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5 novembre 2023 7 05 /11 /novembre /2023 11:48

Les articles et livres d’économistes comme Thomas Piketty et Branko Milanovic n’ont pas seulement aiguisé l’intérêt du grand public et des décideurs politiques pour la question des inégalités de revenu et de richesses ; ils ont également remis l’étude de la répartition et du long terme au centre de l’agenda de recherche économique. Cela a notamment conduit de nombreux chercheurs à fournir des estimations de la répartition du revenu et des richesses remontant plusieurs siècles plus tôt. C’est cette littérature que Guido Alfani (2023) s'est proposé de passer en revue dans son dernier document de travail. 

GRAPHIQUE 1a  Part du patrimoine total des 10 % les plus riches (en %)

Comment ont évolué les inégalités de revenu et du patrimoine à très long terme ?

Alfani a rendu compte de la dynamique des inégalités de revenu et de richesse ces sept derniers siècles dans les quelques pays, occidentaux, pour lesquels nous disposons désormais des estimations antérieures à l’ère industrielle. En l’occurrence, ces estimations suggèrent que les inégalités de richesse présentent une tendance à croître à long terme (cf. graphiques 1a et 1b). En effet, du milieu du quinzième siècle à la veille de la Première Guerre mondiale, puis de nouveau à partir du début des années 1980, les inégalités ont augmenté de façon quasi monotone ; certains travaux, portant sur l’Italie, suggèrent que les inégalités ont également eu tendance à augmenter dans la période précédant immédiatement la Grande Peste [Alfani et alii, 2022]. Il y a toutefois quelques exceptions, comme le cas de l’Allemagne au dix-septième siècle.

GRAPHIQUE 1b  Indice de Gini de la répartition du patrimoine

Comment ont évolué les inégalités de revenu et du patrimoine à très long terme ?

Cette hausse tendancielle des inégalités de richesses n’a été vraiment inversée qu’au cours de deux brèves périodes, toutes deux ouvertes par une catastrophe majeure. La première catastrophe est celle de la Peste noire, la pandémie qui toucha l’Europe entre 1347 et 1352 en y décimant la moitié de la population [Alfani et Murphy, 2017]. La seconde période au cours de laquelle les inégalités refluèrent débuta avec la Première Guerre mondiale ; cette baisse se poursuivit durant l’entre-deux-guerres et durant la Seconde Guerre mondiale.

GRAPHIQUE 2a  Part du revenu total des 10 % les plus riches (en %)

Comment ont évolué les inégalités de revenu et du patrimoine à très long terme ?

Les faits stylisés notés dans le cas des inégalités de patrimoine s’observent également dans le cas des inégalités de revenu (cf. graphiques 2a et 2b). Ces dernières ont eu tendance à augmenter à long terme ; elles n'ont baissé qu'au cours des quelques décennies qui ont suivi la Première Guerre mondiale. Les estimations ne remontent pas assez loin pour donner une idée du profil des inégalités de revenu autour de la Peste noire. Certains travaux portant sur les salaires réels suggèrent toutefois que les inégalités de revenu ont aussi fortement baissé dans le sillage de cette pandémie [Alfani, 2022]. 

GRAPHIQUE 2b  Indice de Gini de la répartition du revenu

Comment ont évolué les inégalités de revenu et du patrimoine à très long terme ?

Ces divers constats apportent un démenti à la « courbe de Kuznets ». Selon Simon Kuznets (1955), le passage d’une économie essentiellement agricole à une économie industrialisée nécessite un creusement des inégalités des revenus (notamment pour favoriser l’accumulation du capital productif), puis la poursuite de la croissance à partir d’un certain seuil de niveau de vie impliquerait une baisse des inégalités (notamment parce qu’elle mobiliserait de plus en plus le travail qualifié ou nécessiterait l'apparition d'une consommation de masse), si bien que l’évolution des inégalités présenterait le profil d’un U inversé. Du point de vue de Kuznets, la croissance des inégalités est finalement un sous-produit de la croissance économique et, en conséquence, le revers d'un phénomène positif. Les données dont il disposait étaient cohérentes avec la courbe de Kuznets. Mais la hausse des inégalités observée à partir des années 1980 l'a rendu obsolète : les inégalités ne diminuent pas forcément dans l’ère postindustrielle. Les estimations que l’on a récemment obtenues concernant l’époque préindustrielle montrent quant à elles que les inégalités ont eu tendance à augmenter avant l’industrialisation. Ce sont notamment pour ces raisons que Branko Milanovic (2016a) préfère parler de « vagues de Kuznets » [Milanovic, 2016b].

Les estimations relatives à la période préindustrielle apportent également un nouvel éclairage sur les causes de la dynamique des inégalités. Et, pour Alfani, elles amènent notamment à rejeter l’explication que Kuznets proposait de la hausse des inégalités aux débuts de l’industrialisation et de leur baisse subséquente.

