En s’appuyant dans sur les enquêtes menées dans plusieurs pays, Vladimir Gimpelson et Daniel Treisman montrent que les populations ont eu ces dernières années une représentation erronée de la répartition nationale des revenus : ils ne connaissent pas le degré d’inégalités, ils ne connaissent pas leur évolution réelle et ils ont du mal à se positionner sur l’échelle des revenus. Ces résultats demeurent lorsque les auteurs utilisent des sources de données alternatives, d’autres définitions ou d’autres instruments de mesure. Par exemple, les perceptions ne sont pas plus exactes si elles portent sur la richesse plutôt que sur le revenu.
Gimpelson et Treisman s’appuient notamment sur l’enquête qui a été réalisée en 2009 dans 40 pays dans le cadre du programme international d’enquêtes sociales. Celle-ci a demandé à chaque sondé quelle serait la forme de la répartition du revenu nationale parmi cinq formes proposées, par exemple, si elle était en forme de diamant, de sablier, de pyramide, etc. (cf. schéma). Les réponses diffèrent fortement d’un pays à l’autre. Par exemple, si 68 % des Lettons pensent que leur société ressemble à une pyramide (de type A), ce n'est le cas de seulement 2 % des Danois ; 56 % des Danois pensent que leur société a la forme d’un diamant (de type D), puisqu'ils estiment que la majorité d'entre eux se situent au niveau intermédiaire.
Or les répondants ont bien du mal à saisir la forme exacte de la répartition du revenu national. En ce qui concerne la répartition des revenus après redistribution, la proportion de réponses correctes est comprise entre 5 % en Ukraine (dont la majorité des habitants surestime les inégalités) à 61 % en Norvège parmi les 40 pays étudiés. La majorité ne choisit la bonne réponse que dans 5 pays. Dans 5 pays, en l’occurrence en Estonie, en République slovaque, en Croatie, en Hongrie et en Ukraine, plus de 90 % des habitants optent pour une réponse erronée.
Les sondés se trompent également souvent lorsqu’ils se représentent la rémunération de diverses professions, en particulier les professions les plus rémunérées. Dans plusieurs pays européens, une part significative de la population pense que la pauvreté est soit plus élevée, soit plus faible qu’elle ne l’est en réalité. Lorsque Gimpelson et Treisman utilisent plusieurs mesures alternatives, ils constatent au mieux qu’une faible corrélation entre le niveau réel des inégalités et son niveau perçu dans chaque pays.
Pour déterminer si les gens parviennent bien à se placer sur l’échelle des revenus, Gimpelson et Treisman s’appuient sur les données du Life in Transition Survey couvrant 34 pays (notamment 29 pays émergents) et du World Values Survey couvrant 58 pays. Selon le Life in Transition Survey, dans la majorité des pays, 40 % des sondés estiment se situer dans les 5ème et 6ème déciles, alors que celles-ci captent par définition 20 % de la population. Dans les enquêtes du World Values Survey, les deux tiers des répondants pensent qu’ils sont dans la moitié inférieure de la répartition du revenu nationale. Certaines questions d’enquête se focalisent sur la propriété des biens durables et notamment de logement. En général, moins d’un sondé sur dix indique que sa famille possède une résidence secondaire, signe d’un patrimoine relativement élevé. Pourtant, 60 % des propriétaires de résidence secondaire se situent dans la moitié inférieure de la répartition des richesses. Cette proportion diminue dans les pays développés, mais elle reste élevée : en France, en Italie et en Grande-Bretagne, 40 % des propriétaires d’une résidence secondaire se considèrent comme étant situés dans la moitié inférieure de la répartition des richesses. A l’autre extrême, les plus pauvres ont également du mal à se situer dans la répartition des revenus et richesses. Par exemple, si les bénéficiaires de revenu d’assistance se situent dans la moitié inférieure de la répartition du revenu national, ils estiment rarement se situer dans l’ultime décile. Au final, les enquêtes montrent que les riches ont tendance à se considérer comme plus pauvres qu’ils ne le sont vraiment, tandis que les pauvres ont tendance à se considérer comme plus riches qu’ils ne le sont.
Au cours des dernières années, dans chaque pays, les sondés ont eu tendance à considérer que les inégalités et la pauvreté augmentaient. Concernant la répartition du revenu, les répondants n’identifient le sens du changement seulement à peine mieux qu’ils ne l’auraient fait en donnant une réponse au hasard. La proportion de sondés convaincue que les écarts de richesse augmentent n’est pas plus large dans les pays où elles ont augmenté le plus rapidement. Même dans les pays où la part du revenu nationale rémunérant les 10 % ou les 1 % les plus riches a diminué, les répondants croient qu’elle a augmenté.
Si la population n’a pas idée de la répartition exacte des revenus, il est alors probable que celle-ci ne permet pas de prédire les préférences et comportements politiques ; par contre, ces dernières peuvent être influencées par la représentation des inégalités que s’en fait la population. En l’occurrence, peu de preuves empiriques confirment l’idée d’un lien entre, d’une part, le degré courant des inégalités et, d’autre part, les revendications pour un approfondissement de la redistribution des revenus ou les perceptions de conflits de classe. Par contre, Gimpelson et Treisman montrent que c’est le niveau perçu des inégalités qui est corrélé avec la demande de redistribution : plus la population considère que la répartition du revenu national est inégalitaire, plus elle exige une forte redistribution des revenus.
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