Les crises financières ont de lourds coûts économiques. En effet, suite à une crise financière, l’économie ne parvient pas à revenir sur la trajectoire qu’elle suivait avant qu’elle éclate : le PIB reste en moyenne inférieur de 8 % à 9 % par rapport à sa trajectoire d'avant-crise [Cerra et Saxena, 2008 ; Reinhart et Rogoff, 2009 ; FMI, 2009 ; Jordà et alii, 2013 ; Reinhart et Rogoff, 2014]. Or les crises financières résultent souvent de « booms du crédit qui ont mal tourné » : en l’occurrence, elles résultent d’une hausse insoutenable des prix d’actifs (par exemple sur les marchés boursiers ou sur les marchés de l’immobilier) alimentée par le crédit bancaire [Schularick et Taylor, 2012].
Par conséquent, beaucoup d’économistes, en premier lieu ceux de la Banque des Règlements Internationaux, préconisent une politique monétaire « allant à contre-courant » (leaning against the wind) : dès qu’elles perçoivent des emballements spéculatifs, les banques centrales devraient augmenter leurs taux d’intérêt, ce qui devrait amener les banques commerciales à resserrer le crédit et priverait ainsi la bulle spéculative de son carburant [Borio et Lowe, 2002 ; Filardo et Rungcharoenkitkul, 2016 ; Juselius et alii, 2016]. Plus tôt une bulle spéculative éclate, moins son éclatement endommagera l’activité économique.
Une telle proposition avait gagné en popularité au tout début des années deux mille, dans le sillage de l’éclatement de la bulle internet, mais elle n’avait alors pas convaincu les banquiers centraux. Ainsi, au milieu des années deux mille, la Réserve fédérale n’a pas réagi aux fortes hausses des prix que connaissaient alors les marchés boursier et immobilier : écartant les considérations de stabilité financière pour prendre ses décisions (1), la banque centrale américaine s’est contentée de chercher à maintenir le taux d’inflation à un faible niveau. Elle a certes fini par resserrer sa politique monétaire, mais parce que l’inflation tendait à s’accélérer. Les déséquilibres macrofinanciers ont continué de s’accumuler et finirent par engendrer une crise financière mondiale en 2008. La violence de cette nouvelle crise financière et la lenteur de la reprise subséquente ont alors donné un nouveau souffle à la proposition d’une politique monétaire allant à contre-courant, en démontrant que les pays développés n’étaient pas préservés des crises financières et que celles-ci ont un coût significatif et durable sur l’activité.
Plusieurs économistes se sont toutefois opposés à une telle idée, notamment Ben Bernanke et Mark Gertler (2000, 2001), Simon Gilchrist et John Leahy (2002) ou encore plus récemment Lars Svensson (2017). Leurs arguments sont désormais bien établis (2). Tout d’abord, il est difficile d’identifier avec exactitude une hausse d’un prix d’actifs comme correspondant à la formation d’une bulle spéculative. Ensuite, même s’il était possible d’identifier une bulle spéculative, il n’est pas certain qu’un resserrement monétaire parvienne à la faire éclater, tout du moins à contenir l’emballement spéculatif. Par contre, le resserrement monétaire pourrait avoir des répercussions négatives dans le reste de l’économie, se traduisant par un ralentissement de la croissance et une hausse du chômage. Il pourrait même entraîner une crise financière en rendant insoutenable la dynamique des prix d’actifs qui, en son absence, serait restée soutenable.
Il y a d’ailleurs un épisode historique suggérant qu’une politique monétaire allant à contre-courant est susceptible d’être particulièrement nocive. En 1928, l’économie américaine connaissait une envolée des cours boursiers et une frénésie immobilière, deux booms des prix d’actifs alimentés par le crédit. Contrairement à une idée populaire, la Fed n’est pas restée inerte face à un tel développement. Elle s'est inquiétée de ce boom financier et elle a tenté de le contenir en resserrant sa politique monétaire : entre janvier 1928 et août 1929, elle a relevé ses taux directeurs de 3,5 % à 6 %. Beaucoup, notamment Barry Eichengreen (1992) et Ben Bernanke (2002), estiment que ce resserrement monétaire a contribué à la Grande Dépression. Pour autant, rien ne certifie que la crise financière et la récession n’auraient pas fini par éclater, peut-être même en prenant de plus grandes proportions en l’absence du resserrement proactif de la Fed.
Plusieurs études ont cherché à déterminer les effets des resserrements monétaires allant à contre-courant [Ajello et alii, 2016 ; Alpanda et Ueberfeldt, 2016 ; Svensson, 2016 ; Gourio et alii, 2018], mais elles ont eu tendance à se focaliser sur le seul comportement du crédit : elles ont ignoré les autres canaux via lesquels les répercussions de la politique monétaire sont susceptibles de transiter.
