De plus en plus d’études se penchent sur les liens entre culture et croissance économique. Une partie de cette littérature s’est plus étroitement focalisée sur les liens entre religion et croissance. Par exemple, Robert Barro et Rachel McCleary (2003) se sont appuyés sur les données d’enquêtes internationales sur la religiosité dans un large échantillon de pays pour déterminer les effets de la fréquentation des lieux de culte et des croyances religieuses sur la croissance économique. Leurs résultats suggèrent que la croissance économique est favorisée par les croyances religieuses, notamment les croyances en l’existence du paradis et de l’enfer, mais défavorisée par la fréquentation des lieux de culte. Luigi Guiso, Paola Sapienza et Luigi Zingales (2003) sont parvenus à des conclusions similaires. Ces trois auteurs ont étudié divers attitudes économiques vis-à-vis de la coopération, du gouvernement, du travail des femmes, de la législation, de l’épargne et de l’économie de marché. Ils ont constaté que les croyances religieuses étaient en moyenne associées à de « bonnes » attitudes économiques, c’est-à-dire propices à un PIB par habitant plus élevé et à une plus forte croissance économique.
Parce qu'elles ne prônent pas les mêmes valeurs, ni les mêmes normes de comportement, il est probable que les réligions n'exercent pas la même influence sur l'activité économique. Il y a plus d’un siècle, Max Weber avait noté une affinité entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Selon lui, les préceptes protestants auraient incité les fidèles à adopter une approche plus rationnelle du monde, mais aussi à travailler et à épargner davantage. La diffusion du protestantisme aurait alors favorisé l’essor du capitalisme. La thèse de Weber n’a pas seulement généré une ample littérature en sociologie en suscitant de profondes controverses ; elle a également inspiré au cours des dernières décennies de nombreux travaux en économie sur les liens entre religion et croissance. Tiago Cavalcanti, Stephen Parente et Rui Zhao (2007) confirment que les différences entre catholicisme et protestantisme peuvent expliquer pourquoi l’Europe du nord s’est industrialisée et développée avant l’Europe du sud. S’inspirant également des travaux de Weber, les économistes Sascha Becker et Ludger Woessmann (2009) ont suggéré que les économies protestantes ont prospéré parce qu’elles étaient plus favorables à l’accumulation du capital humain : en appelant les protestants à lire la Bible par eux-mêmes, Luther a pu encourager une alphabétisation essentielle à l’accumulation des connaissances et aux activités économiques. Les données relatives à la Prusse de la fin du dix-neuvième siècle confirment qu’elle a non seulement connu une plus grande prospérité économique, mais aussi une meilleure éducation. Becker et Woessmann constatent que la forte alphabétisation des protestants peut expliquer les écarts de prospérité observés à l’époque d’un pays à l’autre. Contrairement à ce que pensait Weber, le protestantisme a favorisé le développement économique, non pas en favorisant le travail et l’accumulation du capital physique, mais en favorisant l’accumulation du capital humain.
Jusqu’à récemment, les liens entre la religion et l’innovation, l’un des moteurs de la croissance à long terme, avait été délaissé. En prenant le nombre de brevets déposés par habitant pour mesurer le degré d’innovation, Roland Bénabou, Davide Ticchi et Andrea Vindigni (2015b) ont décelé une relation négative entre la religiosité et l’innovation, aussi bien à travers une analyse des Etats-Unis qu’au travers les comparaisons internationales. Ce résultat est robuste, puisqu’il subsiste lorsque les trois auteurs mesurent la religiosité en prenant différents indicateurs ; il persiste après avoir pris en compte le niveau de revenu par la tête, la population, la part de la population diplômée du supérieur, la protection des droits de brevets, l’investissement étranger et la liberté religieuse. Dans une étude parallèle, Bénabou et alii (2015a) ont examiné la relation entre la religiosité et un vaste ensemble d’attitudes favorables ou défavorables à l’innovation, en utilisant les résultats de la World Values Survey entre 1980 et 2005. Ils s’appuient en l’occurrence sur cinq indicateurs de religiosité, ainsi que sur onze indicateurs d’ouverture individuelle à l’innovation, notamment les attitudes envers la science et la technologie, la prise de risque, etc. Leur étude suggère qu’une plus grande religiosité est associée à une moindre inclinaison envers l’innovation. Bénabou et ses coauteurs ne rejettent pas l’idée que la religion puisse favoriser la croissance : si elle freine l’innovation, elle peut favoriser d’autres moteurs de la croissance, notamment la confiance.
Références
BARRO, Robert J., & Rachel M. MCCLEARY (2003), « Religion and economic growth across countries », in American Sociological Review, vol. 68, n° 5.
BECKER, Sascha O., & Ludger WOESSMANN (2009), « Was Weber wrong? A human capital theory of protestant economic history », in Quarterly Journal of Economics, vol. 128, n° 4.
BÉNABOU, Roland, Davide TICCHI & Andrea VINDIGNI (2015a), « Religion and innovation », NBER, working paper, n° 21052, mars.
BÉNABOU, Roland, Davide TICCHI & Andrea VINDIGNI (2015b), « Forbidden fruits: The political economy of science, religion, and growth », NBER, working paper, n° 21105, avril.
CAVALCANTI, Tiago V., Stephen L. PARENTE & Rui ZHAO (2007), « Religion in macroeconomics: A quantitative analysis of Weber’s thesis », in Economic Theory, vol. 32, n° 1.
The Economist (2015), « No inspiration from above », 15 mars.
GUISO, Luigi, Paola SAPIENZA & Luigi ZINGALES (2003), « People’s opium? Religion and economic attitudes », in Journal of Monetary Economics, vol. 50, n° 1.
WEBER, Max (1905), L’Ethique protestante et l’Esprit du capitalisme.