Pour déterminer si la pauvreté diminue dans le monde, les économistes et statisticiens ont cherché à comptabiliser le nombre de pauvres, par exemple en déterminant la proportion de la population vivant sous un seuil donné de pauvreté : c'est ce que Martin Ravallion (2014, 2015) la qualifie d’« approche comptable » (counting approach). Celle-ci suggère que la proportion de la population dans le monde en développement vivant sous le seuil de pauvreté a diminué au cours des dernières décennies. Ravallion applique une telle approche à partir des résultats d’enquêtes réalisées auprès des ménages entre 1981 et 2011. Son analyse suggère alors effectivement de considérables progrès contre l’ultra-pauvreté.
L’approche comptable n’est pas la seule manière d’évaluer si les plus pauvres ont vu leur situation s’améliorer. Ravallion propose en effet une approche alternative qui s’inspire de la philosophie rawlsienne. Pour lui, il n’y a réduction de la pauvreté extrême que si la borne inférieure de la distribution des niveaux de consommation permanente a été relevée. Ce plancher peut être qualifié de « plancher de consommation » (consumption floor). Etant donné les besoins nutritionnels, la physiologie humaine rend probable l’existence d’un plancher positif ; Ravallion qualifie celui-ci de « plancher biologique » (biological floor). Ravallion pense toutefois que le plancher de consommation peut être supérieur au plancher biologique en raison par exemple de l’éventuelle existence d’un revenu minimum ou des interactions interpersonnelles, ces dernières offrant une certaine protection aux individus.
GRAPHIQUE 1 La même réduction du nombre de pauvres, mais ayant de très différentes implications pour les plus pauvres
Ravallion prend alors le graphique suivant pour préciser la différence entre les deux approches. Chaque cadran représente deux fonctions de distribution cumulatives (FDC). Dans chaque cas, la FDC supérieure est celle observée à un moment donnée et la FDC inférieure est celle observée à une date postérieure. Dans les deux cas, l’approche comptable suggère une forte baisse de la pauvreté, puisque les pauvres semblent avoir autant gagné en bien-être sur les deux cadran si l’on juge à partir d’un seuil de pauvreté. Pourtant, si tous les pauvres se sont rapprochés du seuil de pauvreté sur le cadran (b) et peuvent ainsi espérer sortir espérer prochaine de l’extrême pauvreté, ce n’est pas le cas sur le cadran (a) où les plus pauvres n’ont pas vu leur bien-être s’améliorer. Ce n’est qu’avec le cadran (b) que nous pouvons observer un relèvement du plancher et affirmer ainsi que les plus pauvres n’ont pas été laissés à l’arrière.
GRAPHIQUE 2 Consommation moyenne pour le monde en développement (en dollars par personne et par jour, en prix constants 2005)
Ravallion considère que le plancher de consommation s’élève aujourd’hui à environ la moitié de 1,25 dollar par jour, soit la moitié du seuil de pauvreté international, ce qui représente selon lui une valeur probablement proche de la consommation en aliments essentiels des personnes vivant avec environ 1,25 dollar par jour. Alors que l’approche comptable suggère de larges progrès pour les plus pauvres, ce n’est pas le cas de l’approche alternative, puisque le plancher de consommation s’est peu élevé au cours des 30 dernières années, malgré la hausse du niveau moyen de consommation et son accélération depuis 2000 (cf. graphique 2).
GRAPHIQUE 3 Gains absolus par centile entre 1981 et 2011 (en dollars par personne et par jour)
Le graphique 3 aborde la question d’une autre perspective. Ici, Ravallion représente les gains de consommation absolus qu’a réalisés chaque centile du monde en développement entre 1981 et 2011. Les gains sont proches de zéro pour les plus pauvres, mais ils sont de plus en plus importants au fur et à mesure que l’on observe des centiles de plus en plus élevés, ce qui est selon lui cohérent avec l’idée qu’il y a eu peu de progrès dans le relèvement du plancher et que inégalités absolues se sont accrues dans le monde en développement.
Ainsi, Ravallion conclutson analyse en suggérant que la baisse du nombre de pauvres dans le monde en développement s’expliquerait avant tout par la baisse du nombre de pauvres vivant à proximité du seuil de pauvreté et non par la hausse du plancher de consommation. Dans ce sens, les plus pauvres ont effectivement « été laissés à la traîne ».
Références
RAVALLION, Martin (2014), « Are the world’s poorest being left behind? », NBER, working paper, n° 20791, décembre.
RAVALLION, Martin (2015), « No-one left behind? », in VoxEU.org, 12 janvier.