Suite aux diverses récessions qui touché l’économie américaine au cours des décennies qui ont immédiatement suivi la Seconde Guerre mondiale, le PIB et l’emploi avaient tendance à fortement rebondir. Par contre, depuis le début des années quatre-vingt-dix, les reprises qui ont suivi les différentes récessions américaines ont été marquées par une faible création d’emploi : la croissance de l’emploi durant les deux années qui ont suivi le creux d’une récession s’élevait à un peu plus de 5 % avant 1990, mais elle a été inférieure à 1 % depuis. (1)
Une interprétation qui est régulièrement avancée et qui a notamment été développée par Nir Jaimovich et Henry Siu (2014) pour expliquer ces reprises sans emplois donne un rôle crucial au progrès technique : les emplois moyennement qualifiés, qui impliquent souvent des tâches routinières, c’est-à-dire des tâches qui peuvent être facilement réalisées par des machines, seraient ceux les plus exposés à la destruction lors des récessions, mais leur création serait particulièrement lente durant les expansions, notamment parce que les entreprises en profiteraient pour les automatiser ; autrement dit, les destructions d’emplois moyennement qualifiées qui surviendraient durant les récessions seraient permanentes. Par conséquent, les travailleurs moyennement qualifiés qui perdraient leur emploi durant une récession auraient des difficultés à se reclasser par la suite. Au niveau agrégé, l'ensemble des emplois tendrait à se polariser, les parts des emplois très qualifiés et peu qualifiés ayant tendance à augmenter.
Or, le remplacement des travailleurs moyennement qualifiés par des machines et la polarisation des emplois ne sont pas des phénomènes spécifiques aux Etats-Unis ; ils ont également touché le reste des pays développés. Par conséquent, si les reprises sans emplois aux Etats-Unis s’expliquent par la technologie, les autres pays développés devraient également tendre à connaître des reprises sans emplois.
Georg Graetz et Guy Michaels (2017) ont testé cette hypothèse en utilisant les données relatives aux reprises consécutives à 71 récessions dans 17 pays entre 1970 et 2011. Ils constatent que même si le PIB a effectivement connu une plus faible reprise après les récentes récessions dans les autres pays développés, cela n’a pas été le cas de l’emploi. Autrement dit, les reprises n’ont pas été faiblement créatrices d’emplois. Graetz et Michaels constatent en outre que les secteurs qui ont utilisé le plus de tâches routinières et ceux qui sont les plus exposés à la robotisation n’ont pas non plus connu ces dernières décennies une plus faible reprise de l’emploi suite aux récessions. Au final, les emplois moyennement qualifiés n’ont pas été marqués par une reprise plus lente après les récentes récessions, même dans les entreprises intensives en tâches routinières. L’ensemble de ces constats amène les deux auteurs à conclure que la technologie n’a pas provoqué de reprises sans emplois dans les pays développés autres que les Etats-Unis.
Reste alors à expliquer pourquoi les Etats-Unis se singularisent par des reprises sans emplois depuis quelques décennies. Graetz et Michaels estiment qu’il existe deux grandes classes d’explications, mais ils ne cherchent pas à trancher entre les deux. La première explication pourrait être que l’adoption des (nouvelles) technologies ne s’opère pas de la même façon, pas à la même vitesse, aux Etats-Unis que dans les autres pays développés. Une seconde classe d’explications, très hétérogène, met l’accent sur la spécificité des politiques ou des institutions des Etats-Unis par rapport aux autres pays développés. Par exemple, Kurt Mitman et Stanislav Rabinovich (2014) ont affirmé que l’extension de l’indemnisation des chômeurs lors des récessions ralentit la croissance de l’emploi durant les reprises en conduisant les travailleurs à relever leurs salaires de réservation. De son côté, David Berger (2015) estime plutôt que si la substitution des travailleurs lors des récessions et reprises a été plus intense ces dernières décennies, c’est en raison du recul des syndicats.
(1) Tout le monde ne partage toutefois pas ce diagnostic. Pour Laurence Ball, Daniel Leigh et Prakash Loungani (2013) par exemple, les variations de l’emploi sont restées cohérentes avec les variations même du PIB, aussi bien aux Etats-Unis que dans les autres pays développés : la « loi d’Okun » est toujours valide. Autrement dit, si les récessions qui ont touché l’économie américaine ces dernières décennies ont eu tendance à être suivies par une reprise sans emploi, c’est précisément parce que la croissance de la production a été trop faible lors de la reprise pour inciter les entreprises à embaucher. C'est alors la faiblesse de la croissance économique lors des reprises qu'il faudrait expliquer.
Références
BERGER, David (2016), « Countercyclical restructuring and jobless recoveries », document de travail.
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