Dans les années soixante, certains ont cru à l’existence de la courbe de Phillips, c’est-à-dire d’une relation décroissante (et concave) entre l’inflation et le chômage, donc finalement à la possibilité d’arbitrer entre les deux déséquilibres macroéconomiques : il « suffisait » pour les banques centrales de générer un certain taux d’inflation pour atteindre le niveau désiré de chômage, mais plus l’économie se rapprochait du plein emploi, plus la hausse du niveau général des prix s’accélérait. Or, très rapidement, la relation se distend sur le plan empirique et les économies avancées basculent même dans la stagflation, c’est-à-dire dans un régime où coexistent simultanément inflation à deux chiffres et chômage de masse. Les économistes en avaient alors conclu que la courbe de Phillips était soit instable, soit « verticale » à long terme : le niveau de chômage ne dépendrait finalement pas du taux d’inflation, mais de facteurs structurels. Autrement dit, qu’importe le niveau d’inflation, le chômage tendrait à revenir au même taux [1].
Plusieurs banques centrales ont alors adopté le ciblage d’inflation à partir des années quatre-vingt-dix : chacune d’entre elle annonce un niveau d’inflation (en général 2 %) et ajuste alors son taux directeur de manière à ce que le taux d’inflation atteigne le niveau ciblé. Dans la logique des nouveaux keynésiens, l’efficacité du ciblage d’inflation repose fortement sur la crédibilité des autorités monétaires : une fois que la banque centrale a annoncé sa cible, elle ne parvient à ancrer les anticipations des agents que si elle poursuit effectivement sa cible, sans tenter de surprendre les agents en générant par exemple davantage d’inflation dans l'espoir de ramener l’économie vers le plein emploi. Dans le cas contraire, les autorités monétaires risquent de perdre toute crédibilité et l’inflation est alors susceptible de déraper, si bien que si elles étaient tout de même parvenues à réduire le taux de chômage, celui-ci revient finalement à son niveau initial. Or, il est difficile pour une banque centrale de retrouver sa crédibilité une fois qu’elle l’a perdue.
Pour plusieurs auteurs, l’action des banques centrales ces dernières décennies et en particulier l’adoption crédible du ciblage d’inflation ont contribué à la forte désinflation parmi les pays avancés [2]. Le meilleur ancrage des anticipations d’inflation pourrait expliquer pourquoi la volatilité de l’inflation s’est fortement réduite. Une récente étude du FMI note que les anticipations d’inflation à long terme se sont plus fermement ancrées au cours du temps et que la courbe de Phillips s’est aplatie.
Pour Lars Svensson (2013), si les anticipations d’inflation sont fermement ancrées à une cible d’inflation fixe, alors la courbe de Phillips à long terme n’est plus verticale. Autrement dit, l’arbitrage entre inflation et chômage réapparaît. Patrick Artus (2013) a précisé les mécanismes à l’œuvre. Il rappelle tout d’abord que les salaires et taux d’intérêt nominaux sont fixés en fonction de l’inflation anticipée. Par conséquent, si l’inflation est inférieure à l’inflation anticipée, alors les salaires et taux d’intérêt réels augmentent, ce qui réduit la production et accroît le chômage. Tant que l’inflation anticipée diffère de l’inflation courante, alors le chômage varie. Ironiquement, la courbe de Phillips apparaît lorsque la banque centrale ne réagit de façon crédible qu’à l’inflation et disparaît lorsque les autorités monétaires cherchent à profiter de cette relation pour arbitrer entre inflation et chômage.
Lars Svensson s’est penché sur le cas de l’économie suédoise pour observer comment un désajustement entre le niveau courant de l’inflation et son niveau anticipé se répercute sur le chômage. En 1993, la Banque royale de Suède (la Sveriges Riksbank) annonce son intention de cibler un taux d’inflation de 2 %. Elle met concrètement en œuvre cette stratégie à partir de 1995. Ce changement de régime se révèle crédible puisque, entre 1997 et 2011, l’inflation anticipée s’est élevée en moyenne à 2 %, soit précisément le niveau ciblé, si bien que la courbe de Phillips à long terme est devenue décroissante en Suède. Toutefois, l’inflation des prix à la consommation s’est maintenue en moyenne à 1,4 %, soit 0,6 points de pourcentage sous le niveau ciblé. Le coût en termes de chômage qui est associé à cette situation s’avère élevé. En effet, le taux de chômage a été en moyenne supérieur de 0,8 point de pourcentage au niveau qu’il aurait atteint si l’inflation courante correspondait à la cible.
Artus reprend l’analyse de Svensson en concentrant sur la période récente. Il constate que l’inflation devient aujourd’hui inférieure au niveau ciblé non seulement en Suède, mais aussi aux Etats-Unis, en zone euro et au Royaume-Uni, ce qui génère un surcroît de chômage en leur sein, alors même que leur économie est déjà éloignée du plein emploi et qu’elle connait une croissance économique particulièrement faible, donc insuffisante pour stimuler la création nette d’emplois. La Riksbank, la Fed, la BCE et la Banque d’Angleterre doivent donc davantage assouplir leur politique monétaire, ne serait-ce que pour ramener l’inflation au niveau ciblé. Si cette manœuvre est clairement annoncée, il n'y a pas de raison à ce qu'elle entache leur crédibilité.
[1] Cette idée d’un taux de chômage « naturel » vers lequel le niveau de chômage tendrait systématiquement prête toutefois à discussion. En l’occurrence, il n’est pas certain que le chômage structurel soit insensible au chômage conjoncturel. L'intervention des banques centrales est alors justifiée, ne serait-ce que pour éliminer la composante conjoncturelle du chômage et éviter qu'elle ne devienne structurelle via des phénomènes d'hystérèse.
[2] D’autres facteurs ont été mis en avant pour expliquer la remarque stabilité des prix au sein des pays avancés, notamment la mondialisation et l’intégration croissante des pays émergents dans l’économie mondiale.
Références
SVENSSON, Lars E.O. (2013), « The possible unemployment cost of average inflation below a credible target », NBER working paper, n° 19442, septembre.