La littérature académique a retrouvé un certain intérêt pour la question des inégalités économiques depuis que certains auteurs, suite à l’ouvrage de Raghuram Rajan (2010), ont suggéré que leur creusement multi-décennal ait pu non seulement accroître le risque de crise financière, mais rendu également l’économie plus vulnérable à un tel choc : en raison de la stagnation de leurs revenus, les ménages les plus pauvres aux Etats-Unis se sont endettés, notamment pour acquérir leur logement, mais leur endettement était soutenable tant que les prix immobiliers étaient à la hausse ; la baisse des prix immobiliers amorcée au milieu de l’année 2006 a non seulement poussé le système financier au bord de l’effondrement quelques mois plus tard, mais elle a aussi fini par faire basculer l’économie mondiale dans la plus grave crise économique depuis la Grande Dépression des années trente. Joseph Stiglitz (2012) a décrit de son côté comment les riches ont usé de leur influence pour impulser une déréglementation financière qui leur a certes permis d’accroître leurs gains, mais en fragilisant l'ensemble du système financier. Michael Kumhof et Romain Rancière, deux économistes du FMI, ont modélisé le lien entre inégalités, endettement et instabilité, un travail qu’ils ont récemment actualisé en compagnie de Pablo Winant. D’autres auteurs sont allés plus loin et ont suggéré que le maintien des inégalités a non seulement amplifié la contraction de l’activité, mais qu’il a également ralenti la reprise par la suite.
Les inégalités n’influencent pas la croissance économique par le seul biais de l’instabilité financière. Dans une analyse réalisée également pour le compte du FMI, Andrew Berg, Jonathan Ostry et Charalambos Tsangarides (2014) ont pris davantage de recul et observé les liens que les inégalités de revenu et la redistribution entretiennent avec la croissance. Pour séparer les effets propres à chaque variable, ils distinguent entre les « inégalités marchandes » (market inequality), qui correspondent aux inégalités dans la répartition primaire des revenus, et les « inégalités nettes » (net inequality), qui désignent les inégalités après redistribution. Partant, ils confirment qu’au cours des trois dernières décennies les inégalités de marché se sont accrues dans les pays de l’OCDE, tandis qu’elles diminuaient dans les pays en développement. L’écart entre les inégalités marchandes et les inégalités nettes est bien plus prononcé dans les pays avancés que dans le monde développé, ce qui reflète le fait que les premiers disposent de plus importants systèmes fiscaux et redistributifs. En outre, parmi les pays de l’OCDE, les pays avec les plus fortes inégalités marchandes tendent à davantage redistribuer : un accroissement donné des inégalités se traduit par une hausse à peu près équivalente de la redistribution, si bien qu’il n’y a globalement pas de corrélation entre les inégalités marchandes et les inégalités nettes. Les inégalités nettes ont cependant augmenté dans les pays avancés car la redistribution n’a pas su totalement contenir l’essor des inégalités marchandes.
Théoriquement, les effets des inégalités sur la croissance sont sujets à controverse. Les inégalités peuvent stimuler la croissance en incitant les agents à innover et à se lancer dans l’entrepreneuriat. Leur creusement entraîne une hausse de l’épargne car les riches consomment une plus faible part de leur revenu. Dans une optique purement néoclassique, cette épargne favorise l’investissement, si bien qu’elle stimule la croissance. Par contre, dans une optique keynésienne, l’épargne pèse sur la croissance en réduisant la demande globale ; elle désincite également les entreprises à investir, car elles investissent en fonction de la demande, ce qui dégrade davantage la demande globale. En outre, les inégalités empêchent les pauvres d’être en meilleur santé et d’être mieux éduqués, donc d'acquérir du capital humain, ce qui ne leur permet pas d’accroître leur productivité ; elles nuisent également à l’investissement en générant de l’instabilité politique et économique ; plus largement, elles effritent la confiance et le capital social nécessaires aux relations marchandes.
En observant les pays développés et en développement, Berg et ses coauteurs constatent qu'un faible niveau d’inégalités nettes est associé à une croissance plus forte et plus durable pour un niveau donné de redistribution, c’est-à-dire finalement à une plus forte efficacité (cf. graphique 1). De fortes inégalités réduisent le taux de croissance moyen et contraignent l’économie à connaître régulièrement de forts ralentissements, si ce n’est contractions, de son activité. Ce serait donc une erreur de considérer la question de la croissance comme indépendante de celle des inégalités (ou de considérer ces dernières comme une condition à la première), ne serait-ce parce que les inégalités affaiblissent la croissance résultante et la rendent insoutenable. Pour les trois auteurs, « les inégalités et l’insoutenabilité de la croissance sont les deux faces de la même pièce ».
