Plusieurs études empiriques ont remarqué que la volatilité macroéconomique s’est fortement réduite depuis le milieu des années quatre-vingt, aux Etats-Unis comme dans d’autres pays avancés, un phénomène que James Stock et Mark Watson (2002) ont qualifié de « Grande Modération » (Great Moderation). La littérature a avancé plusieurs raisons susceptibles de l’expliquer. Pour certains, elle tient à des changements structurels, du côté de l’offre, notamment une meilleure gestion des stocks et des chaînes de valeur, la tertiarisation des économies et l’accroissement de la concurrence sur les marchés des biens et services. Pour d’autres, elle s’explique par l’adoption de meilleures politiques conjoncturelles : les autorités ont su mieux faire face aux chocs touchant les économies. En l’occurrence, l’adoption du ciblage d’inflation, l’indépendance des banques centrales et leur plus grande transparence auraient accru l’efficacité de la politique monétaire. Ces deux premiers catégories d’explications laissaient certains suggérer, il y a encore moins d’une décennie, qu’une récession majeure était improbable ; depuis le milieu des années quatre-vingt, les Etats-Unis n’avaient connu que deux légères récessions. Selon une troisième explication, la Grande Récession pourrait tout simplement s’expliquer par la chance (good luck).
L’éclatement en 2008 de la plus grave crise économique et financière depuis la Seconde Guerre mondiale a naturellement amené certains à douter de la réalité de la Grande Modération ou elle a tout du moins accrédité l’hypothèse de la « chance » [Ng et Wright, 2013]. Pourtant, certaines études, comme celle de María Dolores Gadea-Rivas, Ana Gómez-Loscos et Gabriel Pérez-Quirós (2014) et celle de Jason Furman (2014), estiment que la Grande Récession ne met pas un terme à la Grande Modération : malgré la violence de la récente crise mondiale, l’ensemble de la période s’écoulant entre le milieu des années quatre-vingt et aujourd’hui reste marquée par une volatilité exceptionnellement faible.
Beaucoup considèrent que la Grande Récession résulte de déséquilibres accumulés depuis le milieu des années quatre-vingt, notamment des prises de risque et de l’essor de l’endettement, aussi bien sur les marchés financiers que sur les marchés immobiliers. Certains vont encore plus loin et suggèrent que la Grande Modération a elle-même favorisé les déséquilibres : la faible volatilité aurait stimulé les prises de risque et le crédit en alimentant l’optimisme tant des agents privés que des autorités publiques. Ainsi, à la veille de la crise du crédit subprime, peu croyaient en l’imminence d’une crise financière majeure. Les autorités monétaires n’ont pas cherché à contenir l’envolée de la dette privée, ni la hausse des prix de l’immobilier. Au début de la crise financière, la croyance en l’efficacité de la politique monétaire a elle-même incité dans un premier temps les banquiers centraux à se préoccuper des seules turbulences financières, sans réellement se soucier de leurs éventuelles répercussions sur l’économie réelle.
Une telle idée fait écho à l’hypothèse que Hyman Minsky a développé il y a plusieurs décennies, celle selon laquelle « la stabilité est déstabilisatrice ». Au fur et à mesure que l’économie poursuit sa croissance sans heurts et que le souvenir de la dernière crise financière s’effrite, les agents se montrent de moins en moins averses au risque, notamment dans les contrats de prêts : l’ensemble des agents est de plus en plus incité à emprunter, tandis que les banques sont de moins en moins réticentes à prêter. La hausse résultante du crédit stimule l’investissement, ce qui pousse les prix d’actifs (les prix de l’immobilier, les cours boursiers…) à la hausse et entretient la croissance, renforçant l’optimisme des agents. Les emprunteurs consacrent leur crédit à des projets de plus en plus risqués et acceptent des modes de financement de plus en plus spéculatifs. Parallèlement, les banques trouvent de nouvelles manières d’accroître l’offre de crédit sans enfreindre la réglementation en place. Cette innovation financière contribue un temps à stabiliser macroéconomique, en permettant aux ménages de continuer de consommer malgré les pertes temporaires de revenu ; mais elle devient au contraire un vecteur de transmission et d’amplification en cas de crise majeure.
Au final, les déséquilibres s’accumulent, fragilisant l’économie, mais cette fragilisation peut rester dissimulée. Or, plus les déséquilibres s’accumulent, plus la subséquente crise financière sera violente. En d’autres termes, le risque de crise financière s’accroît alors même que l’économie devient de plus en plus vulnérable. Si de tels mécanismes sont effectivement à l’œuvre et si la Grande Modération se poursuit, alors la fréquence des crises mineures s’est peut-être réduite, mais au prix de crises majeures plus fréquentes.
Jon Danielsson, Marcela Valenzuela et Ilknur Zer (2015a, 2015b) ont étudié les répercussions de la volatilité financière sur la probabilité de crises financières en construisant et en utilisant un échantillon de données relatives à 60 pays sur une période couvrant 211 années. En l’occurrence, ils cherchent à préciser la relation entre la volatilité (qu’elle soit faible ou forte, anticipée ou non) sur la probabilité de crises bancaires, de crises boursières et de crises de change. Tout d’abord, ils constatent que la volatilité n’est pas un indicateur avancé significatif des crises, mais que les périodes non anticipées de forte ou faible volatilité en sont des indicateurs avancés. En fait, l’impact dépend du type de crises. En effet, la faible volatilité entraîne des crises bancaires, tandis que la forte volatilité accroît la probabilité de crises boursières ; par contre, la volatilité, quelle que soit sa forme, a un impact peu significatif sur la probabilité de crise de change. Ensuite, les auteurs observent comment les structures des marchés, les régimes de change et les développements technologiques influencent l’incidence de la volatilité sur la probabilité de crises. La relation entre la volatilité et les crises devient encore plus forte lorsque les marchés financiers sont plus importants et moins régulés. La relation est particulièrement faible durant l’ère de Bretton Woods, c’est-à-dire précisément à une période où les marchés financiers et les mouvements de capitaux étaient fortement réglementés. Les auteurs avancent des preuves empiriques soutenant l’hypothèse minskyenne que les environnements à faible risque sont propices à un suroptimisme et à une plus forte accumulation de prises de risque.
Références
MINSKY, Hyman P. (1992), « The financial instability hypothesis », Levy Institute, working paper.