Les ratios richesse sur revenu ont fortement augmenté ces quatre dernières décennies ; aux Etats-Unis et en Europe, ils sont passés de 250-300 % à 500-600 % entre 1980 et ces dernières années ; en Chine, le ratio richesse sur revenu national a été multiplié par cinq sur la même période. Pour Thomas Piketty et Gabriel Zucman (2014), c’est à un véritable « retour du capital » auquel nous assistons depuis les années 1980.
GRAPHIQUE 1 Ratios richesse des ménages sur revenu national (en %)
source : Bauluz et alii (2022)
Luis Bauluz, Filip Novokmet et Moritz Schularick (2022) viennent de confirmer ce constat en élaborant et en étudiant une nouvelle base de données internationales relatives aux portefeuilles d’actifs, aux plus-values et aux flux d’épargne des ménages. Construite à partir des données fiscales, de données tirées d’enquêtes et de celles fournies par les comptabilités nationales, leur base de données couvre les trois plus grandes économies au monde, en l’occurrence les Etats-Unis, l’Europe (avec à savoir l’Allemagne, l’Espagne, la France et le Royaume-Uni) et la Chine, pour la période débutant avec l’année 1980.
Buluz et ses coauteurs ont cherché à déterminer la contribution respective des plus-values et des flux d’épargne à la croissance de la richesse agrégée ces quatre dernières décennies. Leur analyse suggère qu’environ la moitié de celle-ci est due aux plus-values et que l’autre moitié s’explique par les flux d'épargne. Ces derniers sont principalement passés par les actifs financiers, tandis que les plus-values se sont concentrées sur les marchés de l’immobilier.
GRAPHIQUE 2a Parts de l’épargne nationale selon le groupe de richesses aux Etats-Unis (en %)
source : Bauluz et alii (2022)
Bauluz et ses coauteurs ont alors étudié comment les flux d’épargne et les plus-values ont été distribués parmi les ménages selon leur niveau de richesse. Ils constatent que l'épargne a joué un rôle clé pour l’accumulation de patrimoine pour les 10 % des ménages les plus riches. En 1980, les 10 % des ménages les plus riches contribuaient à 64 % de l’épargne privée totale aux Etats-Unis, 60 % en Europe et moins de 50 % en Chine ; en 2018, ces mêmes parts s’élevaient respectivement à 103 % aux Etats-Unis, à 78 % en Europe et à 90 % en Chine. Ainsi, l’« excès d’épargne des riches » qu’Emmanuel Saez et Gabriel Zucman (2016) et Atif Mian et alii (2021b) avaient identifié aux Etats-Unis se révèle être en fait un phénomène mondial.
GRAPHIQUE 2b Parts de l’épargne nationale selon le groupe de richesses en Europe (en %)
source : Bauluz et alii (2022)
Mais la contrepartie de la hausse de l’épargne des plus riches n’a pas été la désépargne des plus modestes, mais celle des classes moyennes. En effet, aux Etats-Unis, l’épargne des classes moyennes est passée de 5 % du revenu national dans les années 1980 à environ zéro la dernière décennie ; en Europe, elle est passée de 4 % à environ 1 % au cours de la même période. Dans la mesure où l’épargne des 50 % les plus modestes est restée tout du long nulle, voire légèrement négative, la hausse de l’épargne des 10 % les plus riches semble bien avoir eu pour contrepartie la désépargne des classes moyennes.
GRAPHIQUE 3 Répartition de l’épargne totale entre les 10 % les plus riches, les « classes moyennes » et les 50 % les plus modestes (en %)
source : Bauluz et alii (2022)
L'épargne a ainsi eu tendance à pousser les inégalités de richesse à la hausse. Mais malgré la baisse de leur épargne, les classes moyennes ont vu leur patrimoine s’accroître. L’accumulation de richesses par les classes moyennes s’explique quasiment pour les deux tiers par les plus-values, en particulier celles réalisées dans l’immobilier. En fait, la hausse des prix de l’immobilier a contribué à contenir les inégalités de richesses mondiales (cf. graphique 4). En l’absence de plus-values, la hausse des flux d’épargne à destination des plus riches se serait traduite par une bien plus forte hausse des inégalités de richesses.
GRAPHIQUE 4 Répartition des plus-values totales entre les 10 % les plus riches, les « classes moyennes » et les 50 % les plus modestes (en %)
source : Bauluz et alii (2022)
Au niveau mondial, l’explosion des richesses s’est accompagnée d’une hausse des inégalités patrimoniales. En effet, l’accès à la propriété est trop limité parmi les ménages les plus modestes pour que ceux-ci aient bénéficié de la hausse des plus-values. En définitive, l’écart de richesses entre les possédants et ceux qui ne possèdent rien s’est creusé : les ratios richesse sur revenu ont stagné, voire baissé, pour les 50 % les plus modestes, mais augmenté pour les 50 % les plus riches.
Bauluz et ses coauteurs ont alors cherché à identifier les principales sources de la hausse de l’épargne des 10 % les plus riches. Dans les trois économies qu’ils observent, ils constatent que l’épargne des entreprises, c’est-à-dire les bénéfices non distribués, ont constitué la principale source derrière la hausse de l’épargne des ménages aisés. Ces dernières décennies, les profits des entreprises ont en effet fortement augmenté [Karabarbounis et Neiman, 2014 ; Barkai, 2020]. Or les dividendes ont augmenté moins vite que les profits, si bien que l’épargne des entreprises a fortement augmenté [Gruber et Kamin, 2015]. Les profits non distribués étant détenus de façon disproportionnée par les ménages les plus riches, leur hausse a alimenté l’épargne de ces derniers.
Références
BARKAI, Simcha (2020), « Declining labor and capital shares », in The Journal of Finance, vol. 75, n° 5.
BAULUZ, Luis, Filip NOVOKMET & Moritz SCHULARICK (2022), « The anatomy of the global saving glut », document de travail.
BERNANKE, Ben S. (2005), « The global saving glut and the U.S. current account deficit », 10 mars.