La baisse des inégalités suite à la Peste noire n’est finalement guère surprenante [Alfani, 2022 ; Fleisher, 2022]. La pandémie a fortement réduit les disponibilités en main-d’œuvre, ce qui a entraîné une hausse des salaires réels. En outre, le fait qu’une grande partie de la population se soit alors retrouvée avec davantage de logements qu’elle n’en avait besoin, d’une part, et la hausse des revenus dont bénéficièrent alors les plus pauvres, d’autre part, permirent alors à ces derniers d’acquérir plus facilement un logement, ce qui contribua à égaliser la répartition du patrimoine. L’Europe a ensuite connu d’autres pandémies au cours de l’ère préindustrielle, mais aucune ne semble avoir eu le même effet égalisateur que la Peste noire. Pour Alfani, cela tient aussi pour beaucoup aux différences dans les normes en matière d’héritage.

Quant à la baisse singulière des inégalités observée en Allemagne au dix-septième siècle, Alfani estime qu’elle pourrait s’expliquer par la conjonction de deux catastrophes : d’une part, la plus grave peste depuis celle du quatorzième siècle ; d’autre part, le conflit le plus dévastateur que l’Europe ait connu dans l’ère préindustrielle, la Guerre de Trente ans, qui dura de 1618 à 1648. 

Des travaux comme ceux de Walter Scheidel (2017) dans le cas des sociétés préindustrielles et ceux de Thomas Piketty (2013) portant sur les deux guerres mondiales ont développé la thèse selon laquelle les grandes guerres ont pour conséquence de fortement niveler les inégalités. Alfani note toutefois que la Guerre de Trente est la seule occurrence du Moyen Age où un conflit a réduit les inégalités : certes, les destructions ont exercé un effet égalisateur, mais la hausse des impôts pour financer l’effort de guerre a souvent eu pour effet d’accentuer les inégalités, dans la mesure où la fiscalité était régressive. Si les deux guerres mondiales ont été accompagnées d’une baisse des inégalités, ce n’est pas seulement en raison des énormes destructions du patrimoine qu’elles ont provoquées ; elles se sont accompagnées d’une forte hausse des impôts, mais cette fois-ci dans le contexte d’une fiscalité progressive.

Ainsi, que ce soit dans le cas des pandémies ou des conflits, Alfani estime que l’impact de telles catastrophes sur les inégalités dépend étroitement du contexte historique et notamment du cadre institutionnel. Ce dernier joue également en « temps normal » : c’est notamment la moindre progressivité de la fiscalité au sommet de la répartition qui explique le retour des inégalités de revenu et de patrimoine depuis le début des années 1980. Et comme le cadre institutionnel qui a généré une croissance des inégalités ces quatre dernières décennies n’a guère été remis en cause, cela explique pourquoi des événements aussi catastrophiques que la crise financière mondiale de 2008 et la pandémie de Covid-19 de 2020 n’aient pas été suivis d’une chute des inégalités. 

Ainsi, en raison de l’importance du cadre institutionnel dans la dynamique des inégalités, il apparaît erroné pour Alfani de considérer la croissance des inégalités, d’une part, comme un simple sous-produit de la croissance économique et, d’autre part, comme un processus naturel, indépendant des choix humains. 

 

Références

ALFANI, Guido (2022), « Epidemics, inequality and poverty in preindustrial and early industrial times », in Journal of Economic Literature, vol. 60, n° 1.

ALFANI, Guido (2023), « Inequality in history: A long-run view », Stone Center on Socio-Economic Inequality, working paper, n° 74.

ALFANI, Guido, Francesco AMMANNATI & Nicoletta BALBO (2022), « Pandemics and social mobility: The case of the Black Death ».

ALFANI, Guido, & Tommy E. MURPHY (2017), « Plague and lethal epidemics in the pre-industrial world », in Journal of Economic History, vol. 77, n° 1.

FLEISHER, Chris (2022), « The great reset? », entretien avec Guido Alfani, American Economic Association.

KUZNETS, Simon (1955), « Economic growth and income inequality », in American Economic Review, vol. 45, n° 1.

MILANOVIC, Branko (2016a), Global Inequality: a new approach for the age of globalization, Harvard University Press. Traduction française, Inégalités mondiales, La Découverte.

MILANOVIC, Branko (2016b), « Introducing Kuznets waves: How income inequality waxes and wanes over the very long run », in VoxEU.org, 24 février.

MILANOVIC, Branko (2019), Capitalism, alone, Harvard University Press. Traduction française, Le Capitalisme, sans rival, La Découverte.

PIKETTY, Thomas (2013), Le Capital au XXIe siècle, Le Seuil.

SCHEIDEL, Walter (2017), The Great Leveler: Violence and the History of Inequality from the Stone Age to the Twenty-First Century, Princeton University Press. Traduction française, Une histoire des inégalités: De l'âge de pierre au XXIe siècle, Actes Sud.

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