Plusieurs auteurs ont considéré que les inégalités économiques étaient positivement associées avec la croissance. Comme les riches ont une plus faible propension à consommer que les pauvres, le postkeynésien Nicholas Kaldor (1956) considérait les inégalités de revenu comme nécessaires à la croissance, car elles permettent de générer l’épargne nécessaire à l’accumulation du capital. En outre, les inégalités de revenu inciteraient les individus à travailler davantage pour réussir. D’autres considèrent au contraire que la relation entre inégalités et croissance est négative. Certains s’appuient sur l’hypothèse de l’électeur médian pour suggérer que de fortes inégalités appauvrissent l’électeur médian et conduisent celui-ci à exiger une plus lourde fiscalité, or celle-ci se révélerait nocive pour l'offre de travail et l'activité entrepreneuriale. Pourtant il est possible de concevoir que certaines politiques redistributives puissent stimuler la croissance comme les investissements dans l’éducation publique. C’est précisément l’idée qu’avancent Jonathan Ostry, Andrew Berg et Charalambos Tsangarides (2014) dans une récente étude réalisée au service du FMI. En outre, les inégalités génèrent des problèmes de délinquance, d’instabilité sociale et d'autres externalités négatives qui nuisent à l’activité économique. D’autres auteurs soulignent l’imperfection des marchés des capitaux : les plus pauvres n’ont pas accès au crédit, donc ils ne peuvent pas investir dans l’éducation. En l’occurrence, Oded Galor et Omer Moav (2004) ont suggéré que dans les économies modernes, le moteur primordial n’est plus l’accumulation du capital, mais l’accumulation du capital humain, ce qui expliquerait pourquoi la relation entre les inégalités et la croissance aient été initialement positive et soit devenue négative.
Les études empiriques ne parviennent pas à trouver ce qui pourrait ressembler à une relation systématique entre les inégalités de revenu et la croissance économique. Robert Barro (2000) suggère qu’elle pourrait être négative dans les pays à faible revenu et qu’elle tendrait à être positive dans les pays à haut revenu. Ce résultat pourrait notamment s’expliquer par le fait que les imperfections sur les marchés du crédit soient plus fortes dans les premiers que dans les seconds [Der Weide & Milanovic, 2014]. De leur côté, Abdijit Banerjee et Esther Duflo (2003) suggèrent que la relation pourrait être non linéaire.
Prenant acte de la complexité des liens qui pourraient exister entre les inégalités et la croissance, Roy van Der Weide et Branko Milanovic (2014) évaluent l’impact des inégalités totales, aussi bien que celle des inégalités parmi les plus pauvres et parmi les plus riches, sur les taux de croissance le long de divers centiles de la répartition des revenus. Les auteurs utilisent des données des Etats-Unis couvrant la période entre 1960 et 2010. Leur analyse suggère que les inégalités sont négativement associées avec les taux de croissance subséquents parmi les plus pauvres centiles dans la répartition du revenu et que cette association est positive parmi les centiles les plus élevés. Ils décomposent les inégalités entre, d’un côté, les inégalités parmi les pauvres (en l’occurrence, les 40 % des ménages les plus pauvres) et les riches (en l’occurrence, les 40 % les plus riches). Ils constatent que les inégalités au sommet et les inégalités en bas de la répartition sont négativement associées avec la croissance du revenu réel des pauvres, mais que les inégalités en bas de la répartition sont en outre positivement associées avec la croissance des riches. Ce sont principalement les inégalités au sommet qui contraignent la croissance du revenu des plus pauvres.
Der Weide et Milanovic suggèrent un mécanisme pour expliquer pourquoi les inégalités de revenu parmi les riches ont un impact négatif sur la croissance du revenu des pauvres. En l’occurrence, le « séparatisme social » lié aux fortes inégalités entre riches nourrirait leur désintérêt pour le financement de biens publics qui s’avèrent pourtant déterminants pour la croissance du revenu des pauvres. La segmentation parmi les plus pauvres offre aux riches l’opportunité de les exploiter et de disposer ainsi d’une main-d’œuvre peu coûteuse et malléable. En raison de l’« insécurité sociale » attachée à leur situation, les pauvres ne seraient pas en position pour exiger des hausses salariales.
Références
BANERJEE, Abdijit V., & Esther DUFLO (2003), « Inequality and growth: What can the data say? », in Journal of Economic Growth, vol. 8, n° 3.
BARRO, Robert J. (2000), « Inequality and growth in a panel of countries », in Journal of Economic Growth, vol. 5, n° 1.
DER WEIDE, Roy van, & Branko MILANOVIC (2014), « Inequality is bad for growth of the poor (but not for that of the rich) », Banque Mondiale, policy research working paper, n° 6963.
GALOR, Oded, & Omer MOAV (2006), « From physical capital to human capital accumulation: inequality and the process of development », in Review of Economic Studies, vol. 71, n° 4.
KALDOR, Nicholas (1956), « Alternative theories of distribution », in Review of Economic Studies, vol. 23.
OSTRY, Jonathan, Andrew BERG & Charalambos TSANGARIDES (2014), « Redistribution, inequality, and growth », Fonds Monétaire International, staff discussion note, n° SDN/14/02.