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8 novembre 2015 7 08 /11 /novembre /2015 10:37

Selon une idée largement répandue, les pays n’ont véritablement vu leurs niveaux de vie augmenter qu’à partir de la Révolution Industrielle. L’Angleterre, puis quelques pays européens, auraient vu leur croissance accélérer durablement au début du dix-neuvième siècle, puis se maintenir ensuite à un rythme régulier. Mais si les niveaux de vie ont par la suite rapidement augmenté en Europe occidentale, ils ont continué à stagner dans le reste du monde, si bien que le dix-neuvième siècle aurait été marqué par une « Grande Divergence » des niveaux de vie (même si, déjà, dès la seconde moitié du siècle, des économies comme les Etats-Unis, puis la Russie, ont pu amorcer leur rattrapage). De ce point de vue, à l’échelle de l’humanité, la croissance n’est qu’un phénomène récent. Pour la période précédant la Révolution industrielle, il est ainsi coutume de dire que les pays européens, tout comme le reste du monde, ont été piégés dans une véritable stagnation. Par exemple, Gary Hansen et Edward Prescott (2002) ont pu écrire que « les deux derniers siècles ont été marqués par une croissance soutenue, mais que les millénaires qui les ont précédés se caractérisaient par une stagnation, sans croissance significative et permanente des niveaux de vie ». Pourtant, les études qualitatives suggèrent depuis longtemps que plusieurs pays ont pu connaître avant 1800 des périodes de fort développement économique ; c’est par exemple le cas de l’Italie lors de la Renaissance ou de la Hollande lors de son Age d’Or.

Les études empiriques portant sur les siècles précédant la Révolution industrielle ont jusqu’à présent été bien rares, en raison des difficultés à obtenir des données pour des périodes aussi éloignées. Profitant des nouvelles bases de données de long terme constituées ces dernières années, Roger Fouquet et Stephen Broadberry (2015) ont observé le développement économique de l’Europe à très long terme. Ils ont en effet analysé les données annuelles du PIB par tête de six pays européens au cours des sept derniers siècles, en l’occurrence de l’Angleterre, de l’Espagne, de la Hollande, de l’Italie, du Portugal et de la Suède. Ils confirment que la croissance soutenue n’est qu’un « phénomène récent », mais ils rejettent l’idée selon laquelle l’Europe n’aurait pas connu d’épisodes de croissance avant la Révolution industrielle. En fait, il y a eu de nombreuses périodes de croissance économique avant le dix-neuvième siècle et certaines ont duré plusieurs décennies. La croissance au cours de ces périodes s’est certes révélée être très souvent insoutenable, mais elle a tout de même permis d’accroître significativement le PIB par tête.

GRAPHIQUE  Taux de croissance du PIB par tête (en %)

Sept siècles de croissance et de déclin en Europe

source : Fouquet et Broadberry (2015)

A chaque instant du seizième et du dix-septième siècle, au moins une économie en Europe connaissait un épisode de croissance. Parmi les économies qu’observent Fouquet et Broadberry, c’est l’Italie qui fut la première à connaître un épisode de forte croissance. Dans la mesure où la population italienne a fortement décliné après l’épidémie de la peste, les survivants se sont retrouvés avec davantage de terres et de capital par tête. En outre, ce fut une période au cours de laquelle les cités italiennes ont prospéré en jouant un rôle déterminant dans les relations commerciales entre l’Europe et l’Asie. Entre 1350 et 1420, le niveau du revenu par tête italien a augmenté de 40 %, soit au rythme de 0,8 % par an. C’est ensuite autour de la Hollande de connaître une période de forte croissance qui s’est étalée sur un siècle. Le PIB par tête hollandais a augmenté de 70 % de 1505 à 1595, soit au rythme de 1,3 % par an, grâce au développement rapide du commerce hollandais et au passage de la structure économique de la production agricole vers la production de matières premières à plus forte valeur ajoutée. Une décennie après, la Suède a commencé à fortement se développer grâce à son mainmise sur le commerce baltique. Le PIB par tête suédois augmenta de 41 % durant la première moitié du dix-septième siècle. Puis, juste après la fin de la guerre civile, l’Angleterre est devenue la nouvelle économie dominante. Son revenu par tête a augmenté de 50 % au cours de la seconde moitié de ce même siècle. Cependant la population anglaise stagna durant la seconde moitié du dix-septième siècle, donc ce n’est seulement qu’après 1700 que la Grande Bretagne entra dans un régime de croissance économique moderne, marqué par une croissance de la population et du PIB par tête.