Elargissant la focale, Moritz Schularick, Lucas Ter Steege et Felix Ward (2020) ont observé les cycles financiers de 17 pays développés depuis 1870 pour déterminer les répercussions qu’ont eues par le passé les resserrements monétaires allant à contre-courant, indépendamment des canaux de transmission que celles-ci ont pu emprunter. Pour cela, ils ont identifié les épisodes de booms financiers, en l’occurrence les épisodes au cours desquels la croissance du crédit et les prix d’actifs ont augmenté et se sont écartés de leur tendance. Une fois ces épisodes identifiés, ils ont cherché à observer les effets des resserrements monétaires qui leur ont été synchrones.
Schularick et ses coauteurs constatent que les resserrements monétaires synchrones avec les booms des prix d’actifs et du crédit sont davantage susceptibles de déclencher des crises financières plutôt que de les empêcher. En effet, la hausse d’un taux directeur d’un point de pourcentage accroît la probabilité qu’une crise financière éclate au cours de l’année suivante de 10 %. Le risque de crise financière est élevé au cours des deux années qui suivent le resserrement monétaire, avant de revenir à sa moyenne de long terme. A aucun moment le risque de crise financière ne diminue au cours des cinq années suivant le resserrement monétaire.
Même si elle augmente le risque de crise financière, une politique allant à contre-courant pourrait toutefois rester opportune si elle réduit le coût économique des crises financières. Schularick et ses coauteurs ont alors comparé les pertes que subit le PIB réel lors des crises financières selon l’orientation précédente de la politique monétaire. Leur analyse suggère que les resserrements monétaires allant à contre-courant ne réduisent pas systématiquement la sévérité des crises financières. En effet, cinq ans après une crise financière, le PIB réel est inférieur de 8 % par rapport à sa tendance, et ce que la politique monétaire soit ou non allée à contre-courant.
En définitive, Schularick et ses coauteurs rejoignent les préconisations traditionnellement avancées par les détracteurs d'une politique monétaire allant à contre-courant : il est préférable que les banques centrales se concentrent sur les objectifs de plein emploi et de stabilité des prix. Des mesures sont certes nécessaires pour éviter que l’expansion du crédit devienne excessive et entraîne une crise financière, mais c’est le rôle de la politique macroprudentielle [Cerutti et alii, 2015].
(1) Pour être plus exact, les économistes et les banques centrales n’ignoraient pas totalement la question de la stabilité financière, mais plusieurs arguments les amenaient à conclure qu’elle pouvait être laissée en second plan lorsqu’il s’agissait de décider de la politique monétaire. D’une part, au milieu des années deux mille, les économistes et les responsables de la politique monétaire étaient convaincus de l’irréversibilité de la Grande Modération : la croissance économique était devenue de plus en plus stable au fil des décennies, et ce notamment, pensaient-ils, grâce à l’action menée par les banques centrales pour veiller à la stabilité des prix. Certains croyaient en la « divine coïncidence » : en assurant la stabilité des prix, les banques centrales assurent la stabilité macroéconomique. Même si certains ne manquaient pas de noter les difficultés rencontrées par l’économie nipponne et la Banque du Japon depuis le début des années quatre-vingt-dix, beaucoup considéraient alors que la politique monétaire restait très efficace pour contrer les chocs macroéconomiques ou financiers. D’autre part, beaucoup croyaient en la pleine efficacité de l’innovation financière : celle-ci avait conduit, pensait-on, à une meilleure répartition des risques, en les faisant supporter par ceux qui étaient les plus à même de les supporter. Par conséquent, non seulement les crises financières étaient jugées peu probables, mais en outre le système financier était perçu comme particulièrement robuste pour faire face à une éventuelle crise financière. Malheureusement, comme certains le soulignaient déjà avant qu’éclate la crise financière mondiale [Rajan, 2005], l’innovation financière peut avoir l’effet pervers d’amener les institutions financières à prendre plus de risque en leur donnant un sentiment excessif de sécurité.
(2) La plus récente revue de la littérature sur le sujet, en français, est sûrement celle d'Anne Epaulard (2017).
Références
BERNANKE, Ben S (2002), « Asset-price "bubbles" and monetary policy », discours prononcé à New York.
BERNANKE, Ben S., & Mark GERTLER (2001), « Should central banks respond to movements in asset prices? », in American Economic Review, vol. 91, n° 2.
EICHENGREEN, Barry (1992), Golden fetters: The Gold Standard and the Great Depression, 1919-1939, Oxford University Press.