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10 octobre 2021 7 10 /10 /octobre /2021 16:47
Les anticipations d’inflation importent-elles vraiment pour l’inflation ?

C’est dans leur attaque portée contre les keynésiens orthodoxes et la courbe de Phillips qu’Edmund Phelps (1967) et Milton Friedman (1968) ont introduit les anticipations d’inflation en macroéconomie (1). Un arbitrage entre chômage et inflation serait possible si les agents ne modifiaient pas leurs anticipations d’inflation, or ils vont précisément les modifier. Dans le raisonnement de Friedman, si l’inflation accélère, les travailleurs surestimeront le salaire réel et offriront davantage de travail qu’ils ne l’auraient fait s’ils l’avaient estimé correctement, ce qui pousse effectivement à la baisse le chômage comme le prédisent les keynésiens orthodoxes. Mais les travailleurs vont finir par se rendre compte de leur erreur, réviser à la hausse leurs anticipations d’inflation et donc réviser à la baisse leurs salaires réels. Ils vont donc dans un deuxième temps réduire leur offre de travail, si bien que le chômage reviendra à son niveau initial : le « taux de chômage naturel » (2). Le maintien du chômage en-deçà de ce taux naturel ne peut alors se faire qu’au prix d’une accélération continue de l’inflation. 

Les anticipations d’inflation, telles que les modélisent les monétaristes, sont de nature adaptative. Les nouveaux classiques vont poursuivre leur révolution contre les keynésiens en supposant qu’elles sont de nature rationnelle. C’est le cas de Robert Lucas (1972), qui estime que les entreprises font face à un « problème d’extraction du signal » : lorsque les prix augmentent, les firmes ne savent pas immédiatement dans quelle mesure il s’agit d’une hausse des prix relatifs plutôt que d’une hausse du niveau général des prix. Or, si dans le premier cas les entreprises doivent augmenter leur production, elles ne doivent pas le faire dans le second. Il y a donc bien une relation entre production et inflation chez Lucas, mais les autorités ne peuvent en tirer profit : seules les « surprises » d’inflation affectent la production et les entreprises finiront, là aussi, par corriger leurs anticipations. Les banques centrales pourraient être tentées de chercher à surprendre régulièrement les agents, mais ces derniers finiront par intégrer cette régularité dans leurs anticipations. Dans les années 1980, les nouveaux keynésiens ont également adopté l’hypothèse des anticipations rationnelles, mais en supposant en outre une viscosité des prix et salaires : il en résulta la « courbe de Phillips des nouveaux keynésiens », qui se distingue des précédents modèles en donnant un rôle aux anticipations courante du taux d’inflation de la période future et non à la seule anticipation passée du taux d’inflation courant.

Ces modèles ont été utilisés pour expliquer l’accélération de l’inflation et l’apparente instabilité de la courbe de Phillips durant les années 1970 aux Etats-Unis. En conséquence de leur diffusion, beaucoup estiment à présent que la Réserve fédérale est responsable, par son inaction, de la Grande Inflation, en ayant laissé déraper les anticipations d’inflation [Goutsmedt, 2020]. Même s’ils ne partagent pas forcément les conclusions des monétaristes et des nouveaux classiques, beaucoup d’économistes et de banquiers centraux considèrent aujourd’hui que les anticipations d’inflation constituent le mécanisme clé au cœur de la dynamique de l’inflation [Kose et alii, 2019]. Pour les prévisionnistes, cela implique que l’observation des anticipations d’inflation contribue à prédire l’évolution future de l’inflation. Pour les banquiers centraux, cela implique que la stabilisation de l’inflation, voire de l’activité économique, passe par l’« ancrage » et la « gestion » des anticipations d’inflation. 

Jeremy Rudd (2021) juge que cette idée repose sur des fondations théoriques fragiles (3). Par exemple, Friedman suppose que les entreprises sont toujours sur leur courbe de demande de travail même si les travailleurs ne sont pas sur leur courbe d’offre de travail, c’est-à-dire suppose implicitement que le marché des biens est toujours à l’équilibre. Aussi bien Phelps que Friedman supposent finalement qu’il n’y a pas d’illusion monétaire et que les perturbations nominales n’ont jamais d’effets réels permanents, alors qu’il s’agit finalement de la conclusion qu’ils cherchent à démontrer. Ils font également l’hypothèse que l’économie retrouvera un équilibre, alors que la littérature n’a pas réussi à démontrer la stabilité d’un équilibre général [Fischer, 1983]. De son côté, le modèle de Lucas met l’accent sur les difficultés des entreprises à déterminer dans quelle mesure la hausse des prix qu’elles observent correspond à une hausse du niveau général des prix plutôt qu’à une hausse de leurs prix relatifs, alors même que Lucas suppose que des statistiques liées à ce type de données sont en libre accès. Enfin, Rudd remarque que tous ces modèles considèrent les anticipations d’inflation à court terme, c’est-à-dire dans la période ultérieure, alors que les autorités monétaires considèrent les anticipations d’inflation à long terme. Or, s’ils incorporaient les anticipations d’inflation de long terme, ils pourraient aboutir à d’autres implications en termes de politique économique.

