Lors de la crise financière mondiale et de la Grande Récession, les banques centrales ont adopté des mesures inédites pour restaurer la stabilité financière et ramener l’économie en plein emploi. Après avoir ramené leurs taux directeurs au plus proche de zéro, elles ont adopté des mesures « non conventionnelles » pour davantage stimuler la demande globale. Si les gouvernements ont initialement assoupli leur politique budgétaire pour relancer l’activité, ils l’ont très rapidement resserrée afin de ramener leur endettement sur une trajectoire plus soutenable. L’assouplissement monétaire s’est alors révélé d’autant plus nécessaire que l’austérité budgétaire pèse sur la demande globale. Les banques centrales continuent aujourd’hui de maintenir des politiques monétaires accommodantes pour stimuler la reprise (cf. graphique 1). Dans beaucoup de pays avancés, la production et le taux de chômage peinent en effet à retrouver leur niveau d’avant-crise. Si la Réserve fédérale des Etats-Unis est susceptible de mettre prochainement un terme à son programme d’achats d’actifs, elle reste déterminée à repousser toute hausse de ses taux directeurs. Déployant la première flèche de l’abenomics, la Banque du Japon accroît rapidement sa base monétaire pour sortir l’économie insulaire de la déflation. Quant à elle, la BCE est la première grande banque centrale à adopter les taux négatifs. Le FMI l’a récemment exhortée à adopter également un programme d’assouplissement quantitatif pour ne pas tomber à son tour dans une trappe déflationniste qui ne ferait qu’aggraver ses problèmes d’endettement.
GRAPHIQUE 1 Dans les grandes économies avancées, les taux directeurs restent bas et l’actif des banques centrales, élevé
C’est dans ce contexte qu’a été publié dimanche le dernier rapport annuel de la Banque des Règlements Internationaux (BRI), celle qui est considérée comme la « banque centrale des banques centrales ». Comme le note Ryan Avent (2014), si le diagnostic de la BRI a régulièrement changé au cours de ces derniers années, ses recommandations sont restées les mêmes. En l’occurrence, elle n’a cessé d’appeler les banques centrales à resserrer rapidement leur politique monétaire. En 2011, lorsque les taux de chômage étaient supérieurs à 9 % des deux côtés de l’Atlantique, la BRI affirma que la croissance mondiale devait ralentir pour contenir les pressions inflationnistes. En 2012, elle avertit que les banques centrales ne devaient plus stimuler la croissance de peur qu’elles créent de l’instabilité et découragent les réformes structurelles, même comme la crise en zone euro menaça de faire basculer à nouveau les pays avancés dans la récession.
Dans son dernier rapport, la BRI accuse les principales banques centrales de se focaliser sur le seul court terme, en oubliant que les bénéfices de leur politique monétaire sont temporaires et en occultant leurs coûts de plus long terme. La BRI rappelle que les économies ne sont pas seulement sujettes à des cycles affaires (d’une durée moyenne de 8 ans), mais également à des cycles financiers (d’une durée comprise entre 15 et 20 ans), or les retournements des seconds seraient bien plus nocifs que les retournements des premiers (cf. graphique 2). L’analyse des économistes de la BRI prend ses racines dans les travaux précurseurs du Suédois Knut Wicksell et de l’école autrichienne [Wolf, 2014]. L’idée fondamentale est que si le taux d’intérêt est trop bas, alors l’économie connaît un boom alimenté par le crédit et une hausse insoutenable des prix d’actifs qui rendent l’allocation des ressources particulièrement inefficace et génèrent des déséquilibres sectoriels. Lorsque le cycle financier se retourne et que le boom laisse place à l’effondrement, les crises bancaires se multiplient et l’économie bascule dans ce que Richard Koo qualifie de « récession de bilan » (balance sheet recession) : les entreprises et ménages cherchent à se désendetter et la croissance reste durablement faible comme les agents réduisent leurs dépenses. C’est précisément un retournement du cycle financier qui a provoqué la Grande Récession, ce qui explique la sévérité de la crise et la lenteur de la subséquente reprise.
