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26 avril 2013 5 26 /04 /avril /2013 10:28

Non seulement l’accroissement des inégalités aux Etats-Unis a pu contribuer à l’accumulation des déséquilibres qui ont mené à la crise financière, mais il aggrava également cette dernière et contraint aujourd’hui fortement la reprise de l’activité. Lors d’une conférence tenue en l’honneur d’Hyman Minsky, Sarah Bloom Raskin (2013) en conclut alors qu’il est essentiel d’analyser de telles disparités dans la répartition des revenus et du patrimoine pour comprendre la crise financière et la reprise. Cette question des dynamiques des inégalités n’est en l’occurrence pas étrangère à l’hypothèse d’instabilité financière : Minsky et les auteurs qui prolongèrent sa réflexion, notamment les post-keynésiens James Crotty (1993) et Steve Keen (1995), avaient déjà suggéré que les inégalités dans la répartition étaient susceptibles de fragiliser la stabilité financière et de provoquer un retournement endogène du cycle d’affaires.

Raskin rappelle tout d’abord que le creusement des inégalités de revenu et de patrimoine constitue l’un des changements structurels les plus marquants que l’on ait pu observer aux Etats-Unis et dans de nombreux pays avancés depuis la fin des années soixante-dix. En effet, au cours des trois décennies qui précèdent la Grande Récession, la majorité des ménages américains, en l’occurrence les ménages à revenu faible et intermédiaire, n’ont connu qu’une faible augmentation de leurs revenus réels, tandis que les revenus se concentraient toujours plus fortement au sommet de la distribution. Ces évolutions tiennent essentiellement à la forte concentration des revenus du travail, puisque ces derniers représentent près des trois quarts de l’ensemble des revenus. Les autres sources de revenus, notamment les dividendes et les loyers, se sont eux-mêmes davantage concentrés au cours de la période. Or, les inégalités de revenu peuvent entraver la croissance économique via leurs répercussions sur la consommation : les ménages les plus riches tendent à davantage épargner leurs revenus, ce qui déprime les dépenses de consommation et par là la demande globale. Les inégalités de patrimoine peuvent avoir encore de plus profondes répercussions macroéconomiques, or elles sont encore plus fortes que les inégalités de revenus. D’une part, les familles modestes ont moins de ressources financières pour se prémunir contre les chocs touchant leurs revenus, notamment l’épreuve du chômage. D’autre part, l’essentiel de leur patrimoine est en outre immobilier, ce qui les expose davantage que les ménages aisés aux fluctuations des prix de l’immobilier.

De nombreuses analyses se sont interrogées si les inégalités n’avaient pas été responsables de la crise financière. Parmi les auteurs les plus influents, Raghuram Rajan (2010), puis Michael Kumhof et Romain Ranciere (2011) ont ainsi suggéré que l’accroissement des inégalités a directement contribué au boom du crédit dans les années trente et dans la première moitié des années deux mille. Lors de la dernière décennie, les ménages à revenu bas ou intermédiaire ont en effet emprunté pour maintenir leur niveau de vie et leurs dépenses, si bien que les inégalités de consommation n’ont pas augmenté aussi rapidement que les inégalités de revenu. Les banquiers n’auraient peut-être pas accepté de prêter à des ménages ayant peu de garanties si le la titrisation ne leur avait pas permis de relâcher les critères d’octroi de crédit. Comme dans le schéma minskyen, l’innovation financière a joué un rôle essentiel dans le relèvement de l’offre de crédit, mais un optimisme excessif a également contribué à entretenir le boom immobilier : les emprunteurs et les prêteurs étaient convaincus que les prix immobiliers continueraient leur ascension et cette hausse des prix fut une condition essentielle à la soutenabilité de l’endettement. Puisque les ménages utilisèrent les logements comme collatéraux aux emprunts qu’ils contractaient, la hausse des prix immobiliers leur permit d’emprunter un montant toujours plus important. Jusqu’en 2006, l’accroissement des prix et l’endettement des ménages se sont ainsi alimentés l’un l’autre. Les ménages ont eu le sentiment que leur richesse s’accroissait de manière permanente et ils ont utilisé une partie des prêts hypothécaires pour consommer. 

