La persistance du chômage à un niveau élevé en Europe ces dernières décennies et la hausse des taux de chômage dans l’ensemble des pays avancés lors de la Grande Récession ont conduit certains à appeler à une réduction des salaires, voire notamment à la suppression du salaire minimum, pour stimuler la création d’emplois.
Dans l’optique néoclassique, l’élimination du chômage et la stabilisation de l’activité passent effectivement par l’ajustement des prix et salaires. Si un marché connaît un excès d’offre, le prix va diminuer jusqu’à revenir à son niveau d’équilibre. Avec la baisse du prix, l’offre diminue et la demande augmente. Le processus s’arrête lorsque la demande est de nouveau égale à l’offre. Cette analyse s’applique également dans le cas du marché du travail : en présence de chômage, le salaire diminue jusqu’à ce qu’il revienne à son niveau d’équilibre. Des processus d’ajustement similaires s’opèrent également au niveau agrégé si l’économie subit un choc d’offre ou de demande. Si l’économie est en situation de surproduction, les prix vont diminuer dans les secteurs où l’offre est excédentaire. Dans ce contexte, la déflation apparaît alors comme stabilisatrice. La flexibilité des prix et salaires est donc nécessaire pour maintenir l'ensemble des marchés à l’équilibre. En cas de déséquilibres, plus les prix et salaires s’ajusteront rapidement, plus l’économie reviendra rapidement à son équilibre et au plein emploi. En revanche, les prix ne pourront jouer leur rôle de mécanisme d'ajustement s'ils sont rigides. En l'occurrence, le chômage involontaire ne persiste que si des rigidités empêchent les salaires de s’ajuster librement.
Les auteurs néoclassiques se trompent toutefois en restreignant leur analyse du chômage au seul marché du travail. Les dynamiques observées sur un marché influencent en effet celles observées sur les autres marchés. Prenant en note cette interdépendance, John Maynard Keynes a tenté par conséquent d’expliquer le chômage directement au niveau macroéconomique et cherché à démontrer l’existence d’un équilibre de sous-emploi. Non seulement les salaires sont rigides à la baisse, mais le chômage ne disparaitrait pas pour autant si les salaires étaient flexibles. Le niveau de production et la demande de travail nécessaire pour la mettre en œuvre dépendent du niveau de demande qu’anticipent les entrepreneurs (la demande effective), or rien ne certifie que le niveau de production en vigueur soit suffisant pour assurer le plein emploi. Le chômage est en l'occurrence susceptible d'apparaître si la demande effective est trop faible. Dans un tel cadre, la réduction des salaires que préconisent les néoclassiques pour éliminer le chômage ne ferait qu’aggraver ce dernier (au regard des conclusions néoclassiques, Eggertsson et Krugman [2012] parlent de « paradoxe de la flexibilité »). Une baisse des salaires déprimerait davantage la consommation, si bien qu’elle entraînerait une nouvelle hausse du taux de chômage. Un tel cercle vicieux est à l’œuvre dans les pays « périphériques » de la zone euro, contraints à fortement réduire leurs coûts pour gagner en compétitivité : de tels ajustements ont fait basculer leur économie dans la dépression et poussé leur taux de chômage à des niveaux insoutenables.
La littérature néoclassique a par la suite accepté l’idée que le chômage puisse résulter d’une demande insuffisante. Cependant, même dans ce cas, la déflation demeure selon elle un mécanisme stabilisateur en accroissant la demande globale via deux canaux. D’une part, une chute du niveau général des prix conduit à une baisse des taux d’intérêt réels qui favorise l’investissement : c’est l’effet Keynes. D’autre part, la déflation génère une hausse de la richesse en termes réels, ce qui incite les ménages à accroître leurs dépenses : c’est l’effet Pigou (ou effet d’encaisses réelles). De cette manière, la théorie keynésienne n’apparaît plus que comme un cas spécial de la théorie néoclassique. Le chômage keynésien ne serait observé que dans une économie où les rigidités institutionnelles contraignent l’ajustement des prix et salaires.
