Au cours de la dernière décennie, les économies en développement ont connu des taux de croissance sans précédents, ce qui s’est traduit par une forte réduction de la pauvreté extrême et une forte expansion de la classe moyenne au niveau mondial. Avec le déclin des performances économiques des pays riches, la différence entre les taux de croissance des pays avancés et en développement a atteint plus de 5 points de pourcentage. La Chine, l’Inde et quelques autres pays asiatiques sont à l’origine de l’essentiel de cette performance. De leur côté, l’Amérique latine et l’Afrique ont amorcé leur croissance et retrouvé les taux de croissance qu’ils avaient connu dans les années cinquante et soixante.
Dani Rodrik (2013a) s’est alors demandé si les pays en développement pourront poursuivre ces performances à l’avenir et renverser la Grande Divergence qui a séparé l’économie mondiale entre pays riches et pauvres au dix-neuvième siècle. Pour cela, il doit identifier les moteurs clés de la croissance économique, ainsi que les contraintes qui pèsent sur elle. L’observation des bouleversements qui ont touché l’économie mondiale depuis la Révolution Industrielle l’amène à formuler six faits stylisés à propos de la croissance économique :
1. La croissance du PIB et celle de la productivité globale se sont graduellement accélérées au cours du temps (et non pas subitement en des instants précis), si bien qu’il est difficile de clairement dater le début de la Révolution industrielle. La croissance de la productivité globale des facteurs s’élevait à 0,5 % dans le siècle qui suivit 1780, après avoir approximé zéro pendant plusieurs siècles. Avant la Seconde Guerre mondiale, la période la plus prospère était celle de l’étalon-or : la croissance annuelle du PIB mondial s’élevait à 1 % entre 1870 et 1913. Elle atteint 3 % entre 1950 et le milieu des années soixante-dix. Bien que la croissance ait ralenti depuis, elle reste plus rapide que ce qui était observé durant l’entre-deux-guerres.
2. Certains mettent en avant les avantages associés au sous-développement économique. Par exemple, les pays en développement n’auraient pas à innover, mais simplement à importer les technologies créées par les pays avancés pour amorcer leur rattrapage sur les pays avancés. Trois pays émergents d’Asie ont connu des taux de croissance particulièrement exceptionnels dans l’après-guerre : la croissance du PIB par tête s’est maintenue entre 7 et 8 % entre 1950 et 1973 au Japon, entre 1973 et 1990 en Corée du Sud et depuis 1990 en Chine, ce qui permit à tous trois de voir leurs niveaux de vie converger rapidement avec ceux de l’occident. La convergence est toutefois l’exception plutôt que la règle. A long terme, les taux de croissance ne sont corrélés ni avec le niveau initial de productivité, ni avec la distance séparant l’économie de la frontière technologique. Les économies pauvres ne tendent pas à croître en moyenne plus rapidement que les économies riches : on dit qu’il n’y a pas de convergence inconditionnelle. En revanche, il est possible d’observer une convergence conditionnelle : lorsque les taux de croissance sont conditionnés par un ensemble limité de variables, les résidus de croissance sont négativement corrélés avec les niveaux initiaux de PIB par tête. Ces variables incluent le capital humain, l’investissement, la qualité des institutions, le degré d’ouverture et la stabilité macroéconomique. En d’autres termes, seul un sous-ensemble de pays qui présentent des niveaux similaires dans ces variables conditionnelles connaît une convergence.
3. Les économies pauvres ne sont pas une reproduction en miniature des économies riches. Elles sont structurellement différentes de ces dernières. Elles produisent une gamme limitée de biens et services. En leur sein, les secteurs traditionnels et modernes se démarquent les uns des autres par de larges écarts structurels en termes de productivité. Le développement passe donc par un changement structurel qui implique la réallocation de la main-d’œuvre employée dans les secteurs traditionnels à faible productivité vers les activités modernes à productivité élevée. Les pays qui connaissent les plus fortes croissances sont justement ceux qui ont réussi à supprimer le plus efficacement les obstacles entravant cette transformation. Rodrik considère que les analyses en termes d’avantages comparatifs sont peu pertinentes pour analyser le développement : celui-ci ne passe pas par une spécialisation, mais bien par une diversification productive. Au fur et à mesure qu’elles s’enrichissent, les économies produisent une gamme toujours plus large de biens et services. La diversification cesse toutefois à partir d’un niveau élevé de revenu et laisse place à une spécialisation dans plusieurs activités.
