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28 mars 2012 3 28 /03 /mars /2012 19:07

Raghuram Rajan (2010), avec son ouvrage Fault Lines, fut l’un des premiers économistes à attribuer la crise financière de 2007 à la montée des inégalités de revenu, une thèse partagée également Paul Krugman et Robert Reich. Deux économistes du FMI, Michael Kumhof et Romain Rancière (2011) ont poursuivi la réflexion en fournissant de nouveaux éléments empiriques et en proposant un modèle d’équilibre général pour reproduire les faits stylisés qu’ils mettent à jour. Selon eux, la Grande Dépression et la Grande Récession présentent deux fortes similarités : ces épisodes historiques font tous deux suite à un fort accroissement des inégalités de revenu et à une hausse tout aussi considérable du levier d’endettement des ménages. Les deux auteurs estiment que ces évolutions sont en étroite interaction l'une avec l'autre.

Michael Kumhof (crédit : Arena)

Comme le notent Kumhof et Rancière (2011), en se basant notamment sur les travaux de Piketty et Saez, la part du revenu national détenue par les cinq déciles supérieurs était passée aux Etats-Unis de 24 à 34 % entre 1920 et 1928 ; cette même part est passée de 22 à 34 % entre 1983 et 2007. L’endettement des ménages, rapporté au PIB, doubla entre 1983 et 2008, de la même manière qu’il doubla entre 1920 et 1932. La dette des cinq déciles supérieurs représentait 80 % du revenu en 1982, contre 65 % en 2008. Sur la même période, le reste de la population étasunienne voit sa dette passer de 60 à 140 % du revenu. Les classes populaires et moyennes se sont donc massivement endettées, tandis que les ménages aisés se désendettaient. Les premiers ont trouvé dans l’endettement une manière de faire face à la stagnation de leurs revenus et de maintenir leur niveau de vie, tandis que les seconds accumulèrent de plus en plus d’actifs et notamment des actifs adossés sur les prêts délivrés aux premiers. Selon Rajan (2010), l’accroissement des inégalités s’est traduit par une pression politique pour le crédit facile ; face aux inquiétudes des classes moyennes, les élus ont préféré soutenir la consommation des ménages en facilitant l’accès au crédit, plutôt qu’en promouvant la progression des revenus.

La taille du secteur financier aux Etats-Unis augmenta avec l’endettement des ménages modestes. Les encours du crédit privé représentaient 210 % du PIB en 2008, contre 90 % en 1981 ; l’industrie financière représentait 8 % du PIB en 2008, contre 4 % en 1981. Cette expansion dissimula une véritable fragilisation du secteur au fur et à mesure que s’accumulaient les risques. En outre, Olivier Godechot (2011) remarque que ce sont essentiellement les cadres de la finance qui ont profité du creusement par le haut des inégalités de revenu ces dernières décennies, du moins en France. L’expansion du secteur financier se serait donc non seulement nourri des inégalités, mais aurait également contribué à les renforcer. Décrites ainsi, les macrodynamiques de la dernière décennie semblent s'être échappées des modélisations de Steve Keen.

Plus récemment, Michael Bordo et Christopher Meissner (2012) ont élargi spatialement et temporellement le cadre empirique pour déterminer s’il existe un lien systématique entre la dynamique des inégalités et l’occurrence de crises financières. Ils observent les épisodes d’instabilité financière survenus entre 1920 et 2008 en se basant sur un échantillon de quatorze pays, essentiellement des économies développées. Leurs résultats ne remettent pas véritablement en cause l’analyse de Kumhof et Rancière, en particulier l’implication de la concentration des revenus dans l’émergence de la Grande Récession ; ils estiment toutefois que les inégalités contribuent marginalement aux crises financières.

Selon Bordo et Meissner, la concentration des revenus a certes tendance à s’accentuer lors des phases ascendantes des cycles d’affaires, mais elle ne joue pas un rôle significatif dans la croissance du crédit. Autrement dit, les inégalités de revenus ne seraient pas significativement reliées aux crises bancaires systémiques. Un tel lien leur paraît notamment discutable en ce qui concerne la Grande Dépression. Certes, tandis que la part du revenu national détenue par le décile supérieur passe de 15 à 18,42 % entre 1922 et 1929, l’endettement des ménages augmente également dans les années vingt. Mais contrairement à ce que suggèrent Kumhof et Rancière, l’usage croissant du crédit à la consommation ne semble pas répondre à la volonté des ménages à maintenir leur niveau de vie dans un contexte de revenus stagnants ; il répond plutôt à leur désir de s’approprier les nouveaux biens de consommation durables (automobiles, machines à laver et radios). La bulle immobilière, qui éclate en 1926, serait quant à elle provoquée par une demande insatisfaite d’après-guerre pour l’immobilier de haute qualité. Ni l’expansion du crédit à la consommation, ni celle du crédit hypothécaire observées à cette époque ne seraient générées par la hausse des inégalités.

Par conséquent, si la Grande Récession avait effectivement été causée par la concentration croissante des revenus, elle constituerait une singularité historique au regard des épisodes précédents d’instabilité macroéconomique. Bordo et Meissner lient fondamentalement l’émergence d’une instabilité macrofinancière au cours des années 2000 à la dynamique de l’innovation financière dans un contexte de faibles taux d’intérêt. Les inégalités n’auraient dans ce cadre, selon eux, qu’un rôle négligeable...

 

Références Martin Anota

BORDO, Michael, & Christopher M. MEISSNER (2012), « Does inequality lead to a financial crisis? », in VoxEU.org, 24 mars.

GODECHOT, Olivier (2011), « La finance, facteur d’inégalités », in La Vie des idées, 15 avril.

KEEN, Steve (1995), « Finance and Economic Breakdown: Modeling Minsky's "Financial Instability Hypothesis" », in Journal of Post-Keynesian Economics, vol. 17, n° 4, été.

KUMHOF, Michael, & Romain RANCIERE (2010), « Inequality, Leverage and Crises », IMF working paper, novembre.

KUMHOF, Michael, & Romain RANCIERE (2011), « Inequality, Leverage and Crises », in VoxEU.org, 4 février.

PIKETTY, Thomas, & Emmanuel SAEZ (2003), « Income Inequality in the United States, 1913-1998 », in Quarterly Journal of Economics, CXVIII, n° 1, pp. 1–39.

RAJAN, Raghuram (2010), Fault Lines: How Hidden Fractures Still Threaten the World Economy, Princeton University Press.

RAVEAU, Gilles (2011), « Crise : la faute aux inégalités ? », in Alternatives économiques, février, n° 299.

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