Ces mêmes économies ont connu au cours de l’ère préindustrielle de substantiels déclins de l’activité économique. C’est l’Italie qui a subi le plus fréquemment des contractions de son niveau de vie. En l’occurrence, elle a connu trois épisodes au cours desquels son PIB par tête diminua d’environ 20 %, notamment avec le déplacement du centre de gravité du commerce européen de la Méditerranée à l’Atlantique. Après les chutes du PIB par tête qu’elle a connu au milieu du quinzième siècle, il fallut plus de quatre siècles pour que l’Italie retrouve ses niveaux de vie initiaux. Le Portugal a subi une chute de près de 40 % de son PIB par tête durant la première moitié du seizième siècle, à cause de mauvaises conditions météorologiques, mais elle sut combler une partie de ces pertes au cours des deux décennies suivantes. L’économie espagnole subit également une contraction de son activité à partir de la fin du seizième siècle, en raison notamment de la « malédiction des ressources naturelles » associée à l’exploitation des mines d’argent dans les colonies. La Suède a quant à elle souffert d’une forte contraction de l’activité au début du dix-huitième siècle et perdit par conséquent son statut de meneuse : son PIB par tête a chuté de près de 30 % en trois décennies. Enfin, après sa période de forte croissance durant la première moitié du dix-huitième siècle, le Portugal a perdu 16 % de son PIB par tête durant les trois ans qui ont suivi le Séisme de Lisbonne de 1755, puis son activité continua de ralentir par la suite.

Ainsi, Fouquet et Broadberry montrent qu’avant le dix-neuvième siècle, l’activité économique était loin de stagner comme on a coutume de le penser, mais qu’elle a au contraire été très fluctuante. En fait, les dynamiques d’expansion et de déclin que les pays européens ont connues avant la Révolution industrielle peuvent s’apparenter à celles que l’on a observées au vingtième dans les pays en développement. Ces derniers ont connu successivement des hausses soudaines, des stagnations et des déclins de leur niveau de vie, en particulier en Afrique subsaharienne.

Poursuivant leur analyse, Fouquet et Broadberry ont cherché à déterminer, au-delà des différences entre les performances nationales, s’il y a eu un changement général dans les taux de croissance au cours du temps. Au cours de chaque siècle précédent 1800, les pays n’avaient qu’entre 1 et 2 % de chances d’être dans une période de croissance d’au moins 1,5 % pendant au moins 4 ans ; cette probabilité est passée à 5 % durant le dix-neuvième siècle, puis à 40 % au cours du vingtième siècle. Fouquet et Broadberry ont cherché ensuite à déterminer la fréquence des épisodes de contractions économiques, en identifiant les épisodes d’au moins trois ans caractérisés par une croissance inférieure à - 1,5 %. Ce faisant, ils constatent 47 contractions de l’activité avant 1800 et seulement 8 après. Entre le quinzième et le dix-huitième siècle, chaque pays a connu deux contractions en moyenne chaque siècle ; au dix-neuvième et au vingtième siècle, chacun a connu moins d’une contraction en moyenne. Chaque pays passait 8 % de son temps en contraction au quinzième et au seizième siècle ; entre 4 et 5 % de son temps en contraction au dix-septième et au dix-huitième siècle ; entre 2 et 3 % de son temps en contraction au dix-neuvième et au vingtième siècle. Au final, depuis 1800, ces économies ont plus de chances de connaître une phase d’expansion plutôt qu’une phase de déclin économique.

Enfin, Fouquet et Broadberry se penchent sur les cycles de convergence et de divergence des PIB par tête à très long terme au sein de l’Europe. Ils montrent que les économies connaissent une divergence des niveaux de vie lorsqu’un nouveau meneur prend les devants, mais que celle-ci est suivie par une période de convergence, c’est-à-dire de rattrapage du meneur par les autres économies. Il y a par exemple eu une Petite Divergence en Europe entre les pays méditerranéens et les pays nordiques à partir du seizième siècle. Lorsque les auteurs se focalisent sur seulement l’Angleterre, la Hollande, l’Italie et l’Espagne, ils constatent qu’au cours du quatorzième et du quinzième siècle, le niveau de vie dans les pays suiveurs représentait entre 50 et 60 % du niveau de vie du pays meneur, en l’occurrence l’Espagne. En 1600, la Hollande était alors le pays meneur ; le niveau de vie dans les trois autres pays représentait alors en moyenne 42 % du niveau de vie hollandais. En 1800, lorsque la Grande-Bretagne avait pris la place de la Hollande comme meneuse, le niveau de vie dans les pays suiveurs représentait la moitié du niveau de vie britannique. Des cycles de convergences et de divergences des niveaux de vie étaient ainsi bel et bien à l’œuvre avant même la Révolution industrielle.

 

Références

FOUQUET, Roger, & Stephen BROADBERRY (2015), « Seven centuries of European economic growth and decline », in Journal of Economic Perspectives, vol. 29, n° 4, automne.

HANSEN, Gary D., & Edward C. PRESCOTT (2002), « Malthus to Solow », in American Economic Review, vol. 92, n° 5.

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