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23 décembre 2013 1 23 /12 /décembre /2013 11:35

C’est habituellement la littérature hétérodoxe qui relie les crises aux changements dans la répartition des revenus. Par exemple, plusieurs auteurs marxistes et post-keynésiens ont récemment suggéré que la hausse des inégalités observée ces dernières décennies (aussi bien aux Etats-Unis que dans de nombreux pays avancés) trouve une responsabilité dans la Grande Récession. De façon plus surprenante, des économistes plus mainstream ont également prêté un rôle majeur aux inégalités dans l’accumulation des déséquilibres qui ont conduit à la crise du crédit subprime [1]. Des économistes de l'OFCE, Jean-Luc Gaffard et Francesco Saraceno (2009), considèrent la déformation dans le partage des revenus comme l'une des causes réelles de la crise financière. Raghuram Rajan (2010) a été l’un des premiers à suggérer aux Etats-Unis que le recours à l’emprunt a constitué un moyen pour les classes moyennes et populaires américaines de maintenir, voire même d’accroître leurs dépenses de consommation, dans un contexte où leurs revenus réels stagnaient. Rajan met particulièrement l’accent sur le rôle joué par la demande de crédit : le creusement des inégalités aurait été à l’origine d’une pression politique, non pour renverser les inégalités, mais plutôt pour encourager l’emprunt afin de soutenir la demande et la création d’emplois. D’autres auteurs estiment plutôt que le principal vecteur a été un relèvement de l’offre de crédit provoqué par la dérégulation financière. Michael Kumhof et Romain Ranciere (2010), ont été les premiers à modéliser la relation entre les inégalités de revenu et l’instabilité financière pour expliquer la crise du crédit subprime. Ces deux économistes du FMI cherchent à montrer que la crise financière a résulté à la fois d’un accroissement de l’offre et de la demande de crédit.

GRAPHIQUE 1  Inégalités de revenu et levier d’endettement des ménages (en %)

Kumhof--inegalites--dette-des-menages.png

source : Kumhof et alii (2013)

Depuis 2010, cette thèse a été popularisée par plusieurs économistes, notamment Paul Krugman, Robert Reich, Nouriel Roubini et Joseph Stiglitz. Michael Kumhof et Romain Ranciere (2013) viennent d’actualiser leurs précédents travaux, cette fois-ci en compagnie de Pablo Winant. En observant les Etats-Unis, ils recensent cinq faits stylisés qui caractérisent à la fois la période précédant la Grande Dépression et celle précédant la récente Grande Récession. Premièrement, il y a un fort accroissement des inégalités de revenu avant les deux crises. Entre 1920 et 1928, la part du revenu détenue par les 5 % des ménages les plus aisés passa de 27,4 % à 34,8 %, tandis que sur la même période la dette des ménages fit plus que doubler en passant de 16,9 % à 37,1 % du PIB (cf. graphique 1). Entre 1983 et 2007, la part du revenu détenue par les 5 % des ménages les plus aisés passa de 21,8 % à 33,8 %, tandis que la dette des ménages doubla parallèlement en passant de 49,1 % à 98 % du PIB.

GRAPHIQUE 2  Ratios dette des ménages sur revenu entre 1983 et 2007 (en %)

Kumhof-ratios-dette-des-menages-sur-revenu.png

source : Kumhof et alii (2013)

Deuxièmement, au cours des deux épisodes, les ratios dette sur revenu des ménages se sont fortement accrus au niveau agrégé et cette hausse s’explique en grande partie par le surcroît d’endettement des 95 % des ménages les moins aisés. Le crédit à la consommation s’était en l’occurrence rapidement développé lors de l’entre-deux-guerres. La dette à la consommation représentait 4,6 % du revenu en 1919, puis 9,3 % en 1929. Les ménages ont eu davantage recours au crédit pour d’acheter des biens durables, en particulier des voitures. Les ménages les plus aisés pouvaient les acheter comptant, mais les classes moyennes ne purent les acquérir qu’en ayant recours au crédit. L’endettement privé s’est de nouveau fortement accru depuis les années quatre-vingt. En 1983, les 5 % des ménages les plus aisés étaient plus endettés que le reste de la population ; leur ratio dette sur revenu était supérieur de 20 points de pourcentage (cf. graphique 2). La situation s’est inversée au cours des décennies suivantes. Entre 1983 et 2007, le ratio dette sur revenu des 95 % des ménages les plus modestes est passé de 62,3 % à 147 %, alors que celui des 5 % des ménages les plus aisés a stagné sur la période, si bien qu’aujourd’hui les premiers sont deux fois plus endettés que les seconds.

