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18 décembre 2017 1 18 /12 /décembre /2017 16:07
Quel est le taux de rendement de tout ?

Les économistes se sont depuis longtemps intéressés au taux de rendement du capital : les classiques David Ricardo et John Stuart Mill ont consacré une grand part de leur travail aux intérêts et aux profits ; c’est en raison de la baisse tendancielle du taux de profit que Karl Marx estime que le capitalisme est condamné à s’effondrer, etc. Aujourd’hui, le taux de rendement du capital continue de tenir une place importante dans de nombreux débats, notamment autour du taux d’intérêt naturel, de la stagnation séculaire et des inégalités. Malgré ce rôle dans de nombreuses théories, les estimations empiriques restent bien fragmentaires le concernant. L’immobilier est par exemple une composante essentielle du patrimoine des ménages, il représente environ la moitié de la richesse nationale d’une économie et, pourtant, les rendements de l’immobilier restent peu connus.

Oscar Jordà, Katharina Knoll, Dmitry Kuvshinov, Moritz Schularick et Alan Taylor (2017) ont cherché à combler ce vide en construit une large base de données annuelles sur les taux de rendement des plus grandes classes d’actifs dans 16 pays développés depuis 1870 : deux classes d’actifs risqués (l’immobilier et les actions) et deux classes d’actifs relativement sûrs (les obligations publiques et les bons du Trésor).

Jordà et ses coauteurs ont tout d’abord remarqué la grande stabilité du rendement des actifs risqués. L’immobilier résidentiel et les actions ont généré des gains réels élevés, en moyenne d’environ 7 % par an. Avant la Seconde Guerre mondiale, les rendements sur l’immobilier et les actions ont suivi des trajectoires finalement assez similaires ; pour autant, l’immobilier rapportait davantage que les actions. Depuis le conflit, les actions ont davantage rapporté en moyenne que l’immobilier, mais au prix d’une plus forte volatilité et une plus forte synchronisation avec le cycle d’affaires ; les actions ont connu des cycles d’expansion et d’effondrements plus fréquents et plus corrélés. En outre, s’il n’y a pas de corrélation entre les rendements immobiliers au niveau international, les rendements boursiers sont devenus de plus en plus corrélés d’un pays à l’autre au fil du temps, en particulier depuis la Seconde Guerre mondiale.

Le rendement réel des actifs sûrs a été très volatile à long terme et souvent bien plus volatile que le rendement réel des actifs risqués. Chacune des deux guerres mondiales et les années soixante-dix ont été marquées par de très faibles taux sur les actifs sûrs, bien inférieurs à zéro, ce qui permit notamment aux gouvernements de se désendetter rapidement au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Le taux réel sur les actifs sûrs a atteint des pics durant l’entre-deux-guerres et au milieu des années quatre-vingt, lorsque les banques centrales avaient fortement resserré leur politique monétaire pour combattre l’inflation. Au final, la baisse des taux réels sur les actifs sûrs que nous avons pu observer ces dernières décennies s’apparente à celle que l’on a pu observer dans les décennies qui ont précédé la Première Guerre mondiale. A très long terme, donc, le taux réel sur les actifs sûrs semble fluctuer autour des niveaux qu’il atteint actuellement, si bien que le niveau actuel n’est finalement pas inhabituel au regard de l’Histoire. Par conséquent, les économistes devraient se demander, non pas pourquoi les taux ont baissé ces dernières décennies, mais plutôt pourquoi ils ont été aussi élevés au milieu des années quatre-vingt.

Ces constats sont cohérents avec celui auquel avaient abouti Kathryn Holston, Thomas Laubach et John Williams (2016) : le taux d’intérêt naturel semble avoir décliné depuis le milieu des années quatre-vingt et est aujourd’hui proche de zéro. Ils sont également compatibles avec l’hypothèse de la stagnation séculaire avancée par Larry Summers (2014) : en raison de dynamiques lourdes comme la hausse des inégalités ou le vieillissement démographique, les économies avancées ont peut-être tendance à dégager un excès structurel d’épargne qui les piège durablement dans une trappe à faible investissement. Une telle éventualité a de profondes implications pour la conduite de la politique économique. Par exemple, si les taux d’intérêt de court terme risquent plus fréquemment de se retrouver contraints par leur borne inférieure zéro, alors les banques centrales peuvent ne pas parvenir à ramener rapidement les économies au plein emploi suite aux chocs macroéconomiques ; cela remet d’ailleurs en cause la stratégie de ciblage d’inflation qu’elles ont eu tendance à suivre ces dernières décennies.

