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9 février 2013 6 09 /02 /février /2013 18:59

Dans l’optique néoclassique, une économie peut générer de la croissance en accroissant la quantité de facteurs de production, c’est-à-dire en relevant l'offre de travail, en investissant dans l’éducation et en accumulant du capital productif. Cette croissance, qualifiée d’« extensive », se double d’une croissance « intensive » reposant sur les avancées technologiques. A long terme, le progrès technique serait le principal déterminant de l’élévation du niveau de vie des populations. Autrement dit, une diminution du taux d’innovation se traduirait par une décélération du taux de croissance potentielle, auquel cas l'économie est susceptible de converger vers un état stationnaire à la Solow.

Une telle éventualité a récemment été soulevée par Tyler Cowen (2011), auteur du blog Marginal Revolution. Selon lui, la Grande Récession aurait dissimulé des tendances plus lourdes et plus dramatiques, celles d’une grande stagnation (great stagnation) qui ne s’achèvera que dans plusieurs décennies. Non seulement les facteurs de la croissance extensive sont sujets à des rendements décroissants, mais l’innovation aurait également atteint un « plateau technologique », si bien que la croissance ne peut que durablement ralentir. Cowen cite notamment les travaux de Charles Jones (2002). Ce dernier avait étudié la contribution des différents facteurs à la croissance des revenus par tête aux Etats-Unis entre 1950 et 1993. Il en avait conclu que si 20 % de la croissance américaine pouvaient être attribués à la croissance de la population, 80 % de la croissance économique provenaient de la hausse du niveau de scolarité et de la plus grande intensité de la recherche, c’est-à-dire de l’essor de la main-d’œuvre dans les industries génératrices d’idées. Comme ces deux variables ne peuvent plus continuer à progresser, la croissance devrait ralentir.

Encore plus récemment, Robert Gordon (2012) fit preuve d’un plus grand pessimisme dans son provocateur « Is U.S. economic growth over? ». Il identifie au cours de ces deux siècles et demi trois révolutions industrielles (RI). La première se déroula de 1750 à 1830 et généra la vapeur et le réseau ferroviaire. La deuxième, la plus importante, s’étala de 1870 à 1900 et engendra entre autres l’électricité, le moteur à combustion interne, l’eau courante, les communications, la chimie et le pétrole. La troisième se déroula de 1960 à 2005 et offrit les ordinateurs, internet et les téléphones mobiles. Chacune de ces phases a été suivie par une période d’expansion économique, en particulier la deuxième : la productivité connut une croissance relativement rapide entre 1890 et 1972. Une fois que les innovations de la deuxième RI ont été pleinement exploitées, la croissance entre 1972 et 1996 fut plus lente qu’auparavant. La troisième RI ne s’est traduite que par une courte période de forte croissance entre 1996 et 2004. Aucune des innovations qu’elle aura générées n’a été aussi influente que celles du passé. Avec le ralentissement de la productivité observé depuis 1970, le taux de croissance du revenu mondial pourrait retrouver ses valeurs d’avant la première RI, c’est-à-dire avoisiner zéro. Les rapides progrès de ces 250 dernières années n’auront donc constitué qu’un épisode unique dans l’histoire économique.

Six « vents contraires » (headwinds) viennent en outre assombrir les perspectives de croissance à long terme des Etats-Unis et de plusieurs économies avancées. Le vieillissement de la population se traduit par une baisse du taux d’activité et de la productivité ; le niveau de scolarité atteint un plateau aux Etats-Unis ; les inégalités de revenu progressent ; la mondialisation, à travers la concurrence des pays émergents et la délocalisation des activités productives en leur sein, exerce une pression à la baisse sur les salaires des pays avancés ; la gestion de la crise environnementale réduira le budget des ménages ; enfin, le désendettement du secteur privé et la charge de la dette publique vont également compresser le revenu disponible et par là les dépenses de consommation.

La thèse du pessimisme technologique a rencontré de nombreuses critiques. En outre, cette idée d’une stagnation durable n’est pas nouvelle. Selon Gary Becker (2012) et Matthew Klein (2012), elle semble regagner en popularité à chaque fois que l’économie connaît un ralentissement prolongé de l’activité. (En revanche, les périodes d’expansion économique tendent à convaincre les gens que la croissance va se poursuivre indéfiniment.) Alvin Hansen affirmait à la fin des années trente que les Etats-Unis subissaient alors une « stagnation séculaire » (secular stagnation) : les bonnes performances qu’avait pu connaître par le passé l’économie américaine résultaient de dynamiques favorables qui ne pouvaient être exploitées qu’une seule fois, qu’il s’agisse de l’innovation technologique ou de la croissance démographique. La haute croissance des trente glorieuses a été un radical démenti à la thèse d’Hansen.

