Avec la crise financière mondiale, la Réserve fédérale des Etats-Unis (comme les banques centrales de plusieurs autres pays avancés) a dû puissamment assouplir sa politique monétaire et notamment ramener son taux directeur au plus proche de zéro pour freiner la contraction de l’activité et restaurer la stabilité financière. Pourtant la chute de la demande globale a été si forte que seul un taux d’intérêt négatif aurait pu ramener l’économie américaine au plein emploi. Dans une telle situation de trappe à liquidité, la politique monétaire perd en efficacité, tandis que la politique budgétaire retrouve sa pleine efficacité, comme le suggèrent notamment Michael Woodford (2011), Bradford DeLong et Lawrence Summers (2012) ou encore Gauti Eggertsson et Paul Krugman (2012). Et effectivement, le taux des fonds fédéraux a beau être resté à sa borne inférieure zéro (zero lower bound) depuis décembre 2008, soit depuis près de six ans, la reprise demeure lente, le taux de chômage reste élevé et les pertes de revenu associées à la Grande Récession n’ont pas été entièrement recouvrées : l’activité américaine n’est pas parvenue à retrouver la trajectoire qu’elle suivait avant la crise. Puisque la Fed ne pouvait davantage jouer sur son instrument traditionnel de la politique monétaire, elle a adopté d’autres mesures « non conventionnelles » pour essayer de stimuler davantage l’activité économique, notamment le forward guidance et les achats d’actifs à grande échelle à travers les programmes d’assouplissement quantitatif (quantitative easing).
La théorie macroéconomique suggère également que les prix d’actifs et l’économie ne sont pas seulement influencés par le niveau actuel du taux à court terme, mais qu’ils sont en fait affectés par l’ensemble de sa trajectoire future, telle qu’elle est anticipée par les marchés. Cela laisse à penser que la politique monétaire peut rester efficace même lorsque le taux directeur est nul. Du côté théorique, des auteurs comme Gauti Eggertsson et Michael Woodford (2003) suggèrent qu’une banque centrale peut stimuler l’activité lorsque son taux directeur est contraint par la borne zéro en promettant de garder sa politique monétaire accommodante une fois que la borne zéro n’est plus contraignante (ou, autrement dit, une fois que l’économie est sortie de la trappe à liquidité) : si les agents économiques s’attendent à ce que la politique monétaire soit plus accommodante que nécessaire dans le futur, ils anticipent par conséquent un boom, ce qui les incite à investir dès aujourd’hui et l’activité s’en trouve alors effectivement stimulée. Eggertsson et Woodford soulignent toutefois que ce sera le cas seulement si la banque centrale est capable de s’engager à fixer son taux directeur aux niveaux qu’elle a annoncés. Du côté empirique, Refet Gürkaynak, Brian Sack et Eric Swanson (2005) ont montré que les annonces de politique monétaire faites par la Fed influencent les prix d’actifs principalement en influençant les anticipations de future politique monétaire des marchés financiers plutôt qu’avec les modifications du taux directeur en vigueur.
GRAPHIQUE Taux des fonds fédéraux et rendements des titres du Trésor sans coupon à 1 an, à 2 ans, à 5 ans et à 10 ans
Dans ce contexte, Eric Swanson & John Williams (2014) ont cherché à évaluer si la borne zéro rendait effectivement impuissante la politique monétaire et redonnait toute son efficacité à la politique budgétaire. Ils développent une nouvelle méthode pour déterminer si les taux d’intérêt à chaque échéance sont influencés par la présence de la borne inférieure zéro et, dans ce cas, pour déterminer dans quelle ampleur ils le sont. Ils se basent sur des données à haute fréquence pour observer comment les rendements réagissent aux annonces macroéconomiques. Pour les auteurs, le niveau d’un rendement pris isolément n’indique pas clairement si ce rendement est contraint par la borne inférieure zéro. En effet, il n’est pas possible de quantifier la sévérité de la contrainte de la borne zéro ou son importance statistique en utilisant le seul niveau de rendement. Ensuite, il se peut que la borne sur laquelle butent les taux d’intérêt nominaux soit supérieure à zéro pour des raisons institutionnelles et que cette borne inférieure effective diffère par conséquent d’un pays à l’autre. Enfin, la sensibilité des rendements aux nouvelles est plus pertinente que le niveau de rendement pour le multiplicateur budgétaire. La taille du multiplicateur budgétaire dépend étroitement de la réaction des taux d’intérêt aux changements de politique budgétaire et non de leur niveau.