4. Historiquement, l’industrialisation et les exportations de produits manufacturés ont été les plus sûrs leviers pour une croissance rapide et soutenue. C’est en s’industrialisant que la Grande-Bretagne et ses imitateurs (certains pays européens, les Etats-Unis) sont entré dans le régime moderne de la croissance économique au cours du dix-neuvième siècle. C'est également en s’industrialisant que certains retardataires (le Japon, la Corée du Sud, etc.) ont pu rattraper leur retard au cours du vingtième siècle et rejoindre le club des pays avancés. À l'exception de quelques petits pays qui ont bénéficié d’une abondance des ressources naturelles, quasiment tous les pays qui ont connu des taux de croissance élevés ces dernières décennies (en premier lieu la Chine) doivent leurs performances à leur activité manufacturière.
5. Les niveaux de productivité des pays en développement ne convergent pas vers ceux des pays avancés, mais l’industrie manufacturière fait toutefois l’objet d’une convergence : les activités industrielles qui ont débuté loin derrière la frontière de productivité connaissent une croissance plus rapide de leur productivité. Selon Rodrik, cette dynamique doit certainement être reliée à la nature échangeable des produits manufacturés et à la relative facilité avec laquelle la technologie est transférée d’un pays à l’autre. La convergence inconditionnelle observée dans le secteur manufacturier est toutefois insuffisante pour entraîner une convergence au niveau agrégé. Le secteur manufacturier formel est en effet relativement petit dans les pays à faible revenu ; il emploie moins de 5 % de la main-d’œuvre dans les plus pauvres d’entre eux. Les pays en développement prospères sont justement ceux qui ont su opérer une industrialisation rapide en plus de la convergence industrielle.
6. Les économies les plus prospères n’ont pas été celles qui avaient le moins d’intervention étatique. La Chine et l’Inde, deux des pays émergents les plus prospères, connaissent une forte implication de l’Etat. Certes, les formes extrêmes d’intervention de type planification centrale étouffent l’activité privée et par là nuisent à la croissance. Toutefois, un recul de l’intervention étatique n’apparaît pas forcément favorable à la croissance pour les pays qui ont adopté un modèle intermédiaire entre la planification centrale et le laissez-faire, soit en l’occurrence la majorité des pays.
Lorsqu’il interprète ces six faits stylisés, Rodrik en vient à considérer que la croissance repose finalement sur deux dynamiques clés. La première est le développement des capabilités fondamentale, c’est-à-dire l’accumulation du capital humain (englobant les qualifications et la santé) et le développement des institutions (avec l’amélioration du cadre régulateur et de la gouvernance). La seconde dynamique est la transformation structurelle qui se caractérise par l’apparition et le développement de nouvelles industries caractérisées par une forte productivité et par le transfert de main-d'œuvre des secteurs traditionnels marqués par une faible productivité vers les secteurs modernes. A moins qu’ils ne bénéficient d’une abondance en ressources naturelles, les pays en développement ne peuvent atteindre une croissance durable que s’ils sont parvenus à opérer une transformation structurelle rapide. Les défaillances de marché et d’Etat font toutefois obstacles à la transformation structurelle. D’un côté, une régulation et une bureaucratie excessives, une forte imposition, la corruption ou encore un code du travail restrictif étouffent l’activité entrepreneuriale. De l’autre, les imperfections du marché et les défauts de coordination freinent également l’accumulation du capital. Par exemple, la présence d’économies d’échelle implique des investissements qui seront rentables une fois mis en œuvre, mais qui ne seront pas mis en œuvre en raison du montant élevé de financement qu’ils exigent. Ou encore, s’ils ne sont pas assurés que les gains compensent les coûts de leur investissement, les entrepreneurs peuvent aussi être désincités à investir.
