Les banques centrales ont démultiplié les actions pour contenir l’effondrement du système financier et soutenir l’activité. Une fois ses taux directeurs arrivés à zéro, la Fed a très rapidement réalisé plusieurs « assouplissements quantitatifs » (quantitative easing). La BCE à procédé par deux fois, en décembre 2011 et février 2012, à d’exceptionnelles long-term refinancing operations (LTRO) en offrant la possibilité aux banques d’emprunter un montant illimité pour une durée de trois ans à de faibles taux d’intérêt. Les opérations menées par les autorités monétaires européennes ont permis (du moins jusqu’à présent) d’épargner aux Etats-membres une crise de la dette autoréalisatrice et d’éviter un éclatement de la zone euro, en rassurant les marchés et en entraînant une baisse des primes de risque. Le récent et massif accroissement du bilan de la BCE apparaît pour certains comme un équivalent de l’assouplissement quantitatif mené par la Fed. Pourtant, les mesures adoptées par les deux banques centrales et leurs répercussions sur les comportements bancaires diffèrent sensiblement sur plusieurs points.
Hors réserves de devises et actifs non pertinents au regard de la politique monétaire, le bilan de la BCE est passé de 5 % du PIB de la zone euro avant la crise à environ 18 % désormais, tandis que le bilan de la Fed atteint aujourd’hui 20 % du PIB américain. Les deux banques centrales connaissent un accroissement relativement semblable de la taille de leur bilan. Toutefois, la composition de ces derniers n’en est pas pour autant similaire [Gros, 2012 ; Pisani-Ferry et Wolff, 2012]. La Fed achète des actifs sans risque et prête très peu aux banques. En revanche, la BCE procède à de plus amples achats d’actifs risqués et a massivement prêté aux établissements en difficulté sur le marché interbancaire. En outre, la Fed augmenta temporairement ses prêts repo aux institutions financières pour réactiver un marché interbancaire dysfonctionnel suite à l’effondrement de Lehman Brothers. La BCE accroît de son côté régulièrement les prêts repo. Les achats d’obligations publiques réalisés par la Fed se substituèrent largement aux opérations repo dans la composition de leur bilan. L’accroissement du bilan de la BCE s’explique principalement quant à elle par la démultiplication des opérations repo et plus marginalement par l’achat de titres gouvernementaux. La Fed est proactive, décidant elle-même de l’évolution de la taille de son bilan. La BCE présente plutôt un comportement réactif, puisque la taille de ses opérations de prêts est déterminée par les banques [The Economist, 2012].
Les motivations sous-jacentes aux politiques monétaires menées des deux côtés de l’Atlantique ne sont en outre pas les mêmes. La Fed achète de larges montants de titres gouvernementaux afin de diminuer les taux d’intérêt de long terme [Pisani-Ferry et Wolff, 2012]. Les mécanismes de transmission de la politique monétaire sont dans la zone euro particulièrement grippés. La BCE cherche à travers son assouplissement des conditions de crédit (credit easing) à redynamiser le marché interbancaire et à alimenter en liquidité les banques de la périphérie en crise de la zone euro. Dans la mesure où l’Allemagne demeure réticente à ce que la BCE devienne un acheteur en dernier ressort pour les obligations souveraines, les LTRO constituent en outre un moyen indirect d’intervenir sur les marchés sous tension de la dette publique.
Les effets de la politique monétaire et les dynamiques du marché interbancaire contrastent fortement en zone euro avec celles observées aux Etats-Unis. Le système bancaire européen s’est profondément fragmenté le long des frontières nationales [Pisani-Ferry et Wolff, 2012]. Les banques ont déposé 700 milliards d’euros à la BCE ; celle-ci s’est donc substituée au marché interbancaire et sa politique monétaire perd fortement en efficacité. Les banques du sud de l’Europe ne participaient qu’à 20 % des opérations de financement de moyen et long termes ; elles participent aujourd’hui à 70 % d’entre elles. Si les banques du nord de l’Europe, notamment allemandes et néerlandaises, alimentent la majorité des dépôts à la BCE, les banques du sud de l’Europe, en particulier espagnoles et italiennes, absorbent l’essentiel des prêts consentis dans le cadre des LTRO. Les banques du nord de l’Europe accordent toujours davantage de crédit et décroissent leur détention de titres gouvernementaux ; parallèlement, les banques du sud de l’Europe expérimentent au contraire une contraction du crédit bancaire et accroissent fortement leur détention d’obligations publiques, empruntant finalement auprès de la BCE pour acquérir ces titres. Enfin, les LTRO ont eu une influence significative sur la courbe de rendements des émetteurs en détresse, mais non sur celle des émetteurs notés AAA.
La BCE et la Fed ne prennent pas non plus les mêmes risques [Gros, 2012]. La banque centrale étasunienne fait face, non pas à un risque de crédit, puisqu’elle achète des obligations publiques américaines, mais à un risque de taux d’intérêt. Alors que les taux de dépôts de court terme avoisinent zéro, les taux de long terme avoisinent 2 %. La détention d’obligations, pour un montant de 1 500 milliards de dollars, rapporte à la Fed 30 milliards de dollars par an, ce qui explique notamment sa réticence à relever ses taux directeurs. Si la BCE ne porte quant à elle aucun risque de maturité, elle fait en revanche face à un risque de crédit, puisqu’elle prête aux banques ne trouvant aucun financement ailleurs, or elle n’est pas assurée contre celui-ci. Si l’écart de 75 points de base entre les taux de dépôts et de prêt permet à la BCE d’obtenir 7,5 milliards d’euros par an, une telle somme est par exemple insuffisante pour absorber les pertes potentielles auxquelles la Grèce expose la BCE, cette dernière y ayant 130 milliards d’euros en jeu.
L’effondrement du crédit en périphérie de la zone euro se poursuit et se conjugue aux mesures d’austérité pour déprimer l’activité économique. Les opérations exceptionnelles de la BCE ont très certainement fait gagner du temps aux gouvernements pour réaliser les efforts nécessaires à la sortie de crise, mais pour l’heure leurs actions restent orientées vers la seule consolidation budgétaire. Sans coordination et expansion des politiques budgétaires, voire tout simplement en l’absence d’une véritable union fiscale, les actions de la BCE demeureront peu effectives et le temps de la latence ne fera qu’accroître les coûts et la probabilité d’une issue désordonnée à la crise européenne.
Références Martin Anota
The Economist (2012), « The ECB’s LTRO and the Fed’s testimony. How to read a central bank », 29 février.
GROS, Daniel (2012), « The Big Easing », in Project Syndicate, 5 avril.
PISANI-FERRY, Jean, & Guntram WOLFF (2012), « Is LTRO QE in disguise? », in VoxEU.org, 3 mai.