L’ouvrage de Thomas Piketty (2013) et l’étude qu’il a publiée avec Gabriel Zucman (2014) ont renouvelé l’analyse des inégalités de revenu et de leurs liens avec la croissance économique. Ils affirment que la part du revenu rémunérant le travail diminue et ils expliquent cette baisse avec la hausse du ratio capital sur revenu national qu’ils appellent β. En environ un siècle, β a connu une évolution en forme de U : il était élevé avant la Première Guerre mondiale, puis il déclina, avant d’augmenter à nouveau au cours des trois dernières décennies. Or la part du revenu national rémunérant le capital (α) est égale au taux de rendement du capital (r) multiplié par β [Milanovic, 2013]. Par conséquent, si le taux de rendement du capital r est durablement supérieur au taux de croissance de l’économie g (c’est-à-dire si r > g) dans un contexte où β est croissant, alors le capital capte une part croissante du revenu national : α augmente. Ce serait le cas aujourd’hui, car la sophistication financière et la concurrence internationale contribuent à maintenir r à un niveau élevé, tandis que les pays avancés connaissent une faible croissance g. Mais l’histoire ne s’arrête pas là, puisque le processus inclut un effet retour : comme α augmente, non seulement les propriétaires du capital s’enrichissent, mais ils peuvent épargner davantage. La hausse de l’épargne pousse le taux de croissance du capital à davantage s’écarter du taux de croissance du revenu national, si bien qu’elle accroît β. Bref, non seulement la hausse de β entraîne un accroissement de α, mais cette dernière entraîne en retour une hausse de β. Piketty prédit que la déformation du partage de la valeur ajoutée en faveur du capital va se poursuivre ces prochaines décennies dans les pays avancés.
La thèse de Piketty a suscité plusieurs critiques et la dépréciation du capital a fini par prendre une place déterminante dans le débat. Piketty a obtenu ses résultats en prenant des variables nettes, c’est-à-dire en ne prenant pas en compte la dépréciation. Celle-ci est souvent perçue comme d’importance limitée en macroéconomie. A la différence du reste de la production brute, la dépréciation ne peut pas être consommée. Plusieurs travaux affirment que les concepts tels que le produit domestique net et la part du travail net sont alors plus étroitement associées au bien-être et aux inégalités que leurs contreparties brutes. Or Per Krusell et Tony Smith (2014) ont affirmé que les prédictions de Piketty quant aux effets d’un ralentissement de la croissance sur le ratio capital sur production changent selon que l’on prenne ou non en compte la dépréciation. Matthew Rognlie (2014) a élaboré l’une des critiques les plus techniques de Piketty [Bunker, 2014]. Il reproche à ce dernier de ne pas avoir considéré les rendements décroissants : après avoir alimenté la hausse du revenu du capital net, une poursuite de l’accumulation du capital devrait finir par entraîner son déclin. Dans ce cadre, si un déclin de g provoque une expansion du stock de capital à long terme, alors la part nette du revenu du capital et l’écart r – g devraient finir par se réduire.
Rognlie affirme que pour que les rendements du capital soient durablement supérieurs à la croissance globale de l’économie (r > g) comme le suggère Piketty, une économie doit être capable de facilement substituer du capital au travail : l’élasticité de substitution entre le capital et le travail doit être supérieure à 1. En fait, parce que les entreprises doivent remplacer le capital usé et obsolète, l’investissement net dans le capital est plus faible que l’investissement brut, auquel cas l’élasticité nette de substitution entre le capital et le travail est nécessairement plus faible que l’élasticité brute. Piketty s’intéresse aux mesures nettes, si bien que l’élasticité de substitution entre le capital net et le travail doit être supérieure à 1 pour que ses prédictions se réalisent. Selon Rognlie, la plupart des études qui ont cherché à déterminer cette élasticité constatent qu’elle est inférieure à 1. Par conséquent, une éventuelle chute de la croissance économique se traduirait par une plus large chute du taux de rendement et g serait supérieur à r. Cela signifie que le capital ne gagnerait pas une part croissante du revenu, si bien que l’on n’observerait pas les dynamiques suggérées par Piketty.
Loukas Karabarbounis et Brent Neiman balaient cette critique. Karabarbounis et Neiman (2014a) avaient déjà constaté une baisse généralisée de la part du revenu rémunérant le travail depuis 1975. Selon eux, cette déformation dans le partage de la valeur ajoutée s’expliquerait par des facteurs technologiques, en l’occurrence par la baisse des prix des biens d’investissement. Karabarbounis et Neiman (2014b) affinent leurs résultats dans une nouvelle étude. Les parts brute et nette du revenu rémunérant le travail ont toutes deux décliné depuis quatre décennies. En outre, les écarts observés d’un pays à l’autre dans les déclins de la part nette du travail reflètent les écarts dans les déclins de la part brute du travail. Certains pays, notamment les Etats-Unis, ont connu une hausse de la valeur de la dépréciation, si bien que leur part nette du revenu du travail a moins décliné que la part brute. Dans le secteur des entreprises américaines, la dépréciation (en pourcentage de la valeur ajoutée) s’est accrue depuis 1975, si bien que la part nette du revenu du travail a décliné de 2,6 points de pourcentage, alors que la part brute a décliné de 4,7 points de pourcentage. Toutefois, dans l’économie moyenne, les parts brute et nette du travail ont connu des déclins de même ampleur dans le secteur des entreprises et ce déclin fut encore plus large dans l’économie dans son ensemble.
Karabarbounis et Neiman (2014b) cherchent alors à préciser comment la dépréciation affecte la part du revenu du travail et l’élasticité de substitution entre travail et capital. A partir de leurs données et d’un modèle d’obédience néoclassique, ils montrent que la part brute et la part nette du revenu du travail évoluent dans le même sens en réaction d’un choc technologique, mais pas forcément en réaction d’un autre type de choc. Or c’est précisément un choc technologique qui explique selon eux le déclin de la part du revenu du travail que l’on a pu observer au cours des dernières décennies. Dans une telle situation, les élasticités brute et nette sont toutes les deux supérieures à 1, ce qui permet de balayer la critique de Rognlie [Bunker, 2014].
Références
KARABARBOUNIS, Loukas, & Brent NEIMAN (2014a), « The global decline of the labor share », in Quarterly Journal of Economics, vol. 129, n° 1.
KRUSELL, Per, & Tony SMITH (2014), « Is Piketty's "second law of capitalism" fundamental? », Yale University, working paper, mai. Traduction partielle disponible sur Annotations.
PIKETTY, Thomas (2013), Le Capital au 21ième siècle.
PIKETTY, Thomas, & Gabriel ZUCMAN (2014), « Capital is back: Wealth-income ratios in rich countries 1700-2010 », in Quarterly Journal of Economics, vol. 129, n° 3.
ROGNLIE, Matthew (2014), « Note on Piketty and diminishing returns to capital », Massachusetts Institute of Technology, working paper, juin. Traduction partielle disponible sur Annotations.
MILANOVIC, Branko (2014), « The return of “patrimonial capitalism”: review of Thomas Piketty’s Capital in the 21st century », note de lecture. Traduction partielle disponible sur Annotations.