Les marchés du travail régionaux sont marqués par de profondes disparités en termes d’emploi, de salaires et de chômage. Si les différences institutionnelles peuvent expliquer l’essentiel des différences observées entre les marchés du travail nationaux, elles peuvent difficilement expliquer les disparités observées entre les marchés régionaux puisque le cadre institutionnel ne varie que marginalement d’une région à l’autre au sein d’un pays donné. Toute une littérature de l’économie géographique s’est penchée sur la structure spatiale des disparités régionales des marchés du travail et notamment du chômage.
Les études empiriques mettent en évidence que les taux de chômage sur les différents marchés du travail régionaux présentent un degré significatif de corrélation spatiale. Henry G. Overman et Diego Puga (2002) ont mis en évidence que les taux de chômage des régions européennes sont bien plus proches des taux moyens affichés par les régions qui leur sont immédiatement avoisinantes que le taux moyen des autres régions dans le reste du pays. Cette association spatiale ne s’explique pas principalement par la concentration spatiale de zones dotées d’une même composition en compétences, ni même d’une même spécialisation sectorielle. Overman et Puga attribuent les taux de chômage régionaux à la demande de travail. Par conséquent, si les disparités constatées entre les marchés du travail régionaux trouvent une explication dans la demande de travail, alors elles pourraient en définitive dépendre du commerce interrégional. D’autres auteurs mettent également en avant l’importance des flux de commuting, c’est-à-dire des trajets quotidiens entre lieu de résidence et lieu de travail, de la migration, de l’inadéquation entre l’offre et la demande de travail ou encore de l’activité immobilière pour expliquer la forte dépendance spatiale des taux de chômage.
Alessandra Fogli, Enoch Hill et Fabrizio Perri (2012) ont cherché à rendre compte des propriétés géographiques des différents cycles d’affaires que connurent les Etats-Unis au cours des trente dernières années, en mettant particulièrement l’accent sur l’épisode de la Grande Récession qui débute en 2007. Pour observer l’apparition et la diffusion spatiales des récessions lors de ces trois décennies, ils compilent les taux de chômage mensuels que le Bureau of Labor Statistics a enregistré entre janvier 1977 et décembre 2011 pour 3065 comtés présents sur le continent américain. Dans la première partie de l’analyse empirique, Fogli et alii se focalisent sur la Grande Récession, puis ils comparent dans un deuxième temps les caractéristiques spatiales du récent cycle avec ceux caractérisant les précédents. Les quatre graphiques infra représentent la déviation du taux de chômage constaté dans chaque comté de sa tendance à long terme. Les trois auteurs observent en outre la déviation standard du chômage entre les comtés, qui rend compte de la dispersion spatiale des déviations des niveaux de chômage de leur moyenne à long terme. Ils observent également le coefficient autorégressif spatial, un indicateur utilisé pour mesurer le degré de corrélation spatiale, c’est-à-dire l’association qui existe entre l’emploi dans chaque comté et celui observé dans les comtés avoisinants.
GRAPHIQUE 1 Déviation du chômage de sa moyenne de long terme en juin 2007 (en points de pourcentage)
source : Fogli et alii (2012)
GRAPHIQUE 2 Déviation du chômage de sa moyenne de long terme en septembre 2008 (en points de pourcentage)
source : Fogli et alii (2012)
GRAPHIQUE 3 Déviation du chômage de sa moyenne de long terme en décembre 2008 (en points de pourcentage)
source : Fogli et alii (2012)
GRAPHIQUE 4 Déviation du chômage de sa moyenne de long terme en juin 2009 (en points de pourcentage)
source : Fogli et alii (2012)
En juin 2007, avant que ne débute la récession, le taux de chômage s‘établit à 4,6 % au niveau agrégé (cf. graphique 1). A cet instant-ci, le chômage n’est pas aléatoirement réparti dans l’espace, mais présente au contraire un degré élevé de corrélation spatiale ; des ensembles de comtés proches les uns des autres partagent soit un niveau élevé de chômage, soit un faible niveau. Toutefois, la majorité des comtés présentent des taux de chômage équivalents ou inférieurs à leur moyenne de long terme. La corrélation spatiale du chômage entre les comtés est alors de 0,796. Dans les mois suivants, avec l’apparition et l’aggravation de la crise, le taux de chômage au niveau national va passer de 5 % en décembre 2007, puis s’établir à 7,3 % un an plus tard. La répartition géographique du chômage va suivre sur cette période un schéma épidémique. En effet, le chômage ne s’accroît tout d’abord que dans quelques comtés, qui ne sont par ailleurs pas nécessairement proches les uns des autres, ce qui se traduit par une baisse du degré de corrélation spatiale (cf. graphique 2). Ensuite, le chômage va s’aggraver dans les comtés avoisinant ceux qui ont été initialement frappés par la remontée du chômage (cf. graphique 3). Par conséquent, le degré de corrélation spatiale, qui avait diminué pour s’établir à 0,704 en décembre 2007, va remonter à 0,767 en septembre 2008, puis à 0,821 en décembre 2008. Lors du pic de la récession en juin 2009, le chômage s’est étendu à l’ensemble du territoire (cf. graphique 4). Les degrés de corrélation spatiale et de dispersion spatiale vont alors se stabiliser. Il apparaît finalement que la localisation d’un comté dans l’espace détermine fortement les dynamiques du chômage qui y sont observées. Son popre niveau de chômage dépend de ceux observés dans les comtés voisins, tout comme il va affecter ces derniers. La géographie aurait donc effectivement un rôle significatif dans la transmission et la propagation des chocs macroéconomiques.
