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12 novembre 2015 4 12 /11 /novembre /2015 18:33

Les pays avancés ont connu un accroissement des inégalités de revenu et de richesse ces dernières décennies. Beaucoup ont notamment suggéré qu’il s’expliquait (du moins en partie) par une déformation du partage de la valeur ajoutée en faveur du capital. L’économie néoclassique a longtemps eu tendance à supposer que les parts du revenu rémunérant les facteurs de production sont constantes ; Nicholas Kaldor a lui-même considéré cette constance dans la répartition factorielle des revenus comme un fait stylisé en science économique. Cette hypothèse n’a été que très récemment reconsidérée et les études publiées ces dernières années tendent à la rejeter : la part du revenu rémunérant le travail aurait eu tendance à diminuer ces dernières décennies dans les pays avancés, en particulier aux Etats-Unis. 

Plusieurs auteurs ont confirmé cette déformation du partage du revenu en faveur du capital et proposé des explications. Par exemple, Lukas Karabarbunis et Brent Neiman (2013) ont montré que la part du revenu rémunérant le travail a significativement diminué depuis les années quatre-vingt, dans la majorité des pays et dans la majorité des secteurs. Ils estiment que la baisse du prix relatif des biens d’investissement, liée aux nouvelles technologies d’information et de communication, a poussé les entreprises à délaisser le travail pour le remplacer par du capital. Une telle hypothèse, qui avait déjà été avancée par John Hicks (1932), met l'accent sur le rôle que jouent la substitution entre facteurs et l’approfondissement du capital, c’est-à-dire la hausse du ratio capital sur travail, dans la détermination des parts du revenu. Selon Karabarbunis et Neiman, elle expliquerait la moitié du déclin de la part du revenu du travail. De leur côté, Michael Elsby, Bart Hobijn et Ayşegül Şahin (2013) confirment que la part du revenu rémunérant le travail a eu tendance à diminuer aux Etats-Unis au cours du dernier quart de siècle. Ils rejettent l’idée que ce déclin s’explique par la substitution du travail (non qualifié) par le capital. Ils notent notamment que l’accélération de la baisse de la part du travail durant les années deux mille ne coïncide pas avec une accélération de l’approfondissement du capital. Par contre, les délocalisations des tâches de production intensives en travail contribueraient selon eux tout particulièrement au déclin de la part du revenu rémunérant le travail en accroissant le ratio capital sur travail. Robert Lawrence (2015) estime quant à lui que la baisse de la part du travail s’explique non pas par une hausse, mais par une baisse du ratio capital sur travail. Selon lui, les estimations suggèrent que les facteurs travail et capital sont, non pas substituables, mais plutôt complémentaires. Or, le progrès technique rend les travailleurs plus efficaces, si bien que les entreprises ont moins besoin de main-d’œuvre et réduisent leur demande de travail, ce qui déprime les salaires et réduit par là la part du revenu rémunérant le travail. Ainsi, Lawrence suggère que l’accroissement de la formation du capital est susceptible d’accroître la part du revenu rémunérant le travail. D’autres explications ont été avancées (notamment par Thomas Piketty, 2013), en particulier la réduction du pouvoir de négociation des travailleurs, la capture des élites politiques, etc.

Branko Milanovic (2015a, 2015b) rappelle que, sur le plan théorique, la hausse de la part du revenu rémunérant le capital n’entraîne pas nécessairement une hausse des inégalités interpersonnelles. Pour que ce soit le cas, il faut que deux conditions soient respectées. D’une part, il faut que le revenu du capital soit plus concentré que le revenu du travail. En effet, si le revenu du capital est réparti également dans la population (c’est-à-dire, si le coefficient de Gini est égal à zéro), alors la déformation du partage du revenu en faveur du capital conduit, non pas à une hausse, mais à une baisse des inégalités. D’autre part, il faut que ce soit les mêmes personnes qui perçoivent les plus hauts salaires et les plus hauts revenus du capital. Dans la réalité, ces deux conditions sont vérifiées, ce qui laisse effectivement suggérer qu’une hausse de la part du revenu rémunérant le capital entraîne une hausse des inégalités interpersonnelles.  

GRAPHIQUE  Elasticité des inégalités interpersonnelles de revenu vis-à-vis des variations de la part du revenu rémunérant le capital

Comment la déformation du partage du revenu en faveur du capital accroît-elle les inégalités ?

Milanovic distingue alors trois systèmes économiques idéal-typiques : le socialisme (où le revenu du capital est également réparti), le capitalisme classique (où les capitalistes sont riches et ne tirent un revenu que du capital et où les travailleurs ne tirent un revenu que de leur seul travail) et le nouveau capitalisme (où ce sont les mêmes personnes qui captent les plus larges parts de revenu du travail et du capital). Milanovic détermine alors les élasticités de transmission dans chacune de ces trois situations, c’est-à-dire la sensibilité des inégalités interpersonnelles de revenu aux variations de la part du revenu rémunérant le capital. Si l’élasticité est proche de l’unité, alors le coefficient de Gini augmente de 1 point (les inégalités de revenu interpersonnelles augmentent) lorsque la part du revenu rémunérant le capital augmente de 1 point de pourcentage ; c’est notamment le cas dans le système capitaliste classique. A l’opposé, si l’élasticité est nulle, alors la part du revenu rémunérant le capital s’accroît sans que les inégalités de revenu interpersonnelles augmentent ; c’est le cas dans le système socialiste.

Milanovic cherche alors à déterminer ces élasticités dans les économies modernes, en se focalisant sur quatre pays avancés aux modèles d’Etat-providence différents : l’Allemagne, l’Espagne, les Etats-Unis et la Suède. Ces élasticités sont généralement comprises entre 0,4 et 0,6. Ainsi, si la part rémunérant le capital passe de 35 % à 36 % du revenu nette (ce qui est le cas aux Etats-Unis), le coefficient de Gini s’accroît de 0,5 point (en l’occurrence de 42 à 42,5 points aux Etats-Unis). En outre, Milanovic constate que l’élasticité tend à s’accroître au cours du temps, ce qui signifie que les inégalités de revenu interpersonnelles tendent à être de plus en plus sensibles aux variations de la part du revenu rémunérant le capital. Si l’Allemagne, l’Espagne et la Suède se rapprochaient ainsi du modèle socialiste durant les années soixante-dix, ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Milanovic avance des recommandations d’ordre politique. Si les autorités désirent alors réduire les inégalités, elles peuvent recourir à la taxation (notamment à la taxation du capital, comme le préconise Piketty) ou bien chercher à rendre la répartition du capital plus égalitaire (comme le préfère Milanovic).

 

Références

ELSBY, Michael W. L., Bart HOBIJN & Ayşegül ŞAHIN (2013), « The decline of US labor share », in Brookings Papers on Economic Activity.

HICKS, John R. (1932), « The theory of wages ».

KARABARBUNIS, Lukas, & Brent NEIMAN (2013), « The global decline of the labor share », NBER, working paper, n° 19136. 

LAWRENCE, Robert Z. (2015), « Recent declines in labour’s share in US income: A neoclassical account », NBER, working paper, n° 21296.

MILANOVIC, Branko (2015a), « Increasing capital income share and its effect on personal income inequality », MPRA, paper, n° 67661.

MILANOVIC, Branko (2015b), « Does a shift toward more capital income guarantee rising income inequality? No », in globalinequality (blog), 6 novembre.

PIKETTY, Thomas (2013)Le Capital au XXIe siècle.

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