La zone euro s’est scindée ces dernières années en deux blocs de pays. Entre 2010 et le milieu de l’année 2012, les primes de risque sur les CDS souverains ont fortement augmenté à Chypre, en Espagne, en Grèce, en Irlande, au Portugal et en Slovénie, mais très peu dans les autres pays-membres. Une même divergence apparaît également pour les conditions de financement des entreprises non financières. Ces turbulences financières ont non seulement conduit les pays « périphériques » à adopter des plans d’austérité pour réduire le ratio d’endettement public, alors même qu’ils subissaient une profonde récession ; les autres Etats-membres ont également mis en œuvre une politique budgétaire procyclique. A partir de la seconde moitié de 2012, les primes de risque souveraines dans les économies en difficultés ont chuté, de même que les primes de risque de crédit pour les entreprises non financières.
Ces évolutions suggèrent une relation étroite entre les deux variables : la hausse des primes de risque souverain a conduit à une hausse des primes de risque dans le secteur privé, mais il est possible que la seconde ait alimenté en retour la première. Dans les économies en difficulté, marquées par de plus faibles fondamentaux macroéconomiques, l’accroissement du risque souverain affaiblit les marchés du crédit domestiques et contribue au resserrement des conditions financières. L’accroissement des primes de risque pèse directement sur la demande agrégée et par conséquent sur la production. En réduisant les valeurs des collatéraux, elle exacerbe les problèmes de surendettement dans le secteur privé. La causalité fonctionne également en sens inverse : le ralentissement de l’activité et le renflouement des intermédiaires financiers, en accroissant les dépenses publiques et en réduisant le montant des prélèvements obligatoires, pèsent sur les finances publiques et élèvent par là la probabilité d’un défaut souverain. L’économie fait alors face à un véritable cercle vieux. Aujourd’hui, malgré la nette amélioration observée depuis l’année dernière, les coûts d’emprunt restent élevés dans les pays périphériques de la zone euro, freinant l’activité économique et aggravant les difficultés budgétaires qu’elles rencontrent.
L’interaction entre le risque souverain et le risque privé génère ce que Giancarlo Corsetti, Keith Kuester, Andre Meier et Gernot Müller (2012) considèrent être un véritable « canal du risque souverain » (sovereign risk channel) dans la transmission des chocs macroéconomiques. Ce canal est négligeable en temps normal, puisque la banque centrale peut ajuster ses taux directeurs pour contenir les coûts d’emprunt. Cependant, le risque souverain devient particulièrement contraignant lorsque la politique monétaire ne peut davantage réduire ses taux directeurs en raison de la borne inférieure zéro. L’économie fait alors face à des équilibres multiples : les anticipations deviennent autoréalisatrices et les primes de risque sont susceptibles de s’élever brutalement sur les marchés obligataires, entraînant alors une véritable crise de la dette souveraine.
Giancarlo Corsetti et ses coauteurs (2013) modélisent le canal du risque souverain dans un cadre nouveau keynésien. Ils montrent que l’accroissement de risque souverain dans une région dans un contexte où la politique budgétaire est fortement procyclique au niveau agrégé rend l’économie plus vulnérables aux retournements des anticipations et par conséquents aux retournements déflationnistes, si bien que le risque que la zone euro éclate s’élève également. Non seulement les différents Etats-membres doivent coordonner leurs politiques budgétaires, mais celles-ci doivent en outre être asymétriques : si les pays hautement endettés ont à mener un plan d’austérité pour empêcher une hausse des primes de risque souverain et une dégradation des conditions de financement pour le secteur privé, cette politique doit nécessairement s’accompagner d’une relance budgétaire dans le reste de la zone euro afin d’en neutraliser les répercussions sur la demande globale.
Les auteurs observent alors l’impact que peut avoir une mutualisation du risque souverain. Puisque les primes de risque augmentent de façon non linéaire avec le niveau de dette, une telle mutualisation entraîne une chute des coûts d’emprunt dans les économies en difficulté et celle-ci ne s’accompagne que d’une faible hausse des primes de risque dans le reste de la zone euro. L’instauration du mécanisme européen de stabilité (MES) et le lancement du programme Outright Monetary Transactions (OMT) ont effectivement conduit à une forte chute des primes de risque dans les pays périphériques de la zone euro. La mutualisation du risque du risque souverain contribue effectivement à relâcher la contrainte que le risque souverain exerce sur l’économie. La stabilité de la zone euro n’en est toutefois pas assurée : si la politique budgétaire demeure procyclique dans l’ensemble de l’union monétaire, l’équilibre reste indéterminé et l’économie vulnérable à des crises autoréalisatrices.
Références
CORSETTI, Giancarlo, Keith KUESTER, Andre MEIER & Gernot MÜLLER (2013), « Sovereign risk and belief-driven fluctuations in the euro area », IMF working paper, n° 13/227, novembre.