Les brevets stimulent-ils l’innovation ? Cette question travaille depuis longtemps les économistes. Le brevet est un titre garantissant à son titulaire un droit d'exploitation exclusif (mais temporaire) sur une invention. Le titulaire se voit ainsi conférer un avantage concurrentiel susceptible de le placer temporairement en situation de monopole. Les brevets répondent à la nécessité de protéger les inventeurs en leur assurant un retour sur investissement par rapport aux dépenses de recherche-développement qu’ils ont initialement engagées. Si les brevets risquent de réduire le bien-être collectif à court terme en restreignant la concurrence, ils sont toutefois supposés inciter les entreprises à innover et ainsi accélérer la croissance économique à plus long terme. Ils constituent donc a priori un compromis entre les avantages sociaux tirés des plus fortes incitations à innover et les pertes en bien-être que subissent les consommateurs en raison des prix de monopole.
Toutefois, fournir des brevets particulièrement contraignants aux premières générations d’inventeurs peut réduire les incitations à innover chez les générations suivantes d’inventeurs. Au final, il est difficile de prévoir quels seront les effets nets d’un renforcement du système de brevets sur l’innovation. Les répercussions seront en outre particulièrement nuisibles si les contours de la propriété intellectuelle sont mal définis, puisque les générations futures d’inventeurs feront alors face à un risque accru de contentieux juridiques. A ce titre, les guerres des brevets qui sont actuellement à l’œuvre sur les marchés du smartphones et des tablettes numériques ne sont que l’épisode le plus récent des nombreux conflits plus ou moins médiatisés qui ponctuent depuis plus d’un siècle l’histoire économique.
Les inventeurs vont avoir tendance à surprotéger une nouvelle technologie par un ensemble de brevets enchevêtrés, un « maquis de brevets » (patent thicket). D’une part, la profusion de brevets qui en résulte peut en fait dissimuler de maigres avancées technologiques, si bien que le nombre de dépôts de brevets finit davantage par mesurer l’ampleur des comportements de recherche de rente (rent-seeking), que par constituer un indicateur fiable des efforts d’innovation qui sont fournis dans une économie. D’autre part, la pratique du maquis de brevets complique davantage l’accès au marché pour les nouveaux entrants. Ces derniers devront verser un supplément de redevances d’utilisation et multiplier les négociations pour utiliser la technologie brevetée, en particulier si les brevets sont détenus par différents propriétaires. L’utilisation stratégique des brevets par les opérateurs historiques comme moyen privilégié pour sauvegarder leurs profits est alors susceptible de bloquer les efforts d’innovation de la part des autres entreprises, qu’il s’agisse de potentielles concurrentes ou de simples « clientes » en aval désirant utiliser la technologie brevetée comme « intrant » pour lancer leur propre innovation sur d’autres marchés [Shapiro, 2001 ; Boldrin et Levine, 2012]. Des secteurs entiers sont ainsi susceptibles de subir une « tragédie des anticommuns » (tragedy of the anticommons) : une ressource (en l’occurrence ici une technologie) risque d’être sous-exploitée si elle fait l’objet de multiples revendications de droits de propriété [Guellec et alii, 2010]. Loin de stimuler la croissance à long terme, un éventuel renforcement des droits de propriété intellectuelle pourrait au contraire tarir la diffusion des connaissances et réduire en définitive le potentiel de croissance de l’économie.
Petra Moser (2012) élargit la focale et explore l’histoire économique pour déterminer quel système de droits de propriété intellectuel s’avère optimal pour encourager l’innovation. Elle observe tout d’abord si l’existence d’un système développé de brevets est parvenue, au cours de l’histoire, à stimuler l’innovation. Son analyse suggère que, dans les pays disposant d’un système de brevets, la majorité des innovations est générée en dehors de ce dernier. Elle conforte ainsi l’idée selon laquelle les brevets n’ont joué qu’un rôle mineur au cours de la Révolution industrielle en Grande-Bretagne. En effet, seule une petite part des innovations furent alors brevetées. Les facteurs culturels aussi bien que les systèmes collectifs d’invention sans brevets se sont révélés bien plus importants pour encourager le développement technologique et la croissance économique au cours du dix-neuvième siècle.
L’auteure constate également que les pays dénués de système de brevets produisent autant d’innovations que les pays disposant de droits de brevets et leurs innovations sont en outre d’une qualité similaire. Même en présence d’un système développé de protection de la propriété intellectuelle, les entreprises préfèrent s’appuyer, s’ils en ont la possibilité, sur des mécanismes alternatifs aux brevets pour protéger leurs innovations. Le secret se révèle en l’occurrence un moyen privilégié pour protéger la propriété intellectuelle, mais son efficacité varie dans le temps et d’un secteur à l’autre en fonction des caractéristiques propres à l’innovation. Les avancées en matière d’analyse scientifique ont accru l’usage des brevets en rendant le secret moins efficace.
Moser tire de son analyse historique quelques enseignements concernant l’impact du droit des brevets sur le processus d’innovation. Puisqu’une part importante des innovations émerge en dehors du système des brevets, les politiques publiques consistant à renforcer le droit des brevets peuvent échouer à stimuler l’innovation. Pire, si la protection de la propriété intellectuelle favorise excessivement la première génération d’inventeurs, alors les efforts d’innovation déclinent dans l’économie. En revanche, si elle incite les inventeurs à rendre publiques les informations techniques, alors le renforcement du système des brevets peut effectivement accélérer la diffusion des connaissances et stimuler ainsi le processus d’innovation.
L’histoire permet également à Moser d'évaluer l'efficacité des solutions aux problèmes posés par les brevets. Par exemple, les communautés de brevets (patent pools) permettent aux entreprises concurrentes de combiner leurs brevets, ce qui permet de désamorcer les litiges qui sont susceptibles d’apparaître lorsque plusieurs entreprises détiennent des brevets pour une même technologie. La licence obligatoire est un second mécanisme alternatif étudié par Moser. Elle permet aux concurrents d’utiliser ou de produire une invention brevetée, certes en rémunérant les détenteurs du brevet, mais sans pour autant avoir à obtenir leur consentement. Non seulement davantage d’entreprises peuvent alors utiliser et produire ladite technologie, mais l’intensification de la concurrence est susceptible d’en générer des versions plus performantes, si bien que le processus d’innovation s’en trouve encouragé tant en amont qu’en aval.
Références Martin ANOTA
BOLDRIN, Michele, & David K. LEVINE (2012), « The Case Against Patents », Federal Reserve Bank of St Louis, working paper, septembre.
MOSER, Petra (2012), « Patent laws and innovation: Evidence from economic history », NBER Working Paper, n° 18631, décembre.
SHAPIRO, Carl (2001), « Navigating the patent thicket: Cross licenses, patent pools, and standard setting », in A. Jaffe, J. Lerner, and S. Stern (dir), Innovation Policy and the Economy, MIT Press.