Ensuite, Rudd souligne qu’il n’y a pas eu de preuves empiriques directes de l’importance des anticipations d’inflations. Chaque modèle prit isolément aboutit à des prédictions qui ne collent pas avec les données empiriques. Par exemple, Friedman suppose que le salaire réel est contracyclique, alors que les données indiquant qu’il est procyclique. La courbe de Phillips des nouveaux keynésiens peine à être empiriquement validée [Rudd et Whelan, 2005 ; 2006]. Mais surtout, et plus largement, l’observation du comportement de fixation des prix par les entreprises suggère que beaucoup d’entre elles tendent davantage à répondre aux hausses des coûts qu’elles observent plutôt qu’elles ne cherchent à les anticiper [Blinder et alii, 1998].

Par contre, les travaux empiriques ont permis d’identifier plusieurs facteurs, autres que les anticipations d’inflation, jouant manifestement un rôle dans la dynamique observée de l’inflation. Il y a par exemple un lien entre le comportement des prix à long terme et le coût du travail [Peneva et Rudd, 2017]. Les ménages semblent également moins porter d’attention à l’inflation lorsque celle-ci est faible, mais cela ne tient pas forcément aux anticipations d’inflation : les ménages se comportent certainement ainsi non pas parce qu’ils anticipent alors une faible inflation, mais parce qu’il y a moins de chances qu’ils considèrent que leur récente revalorisation salariale soit en retard sur la hausse du coût de la vie.

A force d’entendre de la part de leurs économistes que l’inflation dépend étroitement des anticipations d’inflation, les banques centrales risquent de se focaliser excessivement sur celles-ci et de souffrir d’une illusion de contrôle. Elles peuvent aussi bien réagir inutilement à un changement des anticipations d’inflation que de rester inactive face à une ample variation de l’inflation au motif que les anticipations d’inflation restent stables. En fait, Rudd estime que les banques centrales courent peut-être le risque de parler excessivement de l’inflation : à force d’évoquer un écart entre l’inflation observée et la cible qu’elles poursuivent, elles risquent d’amener les agents à accorder plus d’attention à l’inflation, ce qui rendrait celle-ci bien plus sensible aux fluctuations de l'activité. 

 

(1) Il y a une certaine ironie. Les keynésiens orthodoxes ont donné peu de place aux anticipations, peut-être notamment parce qu’il leur était difficile de les modéliser, et c’est sur ce terrain là que les monétaristes et les nouveaux classiques ont porté leur attaque. Or, Keynes, dans sa Théorie générale, reprochait précisément (parmi d'autres choses) aux néoclassiques de ne pas donner assez d’importance aux anticipations. 

(2) Comme le remarqua Phelps, Friedman évoque en fait un « taux d’activité naturel » plutôt qu’un « taux de chômage naturel ».

(3) Rudd débute son exposé en évoquant d’autres idées qui sont généralement admises chez les économistes, mais qui ne se fondent ni sur des éléments empiriques robustes, ni même sur des fondations théoriques solides : celle selon laquelle les fonctions de production agrégées fournissent une bonne image du côté de l’offre de l’économie ; celle selon laquelle l’économie retourne vers un équilibre après un laps de temps suffisamment éloigné, en l’occurrence suffisamment éloigné pour que tous les prix se soient ajustés ; et celle selon laquelle la courbe de demande agrégée sur le marché du travail est décroissante.

 

Références

BLINDER, Alan S., Elie R. D. CANETTI, David E. LEBOW & Jeremy B. RUDD (1998), Asking About Prices: A New Approach to Understanding Price Stickiness, Russell Sage Foundation.

FRIEDMAN, Milton (1968), « The role of monetary policy », in American Economic Review, vol. 58.

GOUTSMEDT, Aurélien (2020), « From the stagflation to the Great Inflation: Explaining the US economy of the 1970s », document de travail.

KOSE, M. Ayhan, Hideaki MATSUOKA, Ugo PANIZZA & Dana VORISEK (2019), « Inflation expectations: Review and evidence », CEPR, discussion paper, n° 13601.

LUCAS, Robert E., Jr. (1972), « Expectations and the neutrality of money », in Journal of Economic Theory, vol. 4.

PENEVA, Ekaterina V., & Jeremy B. RUDD (2017), « The passthrough of labor costs to price inflation », in Journal of Money, Credit and Banking, vol. 49.

PHELPS, Edmund S. (1967), « Phillips curves, expectations of inflation and optimal unemployment over time », in Economica, vol. 34, n° 135.

RUDD, Jeremy B. (2021), « Why do we think that inflation expectations matter for inflation? (and should we?) », Réserve fédérale, finance and economics discussion paper, n° 2021-062.

RUDD, Jeremy B., & Karl WHELAN (2005), « New tests of the new-Keynesian Phillips curve », in Journal of Monetary Economics, vol. 52.

RUDD, Jeremy B., & Karl WHELAN (2006), « Can rational expectations sticky-price models explain inflation dynamics? », in American Economic Review, vol. 96.

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