GRAPHIQUE 2 États-Unis : cycles financier et économique
Selon Claudio Borio, l'économiste en chef de la BRI, les autorités publiques doivent chercher à lisser les cycles financiers. Elles doivent resserrer leurs politiques en période de booms financiers et les assouplir moins agressivement et durablement durant les effondrements. Non seulement les politiques accommodantes mises en œuvre lors des effondrements financiers désincitent les agents à se désendetter, mais elles les incitent à multiplier les prises de risque. La faiblesse actuelle des taux d’intérêt générerait des comportements de chasse au rendement sur les marchés financiers, compliquant le financement de l’économie réelle et l’allocation des ressources. Les entreprises ne profitent pas des conditions financières favorables pour investir et innover ; elles se contentent de lancer des opérations de fusions-acquisitions et de racheter leurs propres actions. Loin de reposer sur la croissance de la productivité, la reprise dépend de la relance monétaire et des déficits publics. Les politiques expansionnistes retarderaient ainsi le retour à une croissance soutenable. Le ratio dette des agents non financiers sur PIB a poursuivi son essor dans les pays du G20 en s’accroissant d’un cinquième depuis 2007 [Warner, 2014]. Bref, en retardant la normalisation de leur politique monétaire, les banques mondiales rendraient l’environnement macroéconomique propice à nouvelle accumulation de déséquilibres financiers tout en fragilisant la croissance. Le biais permanent des autorités publiques en faveur de l’assouplissement génère un faux sentiment de sécurité qui les amène à retarder les consolidations nécessaires. Or, avec un niveau élevé d’endettement public et des taux directeurs proches de zéro, les autorités publiques disposent aujourd’hui d’une moindre marge de manœuvre qu’à la veille de la crise financière mondiale. Le risque est alors que l’économie mondiale soit alors de façon permanente instable.
La BRI recommande aux pays qui ont connu une crise financière de nettoyer leurs bilans et de mettre en œuvre des réformes structurelles (déréglementation sur les marchés des produits et du travail, contraction du secteur public) afin de stimuler la croissance de la productivité et de faciliter le processus de destruction créatrice [Avent, 2014]. Les gouvernements doivent opter pour l’austérité budgétaire et les banques centrales pour le resserrement monétaire. Pour les pays qui connaissent actuellement des booms financiers (notamment le Brésil, la Chine et la Turquie), la BRI préconise à ces derniers de resserrer également leur politique monétaire et d’adopter des mesures macroprudentielles de façon préventive.
Le dernier rapport de la BRI, comme les précédents, a soulevé de nombreuses critiques, notamment dans son diagnostic. Martin Wolf (2014) rappelle que l’abondance d’épargne mondiale (global saving glut) a contribué à réduire les taux d’intérêt mondiaux et à alimenter les déséquilibres qui ont conduit à la Grande Récession. La BRI ignore également que les modifications dans la répartition du revenu sont elles-mêmes susceptibles de perturber les propensions à épargner et à invertir. Elle affirme que les pertes en production potentielle qui résultent de la Grande Récession sont inévitables. Pourtant, à la fin des années cinquante, les Etats-Unis avaient pleinement recouvert les pertes massives associées à la Grande Dépression des années trente, tout simplement parce que la Seconde Guerre mondiale se révéla être la plus puissante relance budgétaire de son histoire. De son côté, Ryan Avent (2014) rejette l’idée selon laquelle la faiblesse des taux directeurs suggérerait que les banques centrales maintiennent des politiques monétaires aussi accommodantes que possible : elles disposent de plusieurs instruments dont elles n’ont pas fait usage jusqu’à présent. Les pays avancés ne présentent par ailleurs aucun des symptômes généralement associés à une politique excessivement laxiste, qu’il s’agisse d’une croissance rapide de la production, d’un faible taux de chômage ou d’une accélération de l’inflation.
