Paul Romer et Robert Lucas, parmi d’autres, ont endogénéisé la source de la croissance du revenu par tête à long terme, en l’occurrence l’accumulation de savoir. Suite à ces travaux précurseurs, une multitude d'auteurs ont exploré ces dernières décennies les liens entre l’innovation et la croissance et ont pu ainsi profondément renouveler l’analyse néoclassique de la croissance. En l'occurrence, Philippe Aghion et Peter Howitt (1992) ont donné naissance à un nouveau courant de la théorie de la croissance endogène en modélisant les intuitions de Joseph Schumpeter. Le progrès technique et par conséquent la croissance sont dans leur modèle le résultat d’une différenciation verticale, c’est-à-dire d’une amélioration de la qualité des produits. Chaque innovation est un nouveau bien intermédiaire qui peut être utilisé pour produire un produit final plus efficacement qu’auparavant. Le progrès technique va alors s’opérer par destruction créatrice : lorsqu'elles surgissent, les innovations rendent les précédentes technologies obsolètes.
Si certains agents subissent des pertes en raison de l’obsolescence technologique, les firmes innovatrices sont quant à elles susceptibles de capter un marché en brevetant leur innovation et ainsi d’en retirer des rentes, mais cette situation est temporaire : des entreprises rivales peuvent à leur tour innover et contester les monopoles existants en proposant des biens intermédiaires de plus grande qualité. Le tissu productif se renouvelle ainsi en permanence au gré des innovations. Au niveau agrégé, les innovations sont susceptibles de bouleverser l’ensemble de l’économie, puisque chacune d’entre elles, en prenant la place des précédentes, élève la productivité des entreprises. Le taux de croissance économique dépend donc de l’intensité de la recherche dans l’économie, mais aussi du degré de concurrence entre les firmes. Toutefois, les innovations sont issues de découvertes aléatoires. Les entreprises sont incertaines quant au succès des dépenses engagées dans l’activité de recherche-développement.
Dans le modèle d’Aghion et Howitt, plusieurs équilibres sont possibles, ainsi que des trajectoires cycliques. Par exemple, les économies sont susceptibles de tomber dans des trappes à non-croissance (no-growth traps) en raison d’anticipations autodestructrices (self-defeating expectations). En effet, si les entreprises anticipent une forte innovation dans la période suivante et donc une baisse des rentes de monopole pour les innovateurs, elles réduisent alors leurs efforts de recherche, ce qui comprime le potentiel innovateur de l’économie. Il est alors moins probable qu’émergent des innovations, si bien que le taux de croissance s'en trouve durablement diminué. Ainsi, Aghion et Howitt en concluent que le niveau de recherche dans l'économie peut ne pas être optimal en raison des externalités et du défaut de coordination entre les agents. Par exemple, les chercheurs n’internalisent pas la destruction de rentes existantes qui résulte de leurs innovations. Cela justifie ainsi une intervention des autorités publiques pour façonner les incitations à innover.
Au cours du dernier quart de siècle, ce modèle initial d’Aghion et Howitt a généré une multitude de modèles et d’analyses empiriques, étendant et complétant leurs résultats originels. Tous ces travaux relèvent de ce que l’on appelle aujourd’hui la théorie néo-schumpétérienne. Philippe Aghion, Ufuk Akcigit et Peter Howitt (2013) en ont récemment synthétisé les principaux enseignements.
Tout d’abord, les études empiriques suggèrent que la croissance est positivement corrélée au degré de concurrence sur les marchés des biens et services. Le paradigme schumpétérien éclaire cette relation positive en suggérant trois faits stylisés. Premièrement, la concurrence stimule le processus d’innovation et la croissance de la productivité, en particulier pour les entreprises à proximité de la frontière technologique ou bien concurrençant au coude à coude avec leurs rivales. L’ouverture d’un secteur ou d’une économie à la concurrence stimule notamment les incitations à investir via les effets d’échelle, en accroissant la taille du marché pour les innovations réussies. Deuxièmement, il existe une relation en U inversé entre l’intensité de la concurrence et la croissance de la productivité. En effet, pour un faible niveau de concurrence, toute accentuation de la concurrence se traduit par une hausse de la productivité, notamment en stimulant l’innovation ; en revanche, pour des niveaux élevés de concurrence, toute intensification de la concurrence peut enrayer le processus d’innovation et entraîner une baisse du niveau de productivité. Enfin, le système de protection des brevets stimule les investissements en recherche-développement et par là l’innovation ; la protection des droits de propriété est donc complémentaire à la politique de la concurrence.
