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25 novembre 2017 6 25 /11 /novembre /2017 20:53
Quel est l’héritage du discours présidentiel de Friedman ?

L’article de Milton Friedman (1968), « The role of monetary policy », qui reprend un discours qu’il avait prononcé l’année précédente lors de son investiture en tant que président l’American Economic Association, a beau ne tenir que sur 17 pages, il a eu un énorme impact aussi bien au niveau théorique, sur le paysage de la macroéconomie et la lutte entre les différentes écoles de pensée, que dans le domaine pratique, celui de la politique monétaire. Google Scholar recense plus de 7.500 citations de cet article. Il est certes moins cité que son livre Capitalisme et liberté, publié en 1962, mais il est aussi cité que le célèbre livre qu’il a coécrit avec Anna Schwartz et publié en 1963, Une Histoire monétaire des Etats-Unis.

Greg Mankiw et Ricardo Reis (2017) sont récemment revenus sur l’importance de cette allocution, un demi-siècle après son occurrence. Ils rappellent tout d’abord son contexte, celui d’un keynésianisme triomphant. La Grande Dépression avait fortement déstabilisé l’économie américaine, mais les analyses néoclassiques semblaient dans les années trente incapables d’expliquer sa sévérité. En publiant sa Théorie générale en 1936, Keynes a non seulement avancé une explication des fluctuations de l’activité, mais aussi montré pourquoi et comment les autorités pouvaient intervenir pour atténuer ces fluctuations : les récessions trouvent leur source dans une insuffisance de la demande globale, mais l’économie peut rester piégée dans une telle situation ; face à cette défaillance de marché, les autorités peuvent ramener l’économie au plein emploi en stimulant la demande globale.

Plusieurs économistes ont cherché à modéliser les idées de Keynes. John Hicks et Alvin Hansen contribuèrent notamment le modèle IS-LM (au prix de l’abandon de certaines intuitions de la Théorie générale), qui devint le cadre d’analyse privilégié pour comprendre l’action des politiques conjoncturelles. Il se focalisait toutefois sur le seul court terme en supposant une fixité des prix et sans expliquer celle-ci. Pendant longtemps, les keynésiens ont donc cherché à intégrer la dynamique des prix dans leur édifice théorique. C’est la courbe de Phillips qui fournit l’équation manquante : en décelant une relation inverse entre l’inflation salariale et le taux de chômage au Royaume-Uni, Alban W. Phillips (1958) a suggéré aux keynésiens qu’il existait une relation inverse entre inflation des prix et taux de chômage. Autrement dit, il semblait possible pour les autorités publiques de réduire le chômage en laissant l’inflation s’accroître, ou inversement.

C’est dans un article où ils se penchent sur les causes de l’inflation que Paul Samuelson et Robert Solow (1960) suggèrent que la courbe de Phillips offre des possibilités d’arbitrage entre inflation et chômage. Pour autant, ils soulignaient aussi que cette relation n’était pas stable au cours du temps. Ils décelaient plusieurs façons par lesquelles une économie à faible pression, marquée par une faible inflation et un chômage élevé, pouvait conduire à un déplacement de la courbe de Phillips. Ils ont anticipé non seulement l’idée d’une courbe de Phillips augmentée des anticipations en suggérant qu’une révision des anticipations pouvait déplacer la courbe de Phillips, mais aussi celle des effets d’hystérèse, en suggérant que la persistance d’une faible demande puisse se traduire par l’accroissement d’un chômage de nature structurelle, c’est-à-dire puisse accroître le taux de chômage associé à la stabilité des prix.

Les keynésiens ayant adopté la courbe de Phillips, c’est en remettant en cause cette dernière que Friedman (1968) espère faire effondrer l’édifice keynésien ; Samuelson et Solow avaient émis quelques réserves quant à la stabilité de la courbe de Phillips, mais Friedman les passa sous silence [Rubin, 2012]. Alors que Samuelson et Solow tendent à considérer le long terme comme une succession de situations de court terme, Friedman distingue court terme et long terme. Ce dernier apparaît dans son analyse comme le laps de temps où les principes de l’économie néoclassique sont vérifiés et où, notamment, la monnaie retrouve sa neutralité. Friedman réintroduit alors un concept essentiel de la Théorie générale que les keynésiens de la synthèse avaient eu tendance à négliger : les anticipations. Si la distinction entre court terme et long terme est importante dans sa critique de la courbe de Phillips, c’est notamment parce que les agents peuvent se tromper à court terme dans leurs anticipations. A long terme, par contre, les anticipations sont vérifiées.