Les recommandations de la BRI font également l’objet de nombreuses critiques. Simon Wren-Lewis (2014) note que, si les banques centrales relèvent leurs taux directeurs pour empêcher les déséquilibres financiers de s’accumuler alors même que l’inflation est inférieure à se cible, celle-ci risque de s’en éloigner davantage, incitant les banques centrales à assouplir de nouveau leur politique monétaire. C’est précisément ce qui s’est passé en Suède : inquiète de l’accroissement de la dette des ménages et d’une possible surchauffe du marché immobilier, la banque centrale suédoise a commencé à relever ses taux d’intérêt à partir du milieu de l’année 2010, faisant passer son principal taux directeur de 0,25 % à 2 %, alors que les prévisions suggéraient que l’inflation resterait inférieure à sa cible et le taux de chômage supérieur à son niveau naturel. Le taux d’inflation s’est davantage éloigné de sa cible et il est nul, voire négatif, depuis 2013. Non seulement l’action de la Banque de Suède l’a éloignée des objectifs de plein emploi et de stabilité des prix, mais elle s’est également révélée pernicieuse pour la stabilité financière : le ralentissement de l’inflation accroît la valeur réelle de la dette et risque de générer un cercle vicieux de déflation par la dette à la Fisher. La banque centrale suédoise s’est finalement résolue à réduire à nouveau ses taux directeurs et ceux-ci se maintiennent actuellement à 0,75 %. Non seulement un relèvement des taux directeurs retarderait la reprise, mais il serait également susceptible de générer de l’instabilité financière.
GRAPHIQUE 3 Les bonnes et mauvaises périodes de déflation dans les pays du G10 (pic de l’IPC = 100)
Les économistes de la BRI reconnaissent que le resserrement des politiques conjoncturelles est susceptible de faire basculer les économies dans la déflation, mais ils minorent les risques associés à cette dernière. Selon eux, la baisse des prix au cours de l’histoire a été synchrone à une croissance soutenue de la production (cf. graphique 3). La Grande Dépression des années trente serait pour elle « l’exception plutôt que la règle ». Les prix ont chuté en Suisse ces dernières années, ce qui ne l’a pas empêché de connaître une croissance et un faible chômage. Il est toutefois étrange que la BRI minore les dangers de la déflation, alors même qu’elle ne cesse de s’alerter du niveau excessif de dette. Un faible niveau d’inflation (lowflation) est lui-même susceptible de générer des dynamiques de déflation par la dette, donc de conduire à une nouvelle envolée de l’endettement.
Simon Wren-Lewis reconnait que le maintien prolongé des taux d’intérêt à leur borne inférieure zéro n’est pas sans générer un risque d’instabilité financière. Mais cela plaide pour, d’une part, le relèvement de la cible d’inflation que poursuivent les banques centrales et, d’autre part, l’usage de l’arme budgétaire pour stimuler la demande globale et ramener les économies à leur plein emploi. C’est peut-être en raison de l’insuffisance de la demande globale que les entreprises n’investissent pas suffisamment, notamment dans l’innovation. Pourtant la BRI ne recommande ni l’adoption de plus hautes cibles d’inflation, ni la relance budgétaire, au contraire. Pour la BRI, il faudrait relever les taux d’intérêt et retarder la reprise car aucune autre mesure ne pourrait empêcher les agents de prendre des risques excessifs. Bref, comme le résume Wren-Lewis, non seulement des prises de risque excessives de certains agents dans un système financier largement déréglementé ont conduit à la Grande Récession, mais (si l’on suit la logique de la BRI) nous devrions aujourd’hui basculer encore dans la récession pour les empêcher de prendre à nouveau de tels risques. Paul Krugman (2014) parle d’un véritable « sadomonétarisme » (sadomonetarism). Ryan Avent rappelle que les banques centrales disposent de plusieurs instruments et qu’elles peuvent en l’occurrence utiliser des mesures macroprudentielles pour contenir les emballements financiers tout en continuant de maintenir une politique monétaire accommodante pour soutenir l’activité agrégée.
Références
AVENT, Ryan (2014), « Dead economies blow no bubbles », Free Exchange (blog), 30 juin.
BRI (2014), 84e rapport annuel, 29 juin.
WOLF, Martin (2014), « Bad advice from Basel’s Jeremiah », in Financial Times, 1er juillet.