Après avoir été longtemps ignorées, les inégalités économiques reviennent au centre des débats de politique économique. Christine Lagarde, la directrice du FMI, a ainsi indiqué dans son discours prononcé à Tokyo en octobre 2012 que « s’attaquer aux inégalités et assurer une croissance inclusive » constituait l’une des trois étapes importantes de la future économie mondiale. L’OCDE a affirmé ces jours-ci que « des mesures urgentes doivent être prises pour lutter contre la montée des inégalités et les fractures sociales ».
En effet, les pays développés ont tendance à connaître un creusement des inégalités depuis les années soixante-dix ou, pour reprendre les termes de Thomas Piketty, un véritable « retour du capital ». C’est précisément en observant le 1 % des ménages les plus aisés, le « centile supérieur », que l’on perçoit une telle déformation des richesses. Or, l’accroissement des inégalités économiques aux Etats-Unis est considéré comme l’une des causes de la crise financière mondiale : les ménages pauvres étaient incités à s’endetter pour consommer et accéder à la propriété immobilière, tandis que les ménages aisés tiraient profit de la financiarisation de l’économie et de la libéralisation du système financier. Les inégalités jouent donc un rôle important au cours du cycle d’affaires et leur persistance a pu, non seulement amplifier les répercussions de la crise sur l’économie, mais aussi participer à la faiblesse de la reprise. Les politiques d’austérité budgétaire mises en place dans les pays avancés pour stabiliser leurs ratios d’endettement public ont pu contribuer à accroître les inégalités (comme je l’ai vu ici et là). Or une étude publiée par le FMI a récemment démontré que les inégalités affaiblissaient la croissance économique et que la redistribution des revenus stimulait alors efficacement cette dernière [Berg et alii, 2014]. L’efficacité économique n’est pas incompatible avec l’équité, au contraire.
Anthony Atkinson et Salvatore Morelli (2014) ont cherché à résumer sur un seul graphique les changements observés sur un siècle dans les inégalités économiques pour chacun des 25 pays suivants : l’Afrique du Sud, l’Allemagne, l’Argentine, l’Australie, le Brésil, le Canada, l’Espagne, les Etats-Unis, la Finlande, la France, l’Inde, l’Indonésie, l’Islande, l’Italie, le Japon, la Malaisie, la Mauritanie, la Nouvelle-Zélande, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, le Royaume-Uni, Singapour, la Suède et la Suisse. Ces pays couvrent plus d’un tiers de la population mondiale et présentent l’intérêt d’avoir des données sur les inégalités couvrant un siècle.
GRAPHIQUE 1 Les inégalités économiques aux Etats-Unis (en %)
source : Atkinson et Morelli (2014)
Aux Etats-Unis, les rémunérations se sont dispersées ces dernières décennies. En effet, les gains détenus par le décile supérieur représentaient 150 % du revenu médian en 1950 et 244 % en 2012. Le coefficient de Gini pour les revenus bruts a augmenté de 7 points de pourcentage depuis 1980, ce qui suggère un accroissement des inégalités ces dernières années. De 1929 à 1954, les inégalités se sont fortement réduites. La mesure officielle de la pauvreté diminua entre 1948 et les années soixante-dix ; elle fluctue depuis autour d’un niveau constant au gré de la conjoncture. Les parts de revenus détenues par les ménages les plus aisés ont connu une évolution en U, puisqu’elles ont chuté de 1928 aux années soixante-dix, mais elles connaissent depuis un nouvel élargissement. Elles ont plus que doublé depuis le milieu des années soixante-dix. Les parts du patrimoine détenues par les ménages les plus aisés n’ont pas suivi la même évolution, car elles ont diminué jusqu’en 1982, sans pour autant connaître une réelle tendance haussière par la suite.
GRAPHIQUE 2 Les inégalités économiques en France (en %)
source : Atkinson et Morelli (2014)
En France, les inégalités de revenus, les inégalités de patrimoines et la pauvreté se sont fortement réduites des années soixante aux années quatre-vingt-dix. La dispersion des gains n’a pas présenté de tendance particulière ces dernières décennies. Les inégalités globales ne se sont pas accrues ces dernières années, comme le suggère la relative stabilité du coefficient de Gini depuis les années quatre-vingt-dix. La pauvreté a diminué de 1970 à 2000 et elle reste stable depuis. Les parts de revenu brut des ménages aisés n’ont pas suivi une évolution en forme de U comme elles l’ont connue aux Etats-Unis : elles ont certes diminué de 1916 à 1945, mais elles restent stables depuis la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, si les inégalités et la pauvreté ne se sont pas récemment accrues comme elles l’ont fait aux Etats-Unis, elles ont toutefois cessé de refluer. Comme l’a suggéré Camille Landais dans de multiples travaux, une analyse plus fine du centile supérieur pourrait toutefois invalider l’idée d’une stabilité des inégalités en France.
Références
BERG, Andrew, Jonathan D. OSTRY, & Charalambos G. TSANGARIDES (2014), « Redistribution, inequality, and growth », FMI, staff discussion note, n° 14/02, février.
PIKETTY, Thomas (2013), Le Capital au XXIe siècle, Seuil.