Il y a une dizaine d’années, Arvind Subramanian et Martin Kessler (2013) qualifiaient d’« hypermondialisation » (hyperglobalization) la forte croissance qu’a connue le commerce mondiale entre 1992 et 2008 : alors que le PIB mondiale n’augmentait en moyenne « que » de 6 % par an, les exportations mondiales augmentaient au rythme moyen de 10 % par an. En conséquence, la part des exportations dans le PIB mondial et les PIB nationaux est passée de moins de 20 % à plus de 30 % au cours de la période (cf. graphique 1). L’un des moteurs de cette croissance du commerce mondial a été l’allongement des chaînes de valeur internationales, c’est-à-dire le fait que de plus en plus tâches de production d’un bien donné soient réalisées à l’étranger : en 1993, les marchandises traversaient en moyenne 1,5 fois les frontières avant que le produit final ne soit exporté ; en 2011, ce ratio atteignait 1,92.
GRAPHIQUE 1 Exportations mondiales (en % du PIB mondial)
La hausse des échanges commerciaux à partir de la Seconde Guerre mondiale, puis son accélération à partir des années 1980, s’expliquent avant tout par des facteurs technologiques : des canaux transocéaniques aux conteneurs, en passant par l’informatique, les avancées technologiques en matière de transport et de communication ont permis de fortement réduire les coûts de transport et les délais de livraison. Mais la baisse des barrières à l’échange tient aussi au retrait des barrières commerciales : au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les Etats ont cherché à éviter que se reproduisent les guerres commerciales de l’entre-deux-guerres, si bien qu’ils ont notamment entrepris plusieurs cycles de négociations pour réduire les droits de douane. L’accession de la Chine à l’OMC en 2001 marque notamment une date charnière dans l’histoire de la libéralisation commerciale : elle a été suivie d'une forte hausse des exportations des produits à bas coûts en provenance de Chine.
Quant aux spécialisations des pays, elles s'expliquent assez bien par le modèle Heckscher-Ohlin : selon ce dernier, les pays qui n'ont pas les mêmes dotations factorielles n'ont pas les mêmes avantages comparatifs, ce qui les amène à commerce davantage ensemble. Ainsi, les pays en développement, relativement bien dotés en main-d'œuvre non qualifiée, tendent à exporter des produits relativement intensifs en travail non qualifié, tandis que les pays développés, relativement bien dotés en main-d'œuvre qualifiée, tendent à exporter des produits relativement intensifs en travail qualifié.
L’hypermondialisation a permis une convergence des niveaux de vie des pays : après plusieurs décennies de stagnation, voire de divergence, les niveaux de vie des pays pauvres ont eu tendance à rattraper ceux des pays riches [Patel et alii, 2021]. En conséquence, les inégalités mondiales de revenu ont diminué ces dernières décennies, pour la première fois depuis le milieu du dix-neuvième siècle [Milanovic, 2022]. Ces évolutions tiennent tout particulièrement à l’essor de l’économie chinoise : son ouverture au commerce international dans les années 1980 lui a permis de connaître plusieurs décennies de croissance à deux chiffres, ce qui permis à des centaines de millions de personnes de sortir de la pauvreté extrême.
Mais d’un autre côté, l’hypermondialisation a pu aussi avoir des effets négatifs sur les salaires et l’emploi dans les pays développés, notamment y accroître les inégalités de revenu [Krugman, 2019 ; Dorn et Levell, 2021]. L'intégration de la Chine, de l'Inde et des anciens pays du bloc soviétique au commerce international a conduit, selon Freeman (2006), à doubler le nombre de travailleurs disponibles dans l'économie mondiale, mais ce sont surtout les rangs de la main-d'œuvre non qualifiée qui s'en sont trouvés grossis. Soumis à une plus forte concurrence, les travailleurs les moins qualifiés ont constitué les « perdants » de la mondialisation dans les pays développés. Cela n’aurait pas dû surprendre les économistes : le modèle Heckscher-Ohlin amène à prédire un creusement des inégalités de revenu entre qualifiés et non-qualifiés dans les pays développés, les premiers étant davantage demandés, donc davantage en position de force pour réclamer des hausses de salaires, et les seconds moins demandés, donc exposés à la stagnation salariale et au chômage. Aux Etats-Unis, le « choc chinois » (China shock) aurait ainsi expliqué une part substantielle de la désindustrialisation [Autor et alii, 2013 ; Autor et alii, 2016 ; Autor et alii, 2021], mais l'emploi français n’a pas non plus été épargné par la concurrence chinoise [Malgouyres, 2016].
La crise financière mondiale de 2008 a mis un terme à l’hypermondialisation. Les échanges se sont fortement contractés lors de la récession mondiale [Baldwin, 2009]. Ensuite, les échanges commerciaux ont rebondi rapidement et vigoureusement, puis ils ont continué de croître, mais cette croissance a été plus lente qu’avant-crise. Depuis 2011, le ratio exportations mondiales sur PIB n’augmente plus ; il a ponctuellement baissé, pour ensuite rebondir, lors d’événements comme la pandémie de Covid-19 en 2020 ou la reprise de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 (cf. graphique 1).
