Seymour Martin Lipset (1959) décela (ou tout du moins crut déceler) une corrélation positive particulièrement forte entre le revenu par tête et la démocratie dans un large ensemble de pays. En se focalisant ainsi sur la relation entre les institutions politiques et le développement économique, il définit une large partie de l’agenda de l’économie politique contemporaine. La corrélation entre revenu et démocratie est la pierre angulaire de la théorie de la modernisation (modernization theory). Celle-ci affirme qu’une relation causale est à l’œuvre : un plus haut revenu par tête pousse un pays à être plus démocratique. La croissance économique va impulser l’industrialisation, l’urbanisation et l’accumulation tant des richesses que du capital humain ; ces divers facteurs qui sous-tendent la modernisation vont interagir pour stimuler le développement de la démocratie. Un régime démocratique doit obtenir suffisamment de légitimité aux yeux des citoyens pour survivre, ce qui n’est possible que si le développement économique est soutenu et continu. Avec l’expansion des classes moyennes, les conflits sur la répartition de la valeur ajoutée perdent en intensité et les institutions au fondement des politiques de redistribution ont un rôle croissant dans l’économie. Les partisans des explications institutionnelles estiment de leur côté que la causalité fonctionnerait plutôt en sens inverse : la croissance économique sera stimulée par des institutions démocratiques qui encadrent étroitement l’action des gouvernements et protègent les droits de propriété.
Ghada Fayad, Robert H. Bates et Anke Hoeffler (2012) ont repris le débat soulevé par les découvertes de Lipset. Ils utilisent tout d’abord les méthodes de modélisation dynamique de données de panel pour examiner dans quel sens s’opère la causalité aussi bien que la relation qui existe à court et long termes entre démocratie et revenu, puis modélisent la démocratie comme fonction du revenu. Ils trouvent alors une relation négative particulièrement significative entre le revenu et la démocratie pour leur échantillon de pays.
Les thèses de l’« Etat rentier » (rentier state) et de la « malédiction politique des ressources naturelles » (political resource curse) pourraient contribuer à expliquer une telle relation négative. Selon elles, en effet, la rente entretient l’autoritarisme et entrave le développement démocratique. Les Etats qui disposent de larges recettes depuis l’exploitation des ressources pétrolières peuvent les utiliser pour réfréner le mécontentement populaire en maintenant de faibles taux d’imposition et en versant de massives aides publiques. Ils peuvent également davantage dépenser en sécurité intérieure et ainsi prévenir la formation d’organisations dissidentes susceptibles de remettre en cause la paix intérieure. Une croissance tirée par les ressources naturelles échouerait notamment à déboucher sur des avancées sur le plan démocratique si elle ne s’accompagne pas d’un accroissement des efforts d’éducation et d’une plus grande spécialisation professionnelle des résidents.
Une seconde raison peut expliquer pourquoi l'on pourrait observer dans une économie donnée des revenus élevés et un faible degré de démocratisation. Les ralentissements de la croissance économique sont susceptibles d’entraîner des mouvements de protestation et par conséquent un renversement des régimes en place. Si un parti politique peut en supplanter un autre dans un régime démocratique, un régime autoritaire peut quant à lui se voir succéder par un régime démocratique. Lorsque la croissance ralentit, les régimes autoritaires s’en trouvent affaiblis et la probabilité d’un coup d’Etat s’élève, en particulier dans un contexte de forte pauvreté. La transition même entre une dictature et une démocratie, puisqu’elle s’accompagne d’une instabilité sociopolitique, risque de constituer une période de faible croissance.
Fayad et alii se sont alors inspirés des thèses de l’Etat rentier et de la malédiction politique des ressources pour affiner leurs résultats. Ils décomposent le revenu par tête en une composante liée aux ressources naturelles et en une seconde composante indépendante de ces mêmes ressources. Ils constatent alors que la source et le niveau des revenus importent fortement pour préciser la relation entre revenu et démocratie. Il apparaît que cette relation est positive et significative dans les pays où les revenus ne proviennent que fort peu des rentes tirées des ressources naturelles. En revanche, dans les pays abondamment dotés en ressources naturelles, il existe une relation négative entre le niveau des revenus et le degré de développement démocratique.
Références Martin ANOTA
ACEMOGLU, Daron, Simon JOHNSON, James A. ROBINSON, and Pierre YARED (2008), « Income and Democracy », in American Economic Review, vol. 98 n° 3.