GRAPHIQUE 1 Inégalités et croissance économique
Toutefois, qu’une plus grande égalité conduise à une croissance plus forte et plus soutenable ne conduit pas en soi à justifier une redistribution des revenus. En l’occurrence, les inégalités peuvent peser sur la croissance économique précisément parce qu’elles amènent les autorités publiques à redistribuer les revenus. En effet, les prélèvements obligatoires et les prestations sociales peuvent réduire l’incitation à travailler et à investir aussi bien chez leurs contributeurs (les riches, les travailleurs en emploi, etc.) que chez leurs bénéficiaires (les pauvres, les chômeurs, les inactifs, etc.). Certains, comme Arthur Okun, ont ainsi suggéré un arbitrage entre équité et efficacité (c’est-à-dire la production totale produite à partir d’une quantité donnée de ressources) : il n'est pas possible d'atteindre les deux simultanément. La redistribution serait en quelque sorte vouée à l’échec, car elle réduirait le revenu total généré par l’économie. Bref, le remède serait pire que le mal.
D'une autre côté, on peut également envisager que la redistribution puisse stimuler la croissance économique. L’assurance sociale incite les agents à investir et à se lancer dans l’entrepreneuriat précisément parce qu’il existe un « filet de sécurité » auquel ils peuvent se rattacher si leurs investissements se sont révélés infructueux. L’assistance sociale offre aux plus pauvres des ressources pour se lancer dans de telles activités et accumuler du capital humain (en améliorant leur santé et leur éducation), ce qui leur permet d’accroître leur productivité. Certaines mesures (non strictement redistributives) promeuvent à la fois l’équité et l’efficacité économique. C’est notamment le cas de la taxation des activités qui sont entreprises par les plus riches et qui sont sources d’externalités négatives pour le reste de la société, comme les prises de risque excessives sur les marchés financiers ; c’est également le cas des dépenses en infrastructures publiques et en éducation qui sont financées par des impôts progressifs et qui bénéficient à l’ensemble de la société en générant des externalités positives.
GRAPHIQUE 2 Redistribution et croissance économique
L'analyse des données reccueillies par Berg et ses coauteurs leur suggère une faible relation entre la redistribution et la croissance subséquente du revenu par tête (cf. graphique 2). En soi, la redistribution n’a généralement qu’un effet bénin sur l’activité économique. Des effets négatifs directs sur la croissance n'apparaissent que dans des cas extrêmes. Or, la redistribution a aussi un effet plus indirect sur la croissance qui, lui, est positif : elle conduit à une baisse des inégalités et celle-ci se traduit par une croissance plus forte et plus durable. Au final, si l’on combine l’effet direct (négatif) et l’effet indirect (positif) de la redistribution, cette dernière apparaît favorable à la croissance économique. Cette analyse empirique suggère à ses auteurs qu’il n’y a pas d’arbitrage significatif entre une réduction à travers la redistribution et l’efficacité économique.
Cette étude suggère que les divers plans d’austérité budgétaire menés ces dernières années ont non seulement accru les inégalités, mais aussi nui à la soutenabilité de la croissance. Plusieurs économistes du FMI ont déjà suggéré que la politique budgétaire joue un rôle dans la réduction des inégalités et que l'austérité budgétaire tend par conséquent à les creuser, notamment en aggravant le chômage à long terme. Plus largement, les nouvelles estimations du multiplicateur budgétaire publiées par l’institution de Washington ont également suggéré que les consolidations budgétaires ont eu de biens plus dommageables répercussions sur l’activité qu’attendu.
Références
BERG, Andrew G., & Jonathan D. OSTRY (2011), « Equality and efficiency. Is there a trade-off between the two or do they go hand in hand? », in Finance & Development, vol. 48, n° 3, septembre. Traduction française, « Égalité et efficience. Faut-il arbitrer entre les deux ou vont-elles de pair? », in Finances & Développement, vol. 48, n° 3, septembre.
KUMHOF, Michael, & Romain RANCIÈRE (2010), « Inequality, leverage and crises », Fonds monétaire international, working paper, n° 10/268.
KUMHOF, Michael, Romain RANCIÈRE & Pablo WINANT (2013), « Inequality, leverage and crises: The case of endogenous default », Fonds monétaire international, working paper, n° 13/249, 17 décembre.
OKUN, Arthur M. (1975), Equality and Efficiency: the Big Trade-Off.
RAJAN, Raghuram (2010), Fault Lines: How Hidden Fractures Still Threaten the World Economy.
STIGLITZ, Joseph (2012), The Price of Inequality: How Today's Divided Society Endangers Our Future. Traduction française, Le Prix de l’inégalité.