Friedman suppose en l’occurrence que les travailleurs forment des anticipations adaptatives : ils déduisent de l’évolution passée de l’inflation le taux d’inflation future. Les entreprises connaissent le niveau général des prix, mais les ménages ne l’observent pas immédiatement, si bien qu’ils peuvent se tromper sur le niveau courant de l’inflation. Selon Friedman, c’est cette asymétrie d’informations et la nature adaptative des anticipations qui expliquent pourquoi il existe à court terme une courbe de Phillips, c’est-à-dire une possibilité d’arbitrage entre inflation et chômage, mais que cette relation disparaît à long terme. En l’occurrence, si la banque centrale assouplit sa politique monétaire pour réduire le taux de chômage, le taux d’inflation sera supérieur à celui qu’anticipent les travailleurs. Ces derniers vont considérer que la hausse des salaires nominaux correspond à une hausse des salaires réels : ils vont alors accroître leur offre de travail, ce qui réduira le chômage. Cette baisse du chômage est toutefois temporaire : les travailleurs vont finir par prendre conscience de leur erreur, c’est-à-dire comprendre que l’inflation a été plus importante qu’ils ne l’ont anticipé. Ils vont corriger leurs anticipations et réduire leur offre de travail, si bien qu’à long terme, le chômage retourne à son niveau initial, mais pas le taux d’inflation. Friedman qualifie ce taux de chômage incompressible du taux de chômage naturel ; il suppose que celui-ci est déterminé du côté de l’offre et c’est pour cette raison qu’il le juge insensible à la conjoncture. 

Friedman concluait de son analyse que la banque centrale ne peut durablement maintenir le chômage à un niveau inférieur à son niveau naturel, si ce n’est en générant un taux d’inflation toujours plus important, ce qui est insoutenable à long terme. Les événements donnèrent raison à Friedman face aux keynésiens : à partir des années soixante-dix, l’inflation ne cessait d’augmenter, sans pour autant que reflue le chômage. Le monétaire pensait en outre que la banque centrale ne peut pas non plus cibler un taux d’intérêt : comme nous ne pouvons savoir avec précision à quel niveau s’élève le taux d’intérêt naturel, le ciblage d’un taux d’intérêt risque également de pousser l’inflation hors de tout contrôle. Par contre, la banque centrale peut veiller à ce que la monnaie ne constitue pas une source de perturbations pour l’économie, comme elle le fut lors de la Grande Récession : la sévérité de cette dernière s’explique par l’incapacité de la Fed à contenir la contraction de la masse monétaire [Friedman et Schwartz, 1963]. L’objectif premier des banques centrales doit porter sur quelque chose qu’elles peuvent contrôler à long terme, en l’occurrence une variable nominale. Friedman considère alors trois candidats possibles : le taux de chômage nominal, le niveau des prix et les agrégats monétaires. Or, le taux de change n’est pas assez important dans la mesure où le commerce ne joue qu’un petit rôle dans l’économie américaine ; le niveau des prix est la plus importante des trois variables considérées, mais l’effet de la politique monétaire sur le niveau des prix est trop long et imprévisible, si bien que la politique monétaire risque d’amplifier les déséquilibres, plutôt que de les atténuer ; par conséquent, Friedman en conclut que la croissance régulière d’un certain agrégat monétaire constitue le meilleur point de départ pour la politique monétaire.

Les macroéconomistes sont aujourd’hui en désaccord avec ce dernier point. En effet, l’économie peut être sujette à des chocs aussi divers que des chocs pétroliers, des crises financières ou des esprits animaux changeants. Notamment pour cette raison, la banque centrale risque de ne pas réagir suffisamment face à un choc si elle se contente de maintenir un agrégat monétaire sur une trajectoire régulière. En outre, dans la mesure où les instruments financiers sont de plus en plus complexes, il est difficile de déterminer un indicateur approprié de la quantité de monnaie à cibler. La vitesse de circulation de la monnaie, que Friedman suppose stable, s’est au contraire révélée instable ces dernières décennies, si bien que le ciblage des agrégats monétaires s’est traduit par d’amples fluctuations des prix et des revenus.