Selon Raskin, les inégalités ont pu également amplifier l’impact de la crise financière. La chute des prix de l’immobilier observée à partir de 2006 a réduit la richesse des ménages et restreint leur accès au crédit, ce qui les a peu à peu amenés à réduire leurs dépenses. Ce choc de la demande entraîna alors une contraction de la production. Or, les ménages à revenu faible et intermédiaire sont également les principales victimes du retournement du marché du travail. Les jeunes, les moins qualifiés et les minorités sont en effet les plus susceptibles de connaître une réduction de leur salaire ou de leur temps de travail et le chômage. La dégradation du marché du travail a donc accru les difficultés de remboursement des ménages et la multiplication des défauts de paiement aggrava en retour la crise financière. Le resserrement du crédit, le déclin des prix d’actif, la chute de la demande et la hausse du chômage se sont entretenus l’une l’autre, si bien que le choc initial s’est finalement diffusé à l’ensemble des ménages. 

Enfin, Raskin suggère que les inégalités expliquent, du moins en partie, pourquoi l’actuelle reprise aux Etats-Unis s’avère plus lente que les précédentes. Les facteurs qui contribuèrent au boom immobilier et qui aggravèrent la crise une fois celle-ci amorcée tendent aujourd’hui à freiner la reprise de l’activité. Les ménages restreignent leurs dépenses pour reconstituer leur patrimoine et revenir à des niveaux d’endettement plus soutenables. Quatre ans après le début de la reprise, les niveaux de dette restent encore supérieurs aux niveaux observés avant le boom immobilier et de nombreux ménages continuent à se désendetter. En définitive, les répercussions de la chute de la richesse nette et de l’élévation du chômage ont donc des répercussions durables sur le crédit et la demande globale.

Les dynamiques qui contribuèrent au creusement des inégalités, notamment le progrès technique et la globalisation, se poursuivent et elles semblent même s’être accélérées depuis l’éclatement de la crise. Par exemple, si les professions à salaire intermédiaire comptèrent pour les deux tiers des destructions d’emplois lors de la récession, elles ne représentent que le quart des créations d’emplois dans la reprise ; si les professions peu rémunérées représentèrent un cinquième des pertes d’emplois, elles correspondent à plus de la moitié des créations d’emplois lors de la reprise. Ce sont en outre essentiellement des emplois atypiques et à temps partiel qui ont été créés au cours de cette dernière. Pour de nombreux ménages, en particulier ceux qui ont été confrontés au chômage, les revenus vont être durablement inférieurs à ceux perçus avant la crise. Ces évolutions expliquent en partie la faiblesse des gains salariaux ces dernières années. Les hausses de revenus ont été très inégalement réparties depuis le début de la reprise, puisque les ménages les plus aisés en ont capté l’essentiel. Au cours des deux premières années de la reprise, la valeur nette des 7 % des ménages américains les plus aisés s’est notamment accrue de 28 %, alors qu’elle diminuait de 4 % pour le reste de la population [Fry et Taylor, 2013]. Même si les ménages adoptent des comportements financiers plus prudents, les inégalités continuent de se creuser aux Etats-Unis et demeurent pas conséquent une source de vulnérabilité macroéconomique.

 

Références

CROTTY, James R. (1993), « Rethinking marxian investment theory : Keynes-Minsky instability, competitive regime shifts, and coerced investment », in Review of Radical Political Economics, vol. 25, n°1.

FRY, Richard, & Paul TAYLOR (2013), « A rise in wealth for the wealthy; Declines for the lower 93% », Pew Research center, 23 avril.

KEEN, Steeve (1995), « Finance and economic breakdown : Modeling Minsky’s "financial instability hypothesis" », in Journal of Post Keynesian Economics, vol. 17, n°4.

KUMHOF, Michael, & Romain RANCIERE (2011), « Inequality, leverage and crises », FMI, working paper, n° 10/268, novembre.

RAJAN, Raghuram (2010), Fault Lines: How Hidden Fractures Still Threaten the World Economy, Princeton University Press.

RASKIN, Sarah Bloom (2013), « Aspects of inequality in the recent business cycle », allocution lors de la 22ième conférence annuelle Hyman P. Minsky, à New York, 18 avril.

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