Fogli et alii doivent toutefois prendre en compte dans leur analyse le fait que la spécialisation géographique constitue une source potentielle de corrélation spatiale. Les auteurs prennent l’exemple de l’industrie automobile, géographiquement concentrée autour de Detroit, qui a été sévèrement touchée par le ralentissement de l’activité. L’indicateur de corrélation spatiale qui lui est associé est élevé et va fortement s’accroître lors de la récession puisque les comtés dotés d’une même structure industrielle vont être frappés de la même manière par la récession ; cette corrélation traduit donc une similarité dans la structure industrielle des comtés avoisinants Detroit et non pas véritablement une transmission des chocs d’un comté à un autre. Une fois que les auteurs prennent en compte cette influence de la composition industrielle, ils mettent en évidence que la corrélation spatiale suit effectivement une évolution en forme de V : elle est initialement élevée, puis elle tombe brutalement au début de la récession avant de s’accroître rapidement au cours de la récession pour enfin se stabiliser en fin de celle-ci. La dispersion spatiale présente quant à elle une évolution en forme de U inversé ; elle s’accroît au cours de la récession, puis se stabilise et chute. La transmission des chocs agrégés entre des comtés géographiquement proches peut donc avoir joué un rôle majeur durant la Grande Récession.
Les récessions de 1980, de 1982 et de 1990 présentent des propriétés géographiques similaires à celles mises en évidence pour la Grande Récession. La corrélation spatiale chute toute d’abord lorsque l’activité économique commence à ralentir avant de s’accroître brutalement pour se stabiliser à la fin de la récession. La dispersion spatiale s’accroît violemment durant la récession, puis se stabilise également et se réduit ensuite. Lors de la récession de 2001, la corrélation spatiale présente une évolution similaire en termes qualitatifs, mais son déclin se poursuit tout au long de la récession. En outre, la dispersion spatiale ne connait quant à elle aucune hausse. La hausse relativement limitée du chômage au cours de cet épisode pourrait expliquer la spécificité de ses propriétés spatiales. Au final, il apparaît que les taux de chômage des comtés sont fortement dispersés et corrélés dans l’espace. De plus, les dispersions et corrélation spatiales présentent des évolutions distinctes au cours de la plupart des récessions. Ces dynamiques ne peuvent simplement être expliquées par la composition industrielle des comtés.
Puisque la transmission géographique joue un rôle déterminant dans l’amplification et la propagation d’un choc agrégé, Fogli et alii développent un modèle de cycle d’affaires afin d’explorer plus finement cette conclusion. Le cycle d’affaires trouve son origine dans un choc agrégé frappant l’ensemble des comtés. Les répercussions de ce choc diffèrent toutefois d’un comté à l’autre. Si un comté disposant d’un niveau élevé de productivité peut ne connaître qu’une hausse limitée du chômage suite à un puissant choc agrégé, un comté qui verrait l’essentiel de son emploi concentré dans une entreprise fragile pourrait au contraire connaître une réponse suramplifiée de son taux de chômage à un faible choc. Dans la modélisation, la connexion géographique des comtés s’opère à travers deux canaux. D’une part, les conditions locales auxquelles font face des comtés géographiquement proches les uns des autres peuvent être corrélés simultanément. En l’occurrence, une forte demande qui s’exercerait dans un comté donné pourrait influencer positivement les comtés voisins à travers le commerce local. D’autre part, la migration et les trajets de commuting font dépendre le niveau de chômage constaté à un moment donné dans un comté du niveau observé précédemment dans un autre comté.
Les auteurs reproduisent alors les patterns de corrélation et dispersion spatiales similaires à ceux qu’ils ont mis en évidence au niveau empirique. Le modèle laisse suggérer que les connexions géographiques locales jouent un rôle déterminant dans les dynamiques de l’emploi au niveau agrégé. Les connexions locales peuvent en effet amortir les chocs que subit l’économie nationale si ceux-ci sont de faible intensité, tout comme elles amplifient au contraire les fluctuations de l’emploi lorsque survient un puissant choc agrégé. Ainsi, de moindres connexions locales auraient pu réduire la progression du chômage lors de la Grande Récession ; inversement, de plus fortes connexions locales auraient permis un reflux plus rapide du chômage une fois la reprise amorcée. Lorsque les connexions locales sont plus fortes, les conditions idiosyncratiques des comtés tendent à converger. Il y a alors moins de zones fragiles, tout comme il y a moins de zones robustes. La réduction du nombre de comtés fragiles rend l’économie plus résiliente face à un choc de faible ampleur. En revanche, la moindre proportion de comtés suffisamment robustes pour affronter un fort ralentissement de l’activité sans que leur niveau de chômage augmente rend l’économie nationale plus vulnérable à un choc de grande envergure.
Références Martin ANOTA
LLORED, René (2010), La Richesse des territoires, Bréal.
OVERMAN, Henry G., & Diego PUGA (2002), « Unemployment clusters across Europe’s regions and countries », in Economic Policy, vol. 17, n° 34.