Il peut être des fois plus efficace pour les autorités publiques de compenser indirectement les agents pour les défaillances, plutôt que d’éliminer ces dernières. Certes les nouvelles industries ne peuvent émerger dans un environnement marqué par l’instabilité macroéconomique et où les droits de propriété ne sont pas protégés, mais l'industrialisation peut toutefois s’amorcer dans un environnement où les institutions sont peu développées et où les agents ne disposent que peu de compétences. Les autorités publiques peuvent en effet compenser la faiblesse des fondamentaux en adoptant des politiques que Rodrik qualifie d’« hétérodoxes » pour accroître rapidement la part de la main-d’œuvre employée dans l’industrie. Par exemple, comme la Corée du Sud et Taïwan quelques décennies plus tôt, la Chine a subventionné ses exportations (notamment indirectement, avec la sous-évaluation de sa devise). En instaurant également des zones économiques spéciales, elle a stimulé la création d’entreprises et favorisé leur accès aux marchés internationaux ; ces firmes auraient par contre subi un choc sévère si la Chine avait suivi les recommandations « orthodoxes » du Consensus de Washington et avait entièrement libéré son commerce extérieur.
La seule industrialisation ne suffit toutefois à assurer la croissance à long terme. Si l’économie ne parvient pas à se doter de fondamentaux solides, une croissance tirée par la transformation structurelle va s’essouffler et vaciller. Les pays ayant réussi leur décollage industriel doivent donc mettre en œuvre des politiques qui favorisent l’accumulation du capital humain et améliorent la qualité des institutions.
Selon Rodrik, rien n’empêche en principe les pays africains de connaître les mêmes performances que les économies est-asiatiques. Les pays en développement vont toutefois connaître ces prochaines décennies de puissants vents contraires qui contraindront leur décollage. Premièrement, l’économie mondiale sera moins dynamique qu’elle ne le fut au cours des dernières décennies. Les pays riches et en particulier les économies européennes vont connaître une faible croissance, or ils sont une destination privilégiée pour les exportations des pays émergents. Deuxièmement, les évolutions touchant l’industrie se révèleront également contraignantes. Les changements technologiques rendent la production manufacturière de plus en plus intensive en capital et en qualifications, si bien que l’industrie devient de moins en moins capable d’absorber les larges volumes de main-d’œuvre provenant de la campagne et du secteur informel. Troisièmement, les nouveaux entrants dans les activités manufacturières font aujourd’hui face à une plus forte concurrence mondiale que les entreprises de Corée ou de Taïwan ont pu connaître dans les années soixante-dix ou celles de Chine dans les années quatre-vingt-dix. Les champions manufacturiers d’Asie ont bénéficiés de marchés domestiques protégés qui leur ont permis de se développer et de s’assurer suffisamment de profit pour financer leurs incursions sur les marchés internationaux. Les pays africains importent aujourd’hui de larges montants de produits asiatiques peu coûteux, ce qui complique la survie de leurs entreprises domestiques.
Les pays est-asiatiques et les prochains pays émergents auront donc du mal à obtenir ou maintenir des taux de croissance soutenue. Les six décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale auront donc véritablement été exceptionnelles. Les pays en développement vont certainement croître plus rapidement que les pays avancés, mais avant tout en raison du ralentissement de l’activité au sein de ces derniers. La croissance économique dépendra avant tout des dynamiques domestiques. Comme par le passé, les politiques économiques devront stabiliser l’environnement macroéconomique, inciter à la restructuration et à la diversification de l’économie, répondre aux inégalités et à l’exclusion, soutenir l’investissement dans le capital humain et renforcer le cadre institutionnel. L’environnement économique du vingt-et-unième siècle implique toutefois que les économies réduisent également leur dépendance envers l’extérieur, ce qui nécessite que les autorités se focalisent davantage sur la répartition des revenus et sur la santé des classes moyennes. En d’autres termes, la politique sociale apparaît véritablement complémentaire à la politique de croissance.
Références