Les conditions sur le marché du travail aux Etats-Unis se sont fortement dégradées avant même que l’économie ne bascule dans la Grande Récession. Durant les années quatre-vingt-dix, l’emploi américain a connu une vigueur non vue depuis les années soixante-dix, si bien qu'Alan Krueger et Robert Solow (2002) ont pu parler de « roaring nineties ». Entre 1991 et 2000, le ratio emploi sur population grimpa de 1,5 point de pourcentage pour les hommes et de plus de 3 points de pourcentage pour les femmes. La seconde moitié de la décennie fut marquée par une croissance rapide des salaires dans un contexte de faible inflation. Le taux de chômage national a atteint 4 % en 2000, son plus faible niveau de 1969. Avec le nouveau millénaire, le marché du travail américain connaît un retournement. En 2007, le taux d’emploi des hommes était revenu à son niveau de 1991, tandis que le taux d’emploi des femmes cessa d’augmenter à partir de 2001. Après s’être élevé à 2,6 % entre 1991 et 2000, le taux de croissance annuel moyen n’atteint que 0,9 % entre 2000 et 2007. Ces mauvaises performances s’expliquent principalement par les contractions majeures de l’emploi manufacturé : après être resté relativement constant au cours des années quatre-vingt-dix, il a décliné de 18,7 % entre 2000 et 2007.
Cette détérioration est synchrone avec un accroissement de la concurrence chinoise à l’import, si bien que beaucoup considèrent la première comme une conséquence de la seconde. En effet, entre 1990 et 2011, la part des exportations manufacturières mondiales réalisées par la Chine est passée de 2 à 16 %. En l’occurrence, l’essor de la Chine sur les marchés internationaux a en l’occurrence été particulièrement stimulée par son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001. Parallèlement, la part de la Chine dans les importations manufacturières américaines est passée de 4,5 % à 10,9 % entre 1991 et 2001, avant d’atteindre 23,1 % en 2011.
Poursuivant leurs travaux antérieurs, Daron Acemoglu, David Autor, David Dorn, Gordon Hanson et Brendan Price (2014) ont exploré l’impact de l’essor des entreprises chinoises sur l’emploi américain et ils constatent qu’elle a fortement contribué aux récentes réductions de l’emploi manufacturé aux Etats-Unis. En effet, leur analyse contrefactuelle suggère que si la Chine n’avait pas davantage progressé dans les importations américaines après 1999, 560.000 emplois manufacturiers auraient été sauvegardés au cours des 12 années suivantes. En d’autres termes, l’exposition directe à la concurrence chinoise expliquerait un dixième du déclin de l’emploi manufacturier aux Etats-Unis.
En outre, la concurrence chinoise a eu des répercussions plus indirectes sur l’emploi agrégé. Certains effets indirects passent par les relations intersectorielles et ceux-ci ont pu se révéler aussi bien positifs que négatifs pour la demande de travail aux Etats-Unis. D’un côté, si une entreprise du secteur industriel ferme ses portes en raison de la concurrence chinoise, cette défaillance réduit, d’une part, la demande pour ses fournisseurs américains en amont et, d’autre part, l’offre pour les entreprises en aval ; en d’autres termes, les défaillances dans un secteur donné pénalisent les entreprises présentes dans les autres secteurs, tout au long des chaînes de valeur. D’un autre côté, l’accroissement des importations dans les secteurs en amont peut réduire le coût d’obtention d’intrants, ce qui réduit les répercussions du choc sectoriel sur l’ensemble de l’économie. Lorsqu’Acemoglu et ses coauteurs prennent en compte les effets indirects de la concurrence chinoise sur l’emploi américaine, ils constatent que celle-ci est à l’origine de la destruction de 985.000 emplois dans le seul facteur manufacturier et de 1,98 millions dans l’économie dans son ensemble. Les liens intersectoriels ont ainsi amplifié les répercussions du choc commercial sur l’emploi.
Cette première analyse, menée au niveau des seuls secteurs, ne parvient toutefois pas à capter deux autres effets macroéconomiques. D’un côté, le commerce avec la Chine entraîne une réallocation de la main-d’œuvre et des autres facteurs de production des secteurs en déclin vers de nouvelles opportunités, si bien que l’impact négatif direct et les effets intersectoriels sont susceptibles d’être en partie compensés. D’autre part, la demande globale s’en trouve affectée via les effets multiplicateurs à la Keynes : l’investissement et la consommation peuvent s’affaiblir, ce qui accroît les destructions d’emplois initiales. Afin de prendre en compte ces deux effets supplémentaires, Acemoglu et ses coauteurs poursuivent alors leur analyse au niveau des marchés du travail locaux. Au final, ils estiment que les pertes nettes d’emplois associées à l’essor de la Chine s’élèvent à 2 à 2,4 millions au cours de la période s’étalant de 1999 à 2011.
Références
AUTOR, David H., David DORN & Gordon H. HANSON (2013a), « The China syndrome: Local labor market effects of import competition in the United States », in American Economic Review, vol. 103, n° 6.
AUTOR, David H., David DORN & Gordon H. HANSON (2013b), « Untangling trade and technology: Evidence from local labor markets », National Bureau of Economic Research, working paper, n° 18938, avril.
AUTOR, David H., David DORN, Gordon H. HANSON & Jae SONG (2014), « Trade adjustment: Worker level evidence », National Bureau of Economic Research, working paper, n° 19226, juillet.
KRUEGER, Alan B., & Robert M. SOLOW (2002), The Roaring Nineties: Can Full Employment Be Sustained?
PIERCE, Justin R., & Peter K. SCHOTT (2014), « The surprisingly swift decline of U.S. manufacturing employment », Réserve fédérale, finance and economics discussion paper, n° 2014-4.