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16 avril 2023 7 16 /04 /avril /2023 15:39

L’ère de l’« hypermondialisation » [Subramanian et Kessler, 2013] semble bel et bien être révolue. La croissance des échanges s’était particulièrement accélérée à partir des années 1980, poussant les échanges internationaux, rapportées au PIB mondial, à des niveaux qu’ils n’avaient jusqu’alors jamais atteints (cf. graphique). Interrompu par la crise financière mondiale, cet épisode n’aura en définitive duré que deux décennies. Les tensions protectionnistes se sont accentuées tout au long de la dernière décennie ; elles se notamment concrétisées avec le Brexit et la guerre commerciale lancée par l’administration Trump. Les appels à une relocalisation des activités les plus essentielles au nom de la « résilience » se sont multipliés avec la pandémie de Covid-19 et les perturbations subséquentes des chaînes de valeur internationales. Enfin, l’invasion russe de l’Ukraine a renforcé les tensions géopolitiques, amenant certains à promouvoir une « amicalisation » (friend-shoring) des échanges. Il n’est pas encore clair qu’une véritable « démondialisation » soit à l’œuvre : la part des exportations mondiales dans le PIB mondial n’a que légèrement diminué depuis la crise financière mondiale [Goldberg et Reed, 2023]. Il serait plus juste de dire que nous connaissons depuis une quinzaine d’année une « slowbalization » [Bensidoun, 2022 ; Chavagneux et Martin, 2022].

GRAPHIQUE  Echanges internationaux (en % du PIB mondial)

Le progrès technique pousse-t-il les pays à commercer toujours plus ?

Ce n’est pas la première vague de mondialisation que le monde ait connue. Dans les décennies qui ont précédé la Première Guerre mondiale, les échanges ont augmenté bien plus vite que la production mondiale, en particulier à partir de 1870 [Berger, 2003]. La Première Guerre mondiale a mis un terme à cette « première mondialisation » en entraînant un retrait durable des échanges. La paix de l’entre-deux-guerres n’a pas stimulé le commerce international ; la Grande Dépression et ses guerres commerciales l’ont davantage déprimé. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que les échanges ont rebondi et il fallut attendre les années 1980 pour les exportations mondiales, relativement à la production mondiale, retrouvent le pic qu’elles avaient atteint à la veille de la Première Guerre mondiale. 

Au début des années 2000, avant que la crise financière mondiale n’éclate, beaucoup croyaient que l’hypermondialisation venait à peine de s’amorcer [Friedman, 2005 ; Blinder, 2006]. Ils n’étaient pas seulement convaincus à l’idée que le protectionnisme ne serait plus à l’ordre du jour ; ils estimaient que le progrès technique, d’une façon ou d’une autre, ne pouvait que pousser toujours plus loin la mondialisation, par exemple en réduisant toujours plus amplement les coûts à l’échange ou en permettant de délocaliser une part croissante des tâches de production. 

La question que Paul Krugman (2023) s’est posée est de savoir si le progrès technique pousse en soi inexorablement aux échanges (même si cette tendance peut être contrariée par des contrecoups politiques) ou bien si ce n’est qu’un certain biais du progrès qui pousse à échanger, un biais susceptible de s’inverser. Selon lui, le progrès technique affecte le commerce international de trois façons : via la convergence ou divergence des niveaux technologiques des différents pays, via le rythme relatif des avancées technologiques en matière de production et de transport et via le progrès technique différentiel qui affecte la part non échangée de la production. Il estime que les deux premiers canaux ont habituellement opéré par le passé de façon à approfondir la mondialisation, mais que cela n’était pas nécessairement le cas ; quant au troisième canal, il opère dans le sens opposé.

Pour évoquer le rôle des différences de niveaux technologiques, Krugman se tourne vers Robert Torrens, un auteur classique dont le nom est aujourd’hui peu cité, mais qui a pourtant été très prolifique sur le thème du commerce international et qui a su notamment, selon lui, élaborer le concept d’avantage comparatif indépendamment de Ricardo. Le concept de Torrens qui intéresse Krugman est celui de la « loi du commerce décroissant » (law of diminishing trade) : à mesure que les pays se développent, il leur est de moins en moins en moins nécessaire de commercer entre eux. Selon Krugman, l’idée de Torrens est que les pays commercent entre eux car ils ne disposent pas du même degré d’avancement technologique ; mais à mesure que le temps passe, les technologies se diffusent et les niveaux technologiques des différents pays tendent à s’égaliser, ce qui pousse les pays à moins échanger. A terme, les pays finissent par se contenter d’importer les produits qu’ils ne peuvent produire par eux-mêmes parce qu’ils ne disposent pas du climat pour ce faire.

