Les mouvements de capitaux se sont intensifiés avec le processus d’intégration financière opéré au niveau mondial. Le maintien actuel des taux directeurs à un faible niveau dans les économies avancées a suscité un véritable débat sur la nature de la liquidité mondiale, sa transmission d’une économie à l’autre et sur ses risques potentiels. Suite à la crise financière, les pays émergents, qui avaient été épargnés par les booms d’endettement au cours des années deux mille, ont fait face à d’importants afflux de capitaux, en raison de leur plus grande résilience lors de la Grande Récession et des meilleurs rendements qu’ils offraient par rapport aux économies avancées. Selon un point de vue répandu, les faibles taux directeurs et les achats d’actifs par les banques centrales des pays avancés seraient un vecteur clé dans les mouvements internationaux de capitaux. Ces derniers sont susceptibles de se traduire par une expansion excessive du crédit dans les pays destinataires et finalement par une surchauffe de leur économie susceptible de se solder par une crise.
Pierre-Olivier Gourinchas et Maurice Obstfeld (2012) ont mené une analyse empirique pour la période s’étalant de 1973 à 2010 afin d’identifier les déterminants des crises financières. Ils constatent que la hausse rapide du levier d’endettement et la brutale appréciation du taux de change réel constituent deux prédicteurs particulièrement significatifs des crises financières. Ce résultat est vérifié aussi bien pour les économies avancées que pour les économies émergentes. Cette conclusion est également partagée par Alan Taylor (2012) dans son étude historique. D’autres analyses affirment que les afflux massifs de capitaux entraînent des booms sur les marchés du crédit et des actifs. Cherchant à concilier ces deux courants de la littérature, César Calderón et Megumi Kubota (2012) observent de leur côté un échantillon de 71 pays pour la période s’étalant de 1975 à 2010. Ils constatent que l’accumulation des flux de capitaux tend à précéder les booms sur les marchés du crédit.
Poursuivant directement l’analyse de Gourinchas et Obstfeld, Valentina Bruno et Hyun Song Shin (2012) se demandent comment la politique monétaire des pays avancés peut influencer le levier d’endettement et les taux de change réels dans les économies récipiendaires des flux de capitaux. Ils vont se focaliser sur un canal souvent négligé de la politique monétaire, celui qui a reçu le nom de « canal de la prise de risque » (risk-taking channel) depuis les travaux de Claudio Borio et Haibin Zhu (2008). Ce mécanisme de transmission donne un rôle crucial au secteur bancaire dans le façonnement des conditions financières et des primes de risque au cours du cycle. Les banques sont en effet des intermédiaires qui empruntent à court terme et prêtent à long terme, si bien que la rentabilité des nouveaux prêts dépend de l’écart entre les deux taux, c’est-à-dire l’écart à terme (term spread). Comme les taux longs sont moins sensibles aux variations des taux directeurs que les taux courts, la politique monétaire peut influer sur le spread de terme, ce qui permet aux banques centrales de jouer sur la prise de risque des banques et par là de peser sur l’activité économique.
Bruno et Shin explorent alors les implications du canal de prise de risque dans un contexte international en mettant l’accent sur l’activité transfrontalière des banques mondiales, c’est-à-dire sur les flux de capitaux entre la société-mère et ses filiales à l’étranger. Par exemple, un assouplissement de la politique monétaire de la Fed se traduit par une diminution des coûts de financement en dollar auxquels font face les banques dans les économies récipiendaires des flux de capitaux (typiquement les pays émergents). Ces banques prennent alors plus de risques en prêtant davantage aux agents domestiques. Les entrées de capitaux entraînent une appréciation de la devise du pays récipiendaire, ce qui améliore le bilan des emprunteurs domestiques. Comme ces derniers apparaissent alors moins risqués aux yeux des banques, celles-ci vont leur concéder encore davantage de crédit. Un cercle vertueux est donc temporairement à l’œuvre, l’appréciation de la devise et le crédit se renforçant alors mutuellement. Lorsque le cycle se retourne, le mécanisme d’amplification joue cette fois-ci en sens inverse et la situation financière des banques et des emprunteurs se détériore violemment.
Bruno et Shin vont alors examiner comment fonctionne le canal de prise de risque en contexte international à travers un modèle autorégressif (VAR). Ils cherchent à observer comment les bilans s’ajustent en réponse aux changements de la politique monétaire américaine. Pour cela, ils vont se pencher sur la relation entre l’indice VIX de la volatilité des options sur les actions américaines et le taux directeur de la Réserve fédérale, en l’occurrence le taux des fonds fédéraux. Les précédentes études avaient mis en évidence une boucle rétroactive entre les deux variables : une baisse du Fed funds rate est suivie par un amortissement de l’indice VIX, tandis qu’une hausse de ce dernier est suivie par une réduction du taux des fonds fédéraux [Bekaert et alii, 2012].
Bruno et Shin constatent, tout d’abord, qu’une hausse de l’indice VIX provoque un élargissement de l’écart à terme, ce qui suggère que les participants au marché s’attendent alors à une réduction imminente du taux des fonds fédéraux ; un élargissement de l’écart à terme est suivi par une réduction du taux directeur au cours des trimestres suivants. L’écart à terme influence donc effectivement les conditions de marché. En outre, l’analyse révèle qu’un écartement du term spread se traduit par un rythme accru des mouvements de capitaux à travers les opérations transfrontalières des banques mondiales. Le cycle du levier d’endettement des banques mondiales apparaît au cœur des mouvements des capitaux propres au secteur bancaire ; ce cycle se traduit par des fluctuations dans la liquidité mondiale et celles-ci expliquent (en partie) l’expansion du crédit dans les pays récipiendaires des flux de capitaux. Le canal de prise de risque de la politique monétaire s’opère donc effectivement via la gestion de bilan des banques mondiales. Le processus de globalisation financière, en rendant ce mécanisme de transmission plus prégnant, participe ainsi par ce biais-là à fragiliser la stabilité financière mondiale. Or les banques centrales tendent à le délaisser dans leur analyse et leur prise de décision, donc à sous-évaluer les répercussions extérieures de leur politique monétaire.
Références Martin ANOTA