Swanson et Williams constatent que les taux d’intérêt à un an et de plus long terme ont fortement réagi aux nouvelles entre 2008 et 2010. Ce n’est qu’à partir de la fin de l’année 2011, c’est-à-dire précisément au moment où le comité de politique monétaire de la Fed adopte le forward guidance, que la sensibilité des rendements des titres du Trésor à moyen terme chute et se rapproche de zéro. Les auteurs proposent deux raisons pour expliquer cette dynamique. Premièrement, il se pourrait que jusqu’à fin 2011, les marchés s’attendaient constamment à ce que la Fed relève le taux des fonds fédéraux d’ici les quatre trimestres suivants, ce qui minimisait les effets de la borne zéro sur les rendements à moyen et long termes. Deuxièmement, l’adoption du forward guidance par la Fed et ses achats d’actifs à grande échelle continuèrent de pousser à la baisse les taux d’intérêt à moyen et long termes, même si les taux courts étaient contraints par leur borne zéro. Avec ces actions « non conventionnelles », les rendements des titres du Trésor à moyen terme et à plus long terme ont diminué de plus de 20 points de base en diverses occasions entre 2008 et 2012.
Leurs résultats ont d’importantes implications pour la conduite des politiques conjoncturelles. Tout d’abord, en ce qui concerne la politique monétaire, ces résultats suggèrent que les autorités monétaires ont continué à disposer d’une importante marge de manœuvre pour influencer les taux d’intérêt à moyen et long terme (du moins jusqu’à 2011) malgré le fait que le taux des fonds fédéraux soit à sa borne zéro. En effet, le comité de politique monétaire semble avoir directement influencé ces rendements à plus long terme en de multiples reprises, d’une part, en cherchant à façonner les anticipations des marchés financiers quant aux futures mesures de politique monétaire (via la pratique du forward guidance) et, d’autre part, en achetant massivement des titres à plus long terme. En ce qui concerne la politique budgétaire, leurs résultats suggèrent que le multiplicateur budgétaire était probablement proche de la normale entre 2008 et 2010, car sur cette période les marchés finances s’attendaient alors à ce que la contrainte de la borne zéro dure au maximum quatre trimestres. Par contre, à partir de fin 2011, les rendements des bons du Trésor à deux ans sont devenus moins sensibles aux nouvelles et les marchés financiers s’attendaient désormais à ce que la première hausse du taux des fonds fédéraux n’ait pas lieu avant au moins sept trimestres. Cela suggère selon lSwanson et Williams que la taille du multiplicateur budgétaire s’est alors fortement élevée.
Références
DELONG, J. Bradford, & Lawrence SUMMERS (2012), « Fiscal policy in a depressed economy », inBrookings Papers on Economic Activity, vol. 44, n° 1.
EGGERTSSON, Gauti B., & Paul KRUGMAN (2012), « Debt, deleveraging, and the liquidity trap: A Fisher-Minsky-Koo approach », in Quarterly Journal of Economics, vol. 127, n° 3.
EGGERTSSON, Gauti B., & Michael WOODFORD (2003), « The zero interest-rate bound and optimal monetary policy », in Brookings Papers on Economic Activity.
GÜRKAYNAK, Refet S., Brian SACK & Eric T. SWANSON (2005), « Do actions speak louder than words? The response of asset prices to monetary policy actions and statements », in International Journal of Central Banking, vol. 1, n° 1.
SWANSON, Eric T., & John C. WILLIAMS (2014), « Measuring the effect of the zero lower bound on medium- and longer-term interest rates », National Bureau of Economic Research, working paper, n° 20486.
WOODFORD, Michael (2011), « Simple analytics of the government expenditure multiplier », inAmerican Economic Journal: Macroeconomics.