Pour Krugman, la logique sous-jacente et le destin du concept de Torrens ne sont pas sans rappeler ceux de la loi de la population de Malthus. Si ses prédictions ne se sont ultérieurement pas vérifiées, ce n’est pas parce que le raisonnement est fondamentalement faux, mais c’est parce que les avancées technologiques réalisées depuis ont été plus importantes qu’il ne l’imaginait et que les écarts technologiques entre pays ont continué de se creuser, du moins jusqu’aux années 1990. Or, rien ne certifie que les avancées technologiques se poursuivent à l’avenir à un rythme soutenue et que les écarts de niveaux technologiques ne se referment pas. Autrement dit, on ne peut exclure un scénario à la Torrens où les pays cessent de commercer entre eux car ils disposent de la technologie pour tout produire. 

La divergence des niveaux technologiques n’est en tout cas pas le seul facteur à avoir contribué à la mondialisation des échanges ; celle-ci a également tenu aux changements dans les coûts de transport. De la maîtrise de l’énergie à vapeur à l’invention des porte-conteneurs, en passant par la création des canaux transocéaniques, les avancées technologiques ont contribué à fortement réduire les coûts de transport par le passé et l’on peut raisonnablement penser qu’elles continueront à le faire à l’avenir.

Cela dit, Krugman note aussi que les avancées technologiques ont en parallèle aussi permis de réduire les coûts de production dans un lieu donné. En fait, il y aurait une « course » entre les technologies de transport et les technologies de production : les pays tendent à échanger davantage entre eux quand les coûts de transport diminuent plus vite que les coûts de production. Jusqu’à présent, les technologies de transport ont certainement eu tendance à gagner par rapport aux technologies de production, mais ce n’était pas nécessairement le cas et cela ne sera pas nécessairement le cas à l’avenir. Certaines périodes passées ont même été marquées par une hausse des coûts de transport ; Antoni Estevadeordal et alii (2003) estiment par exemple que l’effondrement des échanges durant l’entre-deux-guerres s’explique notamment par la hausse des coûts réels du transport. On ne peut exclure que ces derniers augmentent de nouveau.

Certes, il est difficile de toujours distinguer clairement entre biens et services, et ce d’autant plus que certains services peuvent être produits dans un autre pays que celui où se situent leurs consommateurs finaux ; et des biens peuvent difficilement transportés. Mais, contrairement à ce que prévoyait Blinder (2005), l’essentiel des services ne peuvent toujours pas faire d’un échange international. Or, la part de la production de biens dans la production totale a diminué, tandis que la part des services a augmenté. Ce phénomène de tertiarisation s’explique notamment par la loi d’Engel : à mesure que le revenu des ménages augmente, ceux-ci consacrent une part plus petite de leur budget à l’achat d’aliments et une part plus grande aux services comme les loisirs. Elle s’explique aussi par le progrès technique : la productivité a augmenté plus vite dans la production de biens que dans la production de services. Dans tous les cas, la tertiarisation joue contre la mondialisation et, à mesure qu’elle se poursuivra, elle continuera de jouer contre celle-ci.

En définitive, Krugman estime que le progrès technique n’entraîne pas nécessairement une hausse de la part des échanges dans la production mondiale ; il peut même agir de façon à réduire les échanges. Même en l’absence de mesures protectionnistes, il apparaît tout à fait concevable d’imaginer un futur où les pays n’ont plus guère intérêt à échanger entre eux.

 

Références

BENSIDOUN, Isabelle (2022), « La mondialisation ne peut plus être guidée par la réduction des coûts », in Alternatives économiques, 21 mai.

BERGER, Suzanne (2003), Notre Première Mondialisation, Le Seuil. 

BLINDER, Alan (2006), « Offshoring: The next industrial revolution? », in Foreign Affairs.

CHAVAGNEUX, Christian, & Aude MARTIN (2022), « Vers une petite "mondialisation entre amis" ? », in Alternatives économiques, 5 mai.

FRIEDMAN, Thomas (2005), The World is Flat. A Brief History of the Twenty-first Century

GOLDBERG, Pinelopi K., & Tristan REED (2023), « Is the global economy deglobalizing? And if so, why? And what is next? », Banque mondiale, policy research working paper, n° 10392.

ESTEVADEORDAL, Antoni, Brian FRANTZ & Alan M. TAYLOR (2003), « The rise and fall of world trade, 1870-1939 », in The Quarterly Journal of Economics, vol. 118, n° 2.

KRUGMAN, Paul (2023), « Technology and globalization in the very long run », Stone Center on Socio-Economic Inequality, working paper, n° 63.

SUBRAMANIAN, Arvind, & Martin KESSLER (2013), « The hyperglobalization of trade and its future », PIIE, worling paper, n° 13-6

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