Les études empiriques ont notamment dégagé plusieurs faits stylisés concernant les dynamiques des entreprises en exploitant les données au niveau microéconomique. Par exemple, la distribution de la taille des entreprises est très asymétrique ; il y a une forte corrélation entre la taille et l’âge de l’entreprise ; les plus petites entreprises sortent plus fréquemment du marché, mais celles qui survivent tendent à connaître un taux de croissance supérieur au taux de croissance moyen. Enfin, il existe une source importante de croissance de la productivité dans la réallocation des facteurs de production entre les entreprises en place et celles entrant sur le marché.
Le paradigme néo-schumpétérien éclaire également la relation entre la croissance et le développement. Les innovations qui émergent dans un secteur ou une économie donnée se fondent souvent sur les innovations élaborées dans les autres secteurs ou bien dans le reste du monde. La convergence des taux de croissance entre les pays doit notamment beaucoup aux diverses externalités associées à la diffusion technologique. Les modèles néo-schumpétériens de croissance retrouvent ainsi une intuition d'Alexander Gerschenkron (1962) : une économie éloignée de la frontière technologique peut connaître des taux de croissance plus élevés qu’une économie au plus proche de celle-ci, puisque la première va faire de plus larges avancées technologiques à chaque fois que l’un de ses secteurs rattrape la frontière. Par conséquent, les théoriciens néo-schumpétériens soulignent l'importance du cadre institutionnel pour l'innovation. En l'occurrence, un pays ne nécessitera pas les mêmes politiques et institutions selon qu’il soit proche ou éloigné de la frontière technologique ; les politiques et institutions qui facilitent l’adoption, la copie et l’amélioration des innovations par une économie, c’est-à-dire qui participent à la rapprocher de la frontière technologique, diffèrent de celles contribuant à stimuler les innovations proprement dites, c'est-à-dire celles qui contribuent à repousser cette frontière. La relation entre la croissance et la démocratie apparaît ainsi la plus forte dans les économies proches de la frontière technologique. En effet, une croissance soutenue repose sur une destruction créatrice ; elle n’est donc pas soutenable dans les pays où les institutions sont extractives et découragent l'innovation.
Enfin, les théories néo-schumpétériennes relient la dynamique de la croissance aux vagues technologiques de long terme. Les technologies génériques, telles que le moteur à vapeur, l’électricité ou encore les technologies de l’information, sont à l’origine de phases d’accélération et de ralentissement de la productivité, correspondant à ce que la littérature appelle les cycles de Kondratiev. Une technologie est dite générique si elle affecte l’innovation et la production dans plusieurs secteurs d’une économie. Elle est ainsi omniprésente, car son utilisation dans divers secteurs se traduit par d’importantes répercussions au niveau macroéconomique. Elle possède une forte marge d’amélioration. En effet, le potentiel d’une technologie générique a tendance à être peu exploité lorsqu’elle est introduite dans l’économie ; ce n’est que plus tard que son potentiel est pleinement exploité et qu’elle se traduit par une forte accélération de la croissance de la productivité. Enfin, une technologie générique est cumulative : elle facilite l’émergence de nouveaux produits et procédés de production, c'est-à-dire d'innovations secondaires.
Certes, une technologie générique améliore la productivité et la production à long terme, mais elle va être source de fluctuations conjoncturelles le temps que l’économie s’adapte à elle. Les économies se restructurent profondément lorsqu’une technologie générique apparaît et se diffuse dans l’ensemble des secteurs, or un tel processus ne s’opère pas sans heurts : les flux d’entrées et de sorties des entreprises s’accroissent ; les divers secteurs de l’économie abandonnent les vieilles technologies au fur et à mesure que les technologies génériques se diffusent dans l’économie. Dans les premières phases de déploiement d'une technologie générique, d'importantes ressources sont notamment retirées des activités directement productives pour être allouées à la recherche, de manière à développer de nouveaux composants intermédiaires. Ainsi, selon la théorie néo-schumpétérienne de la croissance, un choc technologique peut donc très bien initialement ralentir la production et la productivité, ainsi que réduire l’emploi, avant que les bénéfices pour l'activité ne se révèlent pleinement.
Références Martin Anota
GERSCHENKRON, Alexander (1962), Economic Backwardness in Historical Perspective: A Book of Essays, Belknap Press of Harvard University Press.