Deux interprétations sont en concurrence pour expliquer la Grande Récession. D’un côté, une conception rend les déséquilibres globaux directement responsables de la crise mondiale. Lors de la dernière décennie, certains pays comme les Etats-Unis avaient en effet accumulé de larges déficits de compte courant et d’autres, comme les émergents asiatiques, ont accumulé de massifs excédents courants. Les premiers ont constitué la nécessaire contrepartie des seconds : l’endettement des ménages américains n’aurait pas été possible si les économies émergentes n’avaient pas dégagé et exporté un excès d’épargne (saving glut). Si les déséquilibres globaux alimentaient puissamment la croissance mondiale en soutenant la demande américaine et en stimulant la croissance chinoise, les massifs transferts de capitaux qu’ils engendraient au niveau mondial suscitaient régulièrement des inquiétudes parmi les économistes et les responsables politiques tout au long de la décennie. Selon les commentaires les plus catastrophiques, les déséquilibres de comptes courants étaient susceptibles de se dénouer en provoquant de profonds bouleversements de l’économie mondiale, au premier rang desquels se trouvaient l’effondrement du dollar et la faillite des Etats-Unis.
Dans les multiples commentaires réalisés sur le sujet, les autorités publiques ont été d’une manière ou d’une autre tenues pour responsables de ces déséquilibres globaux, que ce soit en accumulant de larges réserves de devises dans le cas des pays émergents ou bien en creusant de larges déficits publics dans le cas des Etats-Unis. Pourtant, la crise mondiale ne trouve absolument pas son origine dans une crise budgétaire, chose que beaucoup tendent à oublier aujourd’hui. Les larges flux transfrontaliers qui avaient été observés tout au long de la décennie en Europe sont avant tout de nature privée, le secteur bancaire ayant directement contribué à transférer massivement l’épargne des pays du Nord vers la périphérie sud pour y financer bulles immobilières et booms de la consommation. L’unification monétaire avait quant à elle particulièrement contribué à accélérer ces transferts et dissimuler les risques qui les entouraient. Les problèmes de soutenabilité de l’endettement public ne sont apparus qu’après coup et sont le résultat direct du puissant ralentissement de l’activité économique et des multiples plans de sauvetages bancaires mis en œuvre pour maintenir la stabilité du secteur financier. D’où le développement d’une seconde interprétation de la crise mondiale, plus minskyenne, qui attribue directement celle-ci aux systèmes financiers en affirmant que les booms du crédit ont alimenté une suraccumulation de risques macrofinanciers.
Lorsque l’on adopte un point de vue de plus long terme, l’histoire révèle une assez large corrélation entre l’ampleur des déséquilibres extérieurs et la fréquence des crises financières. La mobilité internationale des capitaux a suivi au cours du temps une évolution en forme de U. Jusqu’en 1913, sous le régime de l’étalon-or, il n’y avait potentiellement pas de barrières aux transferts internationaux des capitaux. Par contre, dans l’entre-deux-guerres, en particulier lors des années trente, les pays adoptèrent une forme d’autarcie en limitant les flux transfrontaliers. Les années quatre-vingt ont marqué le début d’une nouvelle période de libéralisation des mouvements des capitaux.
Les crises financières ont parallèlement suivi le même profil d’évolution. Les économies avancées étaient régulièrement confrontées à l’instabilité financière à la fin du dix-neuvième siècle. Les crises attinrent une intensité exceptionnelle avec la Grande Dépression. En revanche, l’économie mondiale a connu une période durable de stabilité financière après la Seconde Guerre mondiale. Si les pays en développement purent alors essuyer quelques crises, les pays avancés furent de leur côté totalement épargnées par celles-ci. Depuis le début des années quatre-vingt en revanche, les économies en développement subissent régulièrement des épisodes d’instabilité financières. Les pays avancés ont également connu quelques crises financières ces dernières décennies, la plus violente étant incontestablement celle qui fit basculer l’économie mondiale dans la Grande Récession en 2008.
S’il est indéniable que l’analyse historique fait émerger une corrélation entre l’intégration financière internationale avec l’instabilité financière, la seconde n’est toutefois pas nécessairement une conséquence de la première. En outre, le maintien de la stabilité financière dans l’après-guerre tient peut-être à la plus grande régulation de l’activité bancaire qui existait à l’époque. Durant les années trente, les dirigeants politiques avaient en effet répondu aux paniques bancaires et détresses financières en renforçant puissamment la réglementation et la supervision du secteur financier. Ces modifications du cadre institutionnel avaient alors fortement contraint l’usage du levier d’endettement, donc les prises de risque de la part des agents financiers. Indépendamment de déplacement vers une plus grande autarcie, les modifications du paysage financier domestique ont peut-être suffi pour instaurer un régime macrofinancier moins risqué.
Il faut donc davantage pousser l’analyse pour déterminer, entre les deux ensembles de politiques qui furent mises en place au milieu du vingtième siècle, lequel joua un rôle de premier plan dans la stabilisation durable de l’environnement macrofinancier. Alan M. Taylor (2012) procède à une telle analyse, avec pour objectif celui de confronter les deux interprétations concurrentes de l’actuelle crise mondiale au regard de l’histoire macrofinancière.
Rejoignant les précédentes conclusions d’auteurs tels que Claudio Borio, l’étude historique de Taylor suggère que le boom du crédit a constitué, depuis la naissance de la finance moderne, l’indicateur avancé le plus pertinent pour les crises financières. Au cours de l’histoire, les booms et effondrements du crédit ont été aussi bien générés par l’épargne domestique que par l’épargne domestique. C’est bien lorsque les flux financiers, qu’ils soient d’origine domestique ou étrangère, s’accumulent en engendrant de larges expositions de crédit dans le système financier domestique que les risques d’une crise financière s’avèrent particulièrement élevés et que les coûts du désendettement consécutif s’accroissent fortement. Les déséquilibres globaux apparaissent quant à eux comme moins corrélés avec les épisodes de détresse financière que ces derniers ne le sont avec les indicateurs de crédit. Par conséquent, la moindre prégnance des déséquilibres globaux depuis l’éclatement de la crise mondiale et l’effondrement subséquent du commerce international ne peut nullement laisser présager une plus grande stabilité macrofinancière. En revanche, la persistance d’un niveau élevé d’endettement dans le secteur privé suggère que l’économie mondiale demeure particulièrement vulnérable à une nouvelle phase d’instabilité financière.
Ainsi, les conditions de crédit importent bien davantage que les déséquilibres extérieurs pour le cycle financier et même les cycles d’affaires plus typiques. Certes, une variable externe comme les comptes courants demeurent un indicateur pertinent pour analyser les facteurs de crise externe, que ce soit l’accès au marché des capitaux, des primes de risque élevées, un défaut souverain ou un recours aux programmes du FMI. Mais une variable interne comme le crédit se révèle plus utile pour analyser les sources de crise interne, que ce soit une détresse des agents financiers domestiques, des paniques bancaires ou encore les faillites des établissements financiers.
Référence Martin ANOTA
Alan M. Taylor (2012), « External imbalances and financial crises », NBER working paper, n° 18606, décembre.