Les Etats-Unis sont sortis de la récession en 2009 et, pourtant, la reprise de l’emploi apparaît toujours particulièrement fragile. Le rebond de l’emploi avait aussi particulièrement déçu suite aux récessions qui s’étaient produites au début des années quatre-vingt-dix et au début des années deux mille, si bien que l’on a pu qualifier ces trois épisodes de « reprises sans emplois » (jobless recoveries). Les études se sont multipliées pour tenter d’en comprendre les fondements et surtout de déterminer si les reprises sans emplois constituent désormais un aspect structurel des cycles d’affaires aux Etats-Unis. Pour certains, la faible création s’explique tout simplement par la faiblesse de l’activité économique. Ils mettent notamment en avant la persistance d’un important écart de production (output gap) : puisque l’économie fonctionne encore loin de son potentiel, sa capacité à créer des emplois s’avère forcément réduite. Pour d’autres, le maintien du chômage à des niveaux élevés trouve sa source dans des facteurs plus structurels, notamment sur une inadéquation (mismatch) entre les (qualifications des) travailleurs et les (qualifications des) emplois.
Ce débat sur les causes de la faible création d’emplois s’avère déterminant pour concevoir la réponse la plus appropriée des autorités publiques. Les deux thèses n’impliquent pas les mêmes remèdes. Pour les partisans du premier point de vue, l’assouplissement de la politique monétaire et la relance budgétaire sont nécessaires pour stimuler la production et ainsi réduire le chômage. Les tenants de la seconde thèse estiment au contraire qu’une stimulation de la demande globale se révélerait peu efficace et plaident pour la mise en œuvre de politiques de l’emploi plus spécifiques telles que la formation à l’emploi.
Laurence Ball, Daniel Leigh et Prakash Loungani (2013a, 2013b) reviennent sur la loi d’Okun et évaluent, comme plusieurs auteurs ces derniers mois, si l’actuelle reprise démontre qu'elle n'est plus effective. Leur propos est finalement de déterminer si la reprise actuelle s’avère exceptionnelle au regard des précédentes sorties de crises. Les auteurs supposent qu’il existe des trajectoires de long terme pour la production, l’emploi et le chômage. Ils utilisent le terme de « production potentielle » (potential ouput) pour la production de long terme et celui de « taux naturel » (natural rate) pour l’emploi de long terme. La production potentielle est déterminée par la capacité productive de l’économie et elle croît au cours du temps avec l’accumulation des facteurs et le progrès technique. Les déplacements de la demande globale poussent le la production à fluctuer autour de son potentiel. Ces fluctuations de la production poussent les entreprises à engager et licencier des travailleurs, ce qui impacte le taux de chômage. Ball et alii réécrivent alors la loi d’Okun ainsi :
Ut – Ut* = β (Yt – Yt*) + εt
avec Ut – Ut* représentant l’écart de chômage (soit l’écart entre le taux effectif du chômage et son taux naturel) et Yt – Yt* l’écart de production (ou plus exactement l’écart entre le logarithme de la production effective et le logarithme de la production potentielle). Ball et alii se penchent sur la période s’étalant entre 1962 et 2011 et estiment que le coefficient d’Okun (β) s’élève à environ -0,4 sur cette période. Leur spécification est suffisamment bonne, puisqu’aucune année ne constitue une anomalie en termes de niveau de chômage (cf. graphique 1). En outre, une relation linéaire suffit pour adapter la loi d’Okun aux données. En effet, lorsque les auteurs estiment des coefficients distincts selon que les écarts de production sont positifs ou négatifs, les coefficients estimés s’élèvent à -0,37 pour les écarts de production positifs et à -0,39 pour les écarts de production négatifs. Enfin, alors que de précédentes études avaient suggéré que la loi d’Okun variait au cours du temps, les auteurs estiment que leur coefficient constant est statistiquement robuste.
GRAPHIQUE 1 Loi d'Okun estimée pour les Etats-Unis (1948-2011)
source : Ball et alii (2013,b)
Ball et alii peuvent alors observer si la reprise actuelle constitue une anomalie historique. Comme nous l’avons déjà dit, graphiquement, aucune année n’apparaît particulièrement exceptionnelle. Suite à la Grande Récession, le taux de croissance de la production est revenu à sa valeur normale, si bien que la trajectoire effective de la production est quasiment parallèle à la trajectoire potentielle, permettant au niveau de production de dépasser en 2011 son pic d’avant-crise (cf. graphique 2). Un large écart de production subsiste or, dans de telles circonstances, la loi d’Okun implique que l’emploi et le chômage sont particulièrement éloignés de leurs niveaux de long terme. Entre 2009 et 2011, l’écart de production s’éleva à -10,8 % et l’écart entre le taux de chômage et sa valeur de long terme avoisinait 4,4 points de pourcentage. Le ratio de ces deux écarts, s’élevant à -0,41, est proche de l’estimation du coefficient d’Okun à laquelle aboutissent les trois auteurs.
GRAPHIQUE 2 Le logarithme du PIB réel américain
source : Ball et alii (2013a)
Au cours des diverses récessions que connurent les Etats-Unis avant les années quatre-vingt-dix, la production connut un vif rebond après avoir atteint son creux et retrouva très rapidement sa trajectoire d’avant-crise, si bien que la création d’emplois put être particulièrement forte et que le chômage retourna également à son niveau antérieur. Aujourd’hui, tout comme cela fut le cas au début des années quatre-vingt-dix et au début des années deux mille, la lenteur de la reprise économique signifie qu’un large écart de production subsiste, donc la création d’emplois est elle-même logiquement faible. En d’autres termes, les reprises que connurent les Etats-Unis depuis les années quatre-vingt-dix ne sont exceptionnelles que par leur faible taux de croissance économique. Les « reprises sans emplois » sont un mythe.
Ball et alii estiment également la loi d’Okun pour vingt pays avancés depuis 1980. Une relation stable apparaît dans la majorité des pays. Le coefficient de la relation varie d’un pays à l’autre. Sur la période observée, le coefficient s’élève par exemple à -0,45 pour les Etats-Unis et à -0,37 pour l’Allemagne et la France. En d’autres termes, une hausse de 1 % du PIB en France devrait se traduire par une baisse du taux de chômage de 0,37 point de pourcentage. Dans les pays où le taux de chômage est en moyenne le plus élevé, il est aussi relativement plus sensible aux évolutions de la production. La variation du coefficient d’Okun d’un pays à l’autre reflète certainement les caractéristiques propres à chaque marché du travail national. Parmi l’échantillon, le plus fort coefficient est celui de l’Espagne, où il atteint la valeur de -0,85, et il peut s’expliquer par l’importance du recours aux contrats temporaires. Le faible coefficient du Japon (-0,15) peut quant à lui trouver une explication dans la tradition des emplois à vie. En théorie, une plus grande protection de l’emploi doit atténuer l’impact des mouvements de production sur l’emploi et ainsi réduire le coefficient d’Okun. En se basant sur l’indice de législation de protection de l’emploi (LPE) développé par l’OCDE, les auteurs ne parviennent toutefois pas à faire émerger une relation entre le coefficient d’Okun et le degré de protection.
Références Martin ANOTA
BALL, Laurence M., Daniel LEIGH, & Prakash LOUNGANI (2013a), « Okun's law: Fit at fifty? », NBER working paper, n° 18668, janvier.
KNOTEK, Edward S. (2007), « How useful Is Okun’s law? », Federal Reserve Bank of Kansas City, Economic Review, quatrième trimestre.