Pol Antràs (2020) et Pinelopi Goldberg et Tristan Reed (2023) écartent le terme de « démondialisation » pour décrire l’ère ouverte par la crise financière mondiale. Certes, les flux commerciaux, les flux de capitaux et les flux humains ralentissent depuis celle-ci, voire semblent stagner, mais il n’est pas clair qu’ils déclinent. Le commerce international s’est révélé finalement assez résilient durant l’épidémie de Covid-19. Certes, la pandémie de Covid-19 a suscité des inquiétudes quant à la résilience des chaînes d’approvisionnement internationales, conduisant à des appels à la relocalisation (reshoring) d’une partie de la production ; la montée des tensions géopolitiques, en particulier autour du conflit ukrainien ou entre la Chine et les Etats-Unis, a à la fois exprimé et alimenté des inquiétudes relatives à la sécurité nationale, si bien que certains responsables ont appelé à une réorientation de l’approvisionnement en provenance de pays hostiles vers des pays jugés plus sûrs géopolitiquement (friendshoring). Mais pour l’instant, cela s’est davantage traduit par une réorganisation des échanges internationaux plutôt que par leur contraction.
GRAPHIQUE 2 Exportations mondiales de biens manufacturés et de services (en % du PIB mondial)
De leur côté, Arvind Subramanian, Martin Kessler et Emanuele Properzi (2023) confirment que l’hypermondialisation a pris fin. Selon eux, la nouvelle ère qui s’est ouverte avec la crise financière mondiale se caractérise, d’une part, par une démondialisation des biens et, d’autre part, par une mondialisation des services ralentie. En effet, entre 2011 et 2019, le ratio exportations mondiales de biens manufacturés sur PIB mondial est passé de 15,6 % à 14,5 %, tandis que le ratio exportations mondiales de services sur PIB passait de 6 à 7 %.
Pour Subramanian et ses coauteurs, plusieurs forces ont été à l’œuvre pour mettre un terme à l’hypermondialisation :
(i) Des pays de même taille échangent davantage que des pays de tailles différentes. Avec la convergence des niveaux de vie, les pays ont eu tendance à commercer davantage entre eux ; la plus grande égalité dans la répartition de la production expliquerait 30 % de la hausse du ratio exportations sur PIB mondial [Patel et alii, 2021]. Par contre, à partir de la crise financière mondiale, la convergence a ralenti, si bien qu’elle a moins contribué à soutenir les échanges.
(ii) La part de la valeur ajoutée qui a été échangée dans le secteur manufacturier est passée de 55 % à 87 % entre le milieu des années 1990 et 2008. Les services sont certes moins échangeables que les biens, mais la part des services échangée a tout de même augmenté sur la même période, en l’occurrence de 5 points de pourcentage environ. Après la crise financière mondiale, la part échangée des biens manufacturés a baissé, tandis que celle des services a stagné. Cela s’explique notamment par les changements dans l’économie chinoise : celle-ci a pendant longtemps réexporté des biens qu’elle avait importés ; désormais, elle produit l’essentiel de ses intrants [Baldwin, 2022]. Or, cela augmente la part de la Chine dans l’activité manufacturière mondiale tout en réduisant la part échangée des biens manufacturiers.
(iii) Par le passé, la mondialisation commerciale a été corrélée avec la globalisation financière et l’accélération de la mondialisation commerciale observée à partir des années 1980 a elle-même été synchrone avec une puissante vague de globalisation financière. Or, avec la crise financière mondiale, certains flux financiers mondiaux ont eu tendance à décliner ; c’est particulièrement le cas des flux de portefeuille et des investissements directs à l’étranger.
(iv) Alors que les précédentes décennies étaient marquées par un retrait des barrières commerciales, ces dernières se sont renforcées après la crise financière mondiale. Ce fut le cas dans le monde développé, par exemple avec le Brexit au Royaume-Uni, amorcé par le référendum de 2016, et la guerre commerciale lancée par l’administration Trump, mais aussi dans le monde en développement, notamment en Chine et en Inde.
(v) L’hypermondialisation a tenu à l’ouverture de grands émergents, notamment l’Inde et surtout la Chine, au commerce international. Peut-être que l’économie mondiale a atteint son niveau optimal d’échanges avec la Chine, si bien que le niveau d’ouverture commerciale de cette dernière a atteint son niveau d’équilibre. De même, les entreprises des pays développés ont peut-être atteint leur niveau optimal d’intégration aux chaînes de valeur avec les pays émergents.
L’hypermondialisation a été le produit de forces à la Heckscher-Ohlin. Mais Subramanian et ses coauteurs estiment que celles-ci tendent désormais à s’atténuer. En effet, pour les pays développés, le commerce avec les pays à bas revenu stagne, mais le revenu relatif de leurs partenaires à l’échange augmente, à mesure que les niveaux de vie convergent à travers le monde. Le commerce à la Heckscher-Ohlin n’a pas pour autant disparu, mais il s’est stabilisé. Ses pressions sur les salaires et l’emploi des moins qualifiés dans les pays développés se sont ainsi atténuées.
Références
BALDWIN, Richard (2009), The Great Trade Collapse: Causes, Consequences and Prospects, CEPR.
FREEMAN, Richard B. (2006), The Great Doubling: The Challenge of the New Global Labour Market. In Ending Poverty in America: How to Restore the American Dream, New Press.
KRUGMAN, Paul (2019), « Globalization: What did we miss? », in Luís Catão & Maurice Obstfeld (dir.), Meeting Globalization's Challenges.