GRAPHIQUE 3  Les inégalités de patrimoine

Kumhof-patrimoine-Kopczuk-Saez-Wolff.png

source : Kumhof et alii (2013)

Troisièmement, les 95 % des ménages les plus pauvres aux Etats-Unis ont vu leur part du patrimoine global décliner (cf. graphique 3). Selon les estimations de Wolff (1995), la part du patrimoine détenue par le 1 % des ménages les plus aisés passa de 36,7 % à 44,2 % entre 1922 et 1929. Selon les estimations réalisées par Kopczuk et Saez (2004), elle passa de 35,2 % à 39,1 % entre 1921 et 1927. Elle diminua à 36,8% en 1929, avant d’atteindre 40,3 % en 1930. Le partage du patrimoine s’est à nouveau détérioré en faveur des plus aisés à partir des années quatre-vingt. Entre 1983 et 2007, la part du patrimoine détenue par les 5 % des ménages les plus aisés passa de 42,6 % à 48,6 %. 

GRAPHIQUE 4  Part de la valeur ajoutée du secteur financier dans le PIB (en %)

Kumhof--taille-secteur-financier-sur-PIB.png

source : Kumhof et alii (2013)

Quatrièmement, la taille du secteur financier s’est élargie aux Etats-Unis avant chacune des deux crises (cf. graphique 4). Entre 1920 et 1928, la part du secteur financier dans le PIB passa de 2,8 % à 4,3 %. Entre 1983 et 2007, elle passa de 5,5 % à 7,9 %. Cinquièmement, l’accroissement des niveaux d’endettement s’est accompagné d’une élévation du risque de crises financières. En outre, les crises furent toutes deux caractérisées par des taux de défaut de paiement très élevés des ménages. 

Kumhof et ses coauteurs (2013) reproduisent alors ces cinq faits stylisés dans un modèle d’équilibre général stochastique. Dans leur modélisation, les ménages se répartissent entre, d’un côté, les 5 % des ménages les plus aisés et, d’autre part, le reste des ménages. Ils simulent alors des chocs sur le partage des revenus sur plusieurs décennies. Les ménages à haut revenu ne dépensent pas la totalité de leur revenu disponible en consommation, mais en utilisent une large partie pour accumuler des actifs financiers. En l’occurrence, ces derniers sont adossés sur les prêts accordés aux autres ménages. En accumulant des actifs financiers, les ménages à haut revenu permettent au reste de la population de soutenir ses dépenses de consommation malgré la détérioration de sa part du revenu. La hausse résultante du ratio d’endettement des ménages les plus modestes est source de fragilisation financière pour l’ensemble de l’économie, si bien qu’une crise financière devient de plus en plus probable. La crise est caractérisée par des défauts de paiement massifs parmi les ménages et une contraction brutale de la production de même ampleur que ce qui a été observé aux Etats-Unis lors de la récente crise financière. 

Entre 1936 et 1944, les inégalités de revenu ont fortement diminué aux Etats-Unis, ainsi que les niveaux de dette privée. Si les inégalités de revenu refluaient à nouveau aujourd’hui, cela réduirait le levier d’endettement des ménages et par là la probabilité qu’éclate une crise financière. Non seulement leur persistance, en contraignant la demande globale, pourrait expliquer pourquoi la reprise actuelle est si lente aux Etats-Unis, mais elle signifie surtout que le risque d’instabilité financière reste particulièrement élevé.

 

[1] cf. Thomas Goda pour une revue de la littérature en langue anglaise. L’auteur distingue précisément quel rôle les théories marxiste, post-keynésienne et mainstream donnent respectivement aux inégalités de revenu dans les crises financières et en particulier dans la crise du crédit subprime. 