A très long terme, la prime de risque a été volatile ; elle tend même à fluctuer sur plus décennies, en des amplitudes qui dépassent celles observées à la fréquence des cycles d’affaires, sans pour autant présenter de tendance manifeste à long terme. En temps de paix, les primes de risque sont généralement stables, comprises entre 4 % et 5 %, mais elles sont étrangement restées élevées des années cinquante aux années soixante-dix. Les fortes hausses de prime de risque en temps de guerre et durant l’entre-deux-guerres découlent avant tout de la chute des taux d’intérêt sur les actifs sûrs plutôt que d’une hausse des taux d’intérêt sur les actifs risqués. Le taux risqué a souvent été plus lisse et plus stable que les taux sûrs, en restant en moyenne compris entre 6 % et 8 % dans la plupart des pays. Récemment, la prime de risque s’est élevée, précisément parce que les taux sûrs ont chuté plus rapidement que les taux risqués. Pour autant, les deux taux de rendement sont restés proches de leur valeur historique normale. 

Jordà et ses coauteurs précisent également la relation entre le taux de rendement sur le patrimoine (r) et le taux de croissance de l’économie (g) qui tient une place si cruciale dans le magnum opus de Thomas Piketty (2013). Selon ce dernier, si le rendement du capital est supérieur à la croissance, alors les rentiers accumulent plus rapidement du patrimoine, ce qui accroît les inégalités de richesse. Ce serait effectivement le cas ces dernières décennies, ce qui expliquerait la hausse des ratios richesse sur revenu et la hausse des inégalités [Piketty et Zucman, 2013]. En se concentrant sur les données britanniques sur la période s’écoulant entre 1210 et 2013, Jakob Madsen (2017) a récemment confirmé l’idée que l’écart rg tend à gouverner la dynamique du ratio richesse sur revenu et la part du revenu du capital. En analysant des données relatives à de nombreuses économies, Jordà et ses coauteurs constatent que r est fortement supérieur à g : au niveau mondial et dans la plupart des pays, le taux de rendement pondéré du capital représentait le double du taux de croissance au cours des 150 dernières années. Les exceptions concernent des périodes très particulières, en l’occurrence les années de conflit ou les années qui entourent immédiatement celles-ci. En l’occurrence, avant la Seconde Guerre mondiale, l’écart rg s’élevait en moyenne à 5 % par an, sauf lors de la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, il reste élevé, compris entre 3 % et 4 % ; il s’est réduit à 2 % durant les années soixante-dix, lors des chocs pétroliers, avant de se creuser dans les années qui ont précédé la crise financière mondiale. Le fait que les rendements du patrimoine soient restés assez élevés et stables depuis les années soixante, tandis que la richesse agrégée s’est accru rapidement, suggère que l’accumulation du capital a contribué à modifier la répartition du revenu national au détriment du travail et par là à alimenter les inégalités de revenu.

 

Références

HOLSTON, Kathryn, Thomas LAUBACH & John C. WILLIAMS (2016), « Measuring the natural rate of interest: International trends and determinants », Réserve fédérale de San Francisco, working paper, n° 2016-11, décembre.

JORDÀ, Oscar, Katharina KNOLL, Dmitry KUVSHINOV, Moritz SCHULARICK & Alan M. TAYLOR (2017), « The rate of return on everything, 1870–2015 », NBER, working paper, n° 24112.

MADSEN, Jakob B. (2017), « Is inequality increasing in r - g? Piketty’s principle of capitalist economics and the dynamics of inequality in Britain, 1210-2013 », CAMA, working paper, n° 63/2017, octobre.

PIKETTY, Thomas (2013), Le Capital au XXIe siècle.

PIKETTY, Thomas, & Gabriel ZUCMAN (2013), « Capital is back: Wealth-income ratios in rich countries 1700-2010 », Paris School of Economics, 26 juillet.

SUMMERS, Lawrence (2014), « U.S. economic prospects: Secular stagnation, hysteresis, and the zero lower bound », in Business Economics, vol. 49, n° 2.

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