Si les idées de Friedman ont eu un impact majeur sur la pratique de la politique monétaire, celui-ci n’a été que temporaire. Aujourd’hui, non seulement les grandes banques centrales ciblent l’inflation, mais elles ciblent en l’occurrence le même taux d’inflation (une inflation de 2 %). Cette pratique semble efficace, dans le sens où l’inflation annuelle est restée dans une bande comprise entre 0 et 4 % d’inflation. En outre, la macroéconomie moderne se focalise davantage sur le taux d’intérêt nominal, aussi bien en tant qu’instrument que comme guide pour juger de l’état de l’économie. Pour autant, beaucoup considèrent, comme Friedman, que les autorités doivent s’attacher à suivre une règle prédéfinie, mais c’est davantage en raison des problèmes d’incohérence temporelle mis en évidence par les nouveaux classiques, qu’en raison des arguments avancés par Friedman. Cela n’empêche pas les banques centrales d’adopter des mesures discrétionnaires : elles continuent à suivre les politiques contracycliques que Friedman jugeait vaines. Certes, en empêchant les faillites bancaires, la Réserve fédérale a montré qu’elle a bien saisi les enseignements que Friedman avait tirés de son analyse de la Grande Dépression. Mais c’est aussi en assouplissant agressivement leur politique monétaire que les banques centrales ont empêché que se répète la Grande Dépression il y a dix ans : lors de la Grande Dépression, la production industrielle s’était contractée de 52 % et cette contraction dura 43 mois ; lors de la Grande Récession, la production industrielle chuta de 17 % et cette contraction dura 19 mois.

Mankiw et Reis ont également jugé de l'héritage que le discours de Friedman a laissé pour la théorie économique. Ils notent par exemple que la focalisation sur le long terme, comme point de référence, et les anticipations continuent d’être au centre des analyses macroéconomiques, même après la crise financière mondiale : les analyses de l’inflation continuent de donner un rôle important aux anticipations d’inflation, les analyses du chômage continuent de faire jouer un rôle important au taux de chômage naturel, etc. Malgré cela, ce ne sont pas les anticipations adaptatives de Friedman que les économistes introduisent dans leurs modélisations, mais le concept d’anticipations rationnelles que les nouveaux classiques ont avancé dans les années soixante-dix. C’est d'ailleurs cette hypothèse d’anticipations rationnelles que les nouveaux keynésiens ont adoptée pour contrer la révolution des nouveaux classiques. Certes, les keynésiens n'ont jamais réussi à pleinement réhabiliter la courbe de Phillips, tandis que le concept de taux de chômage naturel continue d'être utilisé dans les travaux universitaires et comme indicateur pour la politique économique. Mais beaucoup ont affirmé que celui-ci n'est pas insensible à la conjoncture et donc au taux de chômage courant en raison des effets d’hystérèse ; ce sont d’ailleurs ces derniers qui sont évoqués pour légitimer le retour de la politique budgétaire.

 

Références

FRIEDMAN, Milton (1968), « The role of monetary policy », in American Economic Review, vol. 58, n° 1.

FRIEDMAN, Milton, & Anna Jacobson SCHWARTZ (1963), A Monetary History of the United States, 1867-1960. Traduction française, Une histoire monétaire des Etats-Unis.

MANKIW, N. Gregory, & Ricardo REIS (2017), « Friedman’s presidential address in the evolution of macroeconomic thought », NBER, working paper, n° 24043.

PHILLIPS, Alban W. (1958), « The relation between unemployment and the rate of change of money wage rates in the United Kingdom, 1861-1957 », in Economica, vol. 25, n° 100.

RUBIN, Goulven (2012), « Robert Solow de la courbe de Phillips à la question des fondements de la macroéconomie: 1960-1981 ».

SAMUELSON, Paul A. & Robert M. SOLOW (1960), « Problem of achieving and maintaining a stable price level: Analytical aspects of anti-inflation policy », in American Economic Review, vol. 50, n° 2.

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