 

Références

GAFFARD, Jean-Luc Gaffard, & Francesco SARACENO (2009), « Redistribution des revenus et instabilité.  À la recherche des causes réelles de la crise financière », in Revue de l'OFCE, n° 110.

GODA, Thomas (2013), « The role of income inequality in crisis theories and in the subprime crisis », Post Keynesian Economics Study Group, working paper, n° 1305, mai.

KOPCZUK, Wojciech, & Emmanuel SAEZ (2004), « Top wealth shares in the United States: 1916-2000: Evidence from estate tax returns », in National Tax Journal, vol. LVII, n° 2, juin.

KUMHOF, Michael & Romain RANCIÈRE (2010), « Inequality, leverage and crises », IMF working paper, n° 10/268.

KUMHOF, Michael, Romain RANCIÈRE & Pablo WINANT (2013), « Inequality, leverage and crises: The case of endogenous default », IMF working paper, n° 13/249, 17 décembre.

RAJAN, Raghuram G. (2010), Fault Lines: How Hidden Fractures Still Threaten the World Economy.

WOLFF, Edward N. (1995), Top Heavy: A Study of the Increasing Inequality of Wealth in America.

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commentaires

L
bonjour,<br /> je trouve le principe du blog intéressant : les ponts et discussions entre les néoclassiques/néokeyno et les autres écoles.<br /> Par contre, honnêtement, je suis un peu dubitatif sur la pertinence du modèle de ranciere et kumhof.<br /> Par exemple, la capacités des travailleurs (workers) à négocier des salaires plus élevés est une fonction aléatoire. <br /> chez d'autres , on fait plus simple : ca dépend du taux de chomage, ca a le mérite de donner une<br /> lecture des rapports de force un peu plus réaliste.<br /> comme le risque de défaut me semble définie aussi comme une variable aléatoire, il me semble que ca laisse beaucoup de place au hasard pour expliquer une crise.<br /> bonsoir
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B
<br /> Cher Martin,<br /> <br /> <br /> Merci beaucoup pour ce blog passionnant, qui est devenu une lecture très régulière.<br /> <br /> <br /> Sur cette littérature, je me permets de mentionner le papier de Bordo et Meissner, quelque chose comme "Does Inequality Lead To Financial Crisis?", qui conclut par la négative après un travail<br /> empirique sur séries longues. Il faudrait revenir précisément sur les techniques utilisées, sûrement pas exemptes de tout reproches, mais qui permettent de nuancer les mécanismes dont parlent<br /> Ranciere, Kumhof and co.<br /> <br /> <br /> Bien à vous,<br /> <br /> <br /> @Blinis<br />
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M
<br /> <br /> J'en avais parlé dans l'un de mes premiers billets (http://www.blog-illusio.com/article-les-inegalites-sont-elles-responsables-de-la-crise-financiere-102445908.html).<br /> La parution du Bordo/Meissner avait justement été l'occasion pour moi d'aborder le sujet. Ici, je ne fais que réactualiser les travaux de Kumhof/Rancière, sous leur aspect empirique.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Si je ne m'abuse, Bordo/Meissner avaient une conclusion un peu plus nuancée que ça. Ils n'avaient pas vraiment rejeté la thèse de Kumhof/Rancière, en l'occurrence l'idée que les inégalités sont à<br /> l'origine de la crise du crédit subprime (et qu'elles auraient également joué un rôle dans la Grande Dépression). Ils confirment l'idée que les crises financières résultent en général de booms du<br /> crédit, mais leur analyse suggère que ces derniers ne résultent généralement pas d'un accroissement des inégalités. Il n'y a pas de lien systématique... si l'on regarde l'ensemble des crises<br /> financières. Maintenant, cela laisse ouvert le rôle joué par les inégalités dans des épisodes historiques bien précis comme la Grande Récession, voire également la Grande Dépression des années<br /> trente...<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Enfin, je ne suis pas du tout au point pour critiquer les techniques de Kumhof/Rancière (les détails de leur modélisation tendent par contre à m'embêter...)<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> merci à vous ;)<br /> <br /> <br /> <br />

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