Pour James Tobin, Keynes n’a effectivement pas réussi à démontrer l’existence d’un équilibre de sous-emploi : la théorie keynésienne est une théorie des déséquilibres. Les mécanismes marchands restent toutefois insuffisants pour stabiliser l’économie. Pour démontrer cela, Tobin (1975) élabore un modèle à partir de trois équations dynamiques : la production s’ajuste en réponse à la demande sur les marchés des biens ; l’inflation s’ajuste selon l’écart entre la production et son niveau de plein emploi ; les anticipations d’inflation s’ajustent en fonction du taux d’inflation effectif. L’un des équilibres du modèle se caractérise par le plein emploi, une inflation stable et des anticipations correctes. Rien ne certifie toutefois que l’économie atteindra cet équilibre. Si la production chute sous son niveau naturel (ou, pour employer la terminologie nouvelle keynésienne, si l’écart de production se creuse), alors l’emploi et les prix vont connaître des déclins cumulatifs. Or, si les prix et salaires nominaux sont pleinement flexibles, il n'y a aucune limite à leur baisse [Sethi, 2009].
S'inspirant du concept de déflation par la dette développé par Fisher (1933) et du chapitre 19 de la Théorie générale, James Tobin (1980) rejette l’idée que la déflation puisse favoriser la demande globale. Avec la baisse du niveau général des prix s’opère un transfert de richesse au profit des créanciers. Ces derniers profitent de leurs gains de pouvoir d’achat pour dépenser davantage (effet Pigou), mais l’alourdissement du fardeau de la dette pousse par contre les emprunteurs à réduire leurs dépenses (effet Fisher). Or, ces derniers ont une plus forte propension à dépenser que les créanciers. Avec la déflation, les débiteurs réduisent davantage leurs dépenses que les créditeurs n'accroissent les leurs. La chute de la demande globale entraîne une nouvelle baisse des prix, plongeant l’économie dans un cercle vicieux. La déflation n’a donc pas de rôle stabilisateur, mais au contraire un effet cumulatif. Loin de rendre l'économie plus résiliente aux chocs, la flexibilité des prix et salaires peut approfondir la contraction économique.
Les nouveaux keynésiens ont reformulé le paradoxe de la flexibilité, mais en cherchant à lui donner des fondations microéconomiques. Brad DeLong et Lawrence Summers (1986) ont par exemple poursuivi les réflexions de Tobin en montrant que, même si elles sont rationnelles, les anticipations déflationnistes peuvent entretenir la contraction de la production. Plusieurs auteurs ont également mis en évidence les propriétés stabilisatrices d’une viscosité des prix et salaires. Plus récemment, la Grande Récession a conduit les économistes à réévaluer l’impact de la flexibilité des prix et salaires lors des chocs macroéconomiques. Par exemple, Gauti Eggertsson et Paul Krugman (2012) suggèrent qu’une plus grande flexibilité des prix amplifie les répercussions récessives au lieu de les atténuer lorsque l’économie subit un puissant choc de désendettement. La chute des prix ne contribue pas à stimuler la demande, mais renforce simplement l’effet Fisher en élevant la valeur réelle de la dette et en déprimant davantage les dépenses des débiteurs.
Pour Saroj Bhattarai, Gauti Eggertsson et Raphael Schoenley (2012), la plus ou moins forte viscosité des prix et salaires contribue à expliquer pourquoi la contraction de la production américaine a été beaucoup plus marquée pendant la Grande Dépression que lors de la Grande Récession. Si la première fut caractérisée par une forte déflation, la seconde n’a été associée qu’à un ralentissement modeste de l’inflation, le taux d’inflation se maintenant finalement à un niveau faible et stable. Dans leur modèle, la flexibilité des prix se révèlera déstabilisatrice lors des chocs de demande si la banque centrale n’ajuste pas ses taux directeurs aussi rapidement que varie le taux d’inflation. Ce sera notamment le cas lorsque le choc de demande est tellement puissant que le taux directeur se retrouve à son niveau plancher, sans pour autant que la banque centrale ait suffisamment assoupli sa politique monétaire pour clore l’écart de production. Dans une telle situation de trappe à liquidité, les anticipations déflationnistes amplifient la baisse de la production. Une faible réactivité des autorités monétaires se solde donc par une forte volatilité de la production.
Références
FISHER, Irving (1933), « The debt deflation theory of great depressions », in Econometrica, vol. 1, n° 4. Traduction française, « La théorie des grandes dépressions par la dette et la déflation », in Revue française d’économie, vol. 3, n°3, 1988.
SETHI, Rajiv (2009), « On the consequences of nominal wage flexibility », 8 décembre.
TOBIN, James (1980), Asset Accumulation and Economic Activity, Basil Blackwell.