alii rappellent que l’adoption d’une monnaie unique impose par définition une unique politique monétaire pour l’ensemble des pays-membres, or les décisions des autorités monétaires peuvent se révéler sous-optimales du point de vue de chaque pays ; les auteurs confirment que cette inadéquation de la politique monétaire avec la conjoncture domestique contribue à accentuer l’insatisfaction des populations.
Luigi Guiso et ses coauteurs interprètent leurs résultats comme suggérant que beaucoup d’Européens n’apprécient pas la tournure prise par le projet européen, mais considèrent tout de même l’Union européenne comme une institution à même de régler les crises. Malgré la récession, les Européens croient toujours en la monnaie unique. En fait, les Européens ne veulent pas aller de l'avant dans le processus d'intégration, mais ils ne veulent pas non retourner en arrière, si bien que la situation actuelle s’apparente à une véritable impasse politique. D’un côté, les Européens ne désirent pas déléguer davantage de pouvoirs au niveau supranational. De l’autre, au fur et à mesure que l’intégration se poursuit, le coût d’un retour en arrière s’accroît, faisant apparaître les différentes étapes d’intégration comme de moins en moins réversibles. Le risque est effectivement réel que la sortie d’un pays de la zone euro se traduise non seulement par la désintégration de la zone euro, mais aussi par l'effondrement de échanges commerciaux, une fermeture des frontières, etc. En d’autres termes, l’envers de la réaction en chaîne de Monnet est bien celle d'un effondrement total. Cette interprétation serait cohérente avec le fait que le soutien en faveur de l’euro ait chuté dans les pays européens qui n’ont pas adopté la monnaie unique.
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