Relativement au revenu, la dette des ménages américains a été multipliée par quatre entre 1950 et 2008 : elle a atteint un pic en 2010, en s'élevait cette année-là à environ 120 %, contre 30 % à la fin de la Seconde Guerre mondiale (cf. graphique). Parallèlement, les inégalités de revenu se sont fortement creusées aux Etats-Unis : la part du revenu national détenue par les 10 % des ménages les plus rémunérés est passée de moins de 35 % à quasiment 50 % entre 1950 et 2016 [Piketty et Saez, 2003 ; Piketty et alii, 2018].
GRAPHIQUE Ratio dette sur revenu et part du revenu des 10 % les plus rémunérés aux Etats-Unis
source : Bartscher et alii (2020)
Beaucoup ont naturellement relié la dynamique de la dette privée à celle des inégalités de revenu, si bien que plusieurs économistes ont pu voir ces dernières comme un véritable facteur d’instabilité financière [Bazillier et Hericourt, 2015]. Raghuram Rajan (2010) et Joseph Stiglitz (2012) ont popularisé l’idée que la crise financière de 2007 et la subséquente Grande Récession ont pu être le sous-produit du creusement des inégalités de revenu observé aux Etats-Unis : la stagnation des revenus des ménages modestes, voire des classes moyennes, les aurait incités à s’endetter pour pouvoir maintenir leur consommation et accéder à la propriété immobilière ; les autorités américaines ont notamment cherché à faciliter leur endettement et leur accession à la propriété en procédant à la déréglementation financière.
Plusieurs travaux, notamment empiriques, sont allés dans le sens de cette thèse [Gaffard et Saraceno, 2009 ; Van Treeck, 2013]. Parmi eux, Michael Kumhof et Romain Rancière (2010), puis Michael Kumhof et alii (2013) ont montré non seulement que le creusement des inégalités a pu effectivement alimenter les déséquilibres macrofinanciers qui ont conduit à la crise financière en 2007, mais aussi qu’une telle déformation de la répartition des revenus a pu avoir été à l’origine d'une autre crise financière majeure, celle qui conduisit à la Grande Dépression des années trente. De plus, il est possible que cet endettement ait en retour alimenté les inégalités de revenu : d'une part, il a contribué à l'expansion du secteur financier et ainsi à l'essor des emplois très qualifiés ; d'autre part, il a permis aux ménages aisés de s'enrichir davantage en leur offrant de nouveaux placements financiers pour faire fructifier leur épargne.
Les récits de la récente crise financière américaine mettent généralement au premier plan les ménages les plus modestes (qualifiés d’emprunteurs « subprime ») dans la formation des déséquilibres : la hausse des prix de l’immobilier les aurait incités à s’endetter massivement, même s'ils n'en avaient pas les moyens, en leur donnant la possibilité de générer une plus-value ; mais la baisse des prix de l’immobilier amorcée en 2006 a fortement accru leurs difficultés à rembourser leur crédit et la hausse résultante des défauts de paiement aurait fini par déstabiliser l’ensemble du système financier américain, puis mondial.
Or, toutes les analyses ne corroborent pas totalement cette interprétation des événements : il semble notamment que ce soit les ménages des classes moyennes et les ménages aisés qui aient représenté une part majoritaire et croissante de l’ensemble des défauts de paiement dans les années qui ont immédiatement précédé la crise financière [Adelino et alii, 2016].
Cette difficulté à percevoir le rôle exact des emprunteurs dans l’émergence de la crise financière s’explique notamment par le manque de précision sur la dette des ménages et sa répartition entre ces derniers. Pour éclairer cette zone d’ombre, Alina Bartscher, Moritz Kuhn, Moritz Schularick et Ulrike Steins (2020) ont étudié la dynamique de la dette des ménages américains au cours de l’après-guerre afin de déterminer quels ménages ont autant emprunté et pour quels motifs. En s’appuyant sur une nouvelle base de données combinant les données issus de l’enquête sur les finances des consommateurs (Survey of Consumer Finances) menée depuis 1949 avec celles issues des enquêtes réalisées par la Réserve fédérale depuis 1983, les quatre chercheurs ont suivi l’évolution de l’emprunt des ménages le long de la répartition des revenus au cours des sept dernières décennies.
Leurs données confirment que ce sont effectivement les ménages connaissant une faible croissance de leur revenu qui sont à l’origine de la hausse de l’endettement, mais ce ne sont pas tout à fait ceux que les récits habituels du déroulement de la crise financière mettent en avant : la hausse de l’endettement des ménages américains s’explique avant tout par la hausse de l’endettement des familles de classes moyennes connaissant une faible croissance de leurs revenus. Le ratio dette sur revenu a particulièrement augmenté pour les ménages situés entre les 50ème et 90ème centiles de la répartition des revenus. En effet, leur endettement explique 55 % de la hausse de la dette de l'ensemble des ménages depuis 1950, alors que l’endettement des 50 % des ménages les plus modestes n’explique que 15 % de cette même hausse de l’endettement.
En termes réels, les revenus moyens des ménages situés entre les 50ème et 90ème centiles de la répartition des revenus ont augmenté de seulement 25 % depuis les années soixante-dix, soit de moins d’un demi-pourcent par an. Au cours de la même période, le volume de leur dette augmentait de 250 % au total, soit dix fois plus rapidement. Pourtant, les données révèlent que la richesse nette de ces ménages s’est, non pas dégradée, mais améliorée, ce qui ne peut s’expliquer que par une chose : la valeur de leur patrimoine immobilier a augmenté plus vite que le montant de leur dette. Effectivement, en termes réels, les prix de l’immobilier aux Etats-Unis ont augmenté de 75% entre le milieu des années soixante-dix et le milieu des années deux mille ; le ratio richesse immobilière sur revenu des classes moyennes a plus que doublé sur cette période en passant de 140 % à 300 % et la moitié de cette hausse s’explique par les effets-prix.
Leur revenu augmentait peu, mais ces classes moyennes ont pu, d’une part, emprunter davantage et, d’autre part, accroître leurs dépenses de consommation dans la mesure où le prix des logements qu’ils possédaient et qu'ils pouvaient éventuellement utiliser comme collatéraux augmentait. Ces ménages ont davantage emprunté et consommé parce qu’ils se sont sentis plus riches, commettant peut-être l’erreur de considérer la hausse des prix de l’immobilier comme permanente. Dans tous les cas, la hausse de l’endettement a rendu les bilans des ménages en définitive plus vulnérables aux fluctuations du revenu et des prix de l’immobilier : si l’on considère qu’un ménage est risqué dès lors que son ratio dette sur service dépasse les 40 % de son revenu, il apparaît que la valeur des prêts risqués a été multipliée entre les années cinquante et 2007 par cinq au niveau agrégé et par huit parmi les classes moyennes. Les classes moyennes américaines se sont par conséquent retrouvées à l’épicentre de la fragilité financière aux Etats-Unis.
Références
RAJAN, Raghuram G. (2010), Fault Lines: How Hidden Fractures Still Threaten the World Economy, éditions Princeton University Press.
STIGLITZ, Joseph E. (2012), Le Prix de l’inégalité, éditions Les Liens qui libèrent.