William Janeway (2013) souligne quant à lui un défaut évident dans l’argumentation de Gordon. Selon ce dernier, les effets de la troisième RI sur la productivité se seraient dissipés après seulement huit années, alors qu’il fallut plus de huit décennies pour que la deuxième RI porte ses fruits. Gordon choisit de mettre un terme à la troisième RI en 2005, soit 45 ans après ses débuts, mais moins de la moitié du temps donné aux première et deuxième RI pour suivre leur cours. Cela revient à juger de l’impact économique de l’électricité seulement 45 ans après l’implantation de la première usine électrique en 1882, c’est-à-dire à une date où les industries manufacturières ne découvraient qu’à peine les bénéfices de cette énergie pour leur organisation interne et où l’industrie électroménagère n’en était qu’à ses balbutiements. En troquant la révolution des TIC, Gordon néglige notamment le fait que le développement du commerce en ligne et surtout des intelligences artificielles n’en est qu’à ses prémices.

Selon Daron Acemoglu et James Robinson (2012), deux éléments clés sont absents du débat. Tout d’abord, le processus d’innovation, comme toute activité économique, est une quête de profit ; il répond donc aux incitations. Les deux auteurs reprennent l’exemple de Schmookler : la demande accrue de transport s’était traduite par une plus forte demande pour les fers à cheval, si bien qu’il y eut un taux d’innovation très élevé pour le fer à cheval tout au long de la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle ; les innovations se sont par la suite taries en raison de la concurrence du moteur de traction à vapeur, puis du moteur à combustion interne. Aujourd’hui, lorsque le gouvernement accroît sa demande pour certains vaccins, les sociétés pharmaceutiques réagissent en multipliant les essais cliniques. Ou encore, les changements démographiques se traduisent par une expansion du marché pour différents types de médicaments et ainsi par la découverte de nouveaux médicaments. Puisqu’il est difficile de prévoir où les incitations à innover seront fortes, il est difficile de prédire où émergeront les innovations. Ainsi, ce n’est pas parce que nous connaissons les grandes innovations du passé et reconnaissons qu’elles ont été formidables, que nous pouvons en déduire que les innovations futures ne les égaleront pas. Cela dit, il ne faut pas faire l’erreur inverse de Gordon : croire que les innovations futures seront forcément révolutionnaires et permettront, par exemple, de résoudre la crise environnementale. L’expérience passée suggère en revanche que tant qu’il y aura des incitations, les innovations suivront.

Ensuite, Acemoglu et Robinson (2013) regrettent que la question institutionnelle soit absente du débat, alors qu’elle devrait au contraire être placée en son centre. L’innovation découle en effet d’institutions inclusives, c’est-à-dire d’ensembles de règles permettant aux agents de prendre librement leurs décisions. Ce sont ces règles qui déterminent la capacité de la société à exploiter la créativité, les compétences et les idées, soit son potentiel de croissance. S’interroger sur les perspectives de croissance revient alors à se demander si les institutions inclusives continueront à se développer à l’avenir ou bien si elles déclineront. Le processus d’innovation risque en effet de se tarir si les institutions deviennent extractives, c’est-à-dire si elles ne bénéficient qu’à une seule minorité au détriment du reste de la population. Le risque est alors de gâcher une masse considérable de talents. En l’occurrence, si la Rome antique se révéla incapable d’innover, non pas parce ce qu’elle atteignit les limites de sa capacité innovatrice, mais parce que ses institutions devinrent extractives.

Même parmi les détracteurs, beaucoup partagent l’idée de Gordon selon laquelle le creusement des inégalités va comprimer le potentiel de croissance au cours des prochaines décennies. Ce n’est pas le cas de l’optimiste Dave Altig (2013), pour lequel ce « vent contraire » pourrait au contraire constituer le signe d’une prochaine accélération de la croissance. L’adoption de nouvelles technologies peut en effet impliquer un coût substantiel en termes d’apprentissage, or seule la main-d’œuvre qualifiée s’avère avantagée dans cet apprentissage. Dans un premier temps, le manque d'expérience va donc empêcher l’économie de pleinement exploiter des nouvelles technologies. La demande pour la main-d’œuvre qualifiée va s’accroître, la prime de qualification (skill premium), c’est-à-dire le différentiel de salaire entre travailleurs qualifiés et non qualifiés, va alors s’élever et les inégalités de revenus se creuser. L'économie investit dans le capital humain pour accroître la quantité de main-d’œuvre qualifiée, mais cet investissement n’est pas mesurable, si bien que la croissance de la productivité semble décrocher durant cette période. Une fois que la main-d’œuvre qualifiée est suffisante, l’économie peut alors exploiter tous les potentiels des nouvelles technologies, si bien que la productivité s’élève et la prime de qualification diminue. Selon Greenwood et Yorukoglu (1997), l’accélération du progrès technique s’est à plusieurs reprises accompagnée au cours de l’histoire d’un creusement des inégalités et d’un ralentissement de la croissance de la productivité. Ces trois dynamiques auraient notamment coïncidé au milieu du dix-neuvième siècle, la période riche en avancées technologiques qui mena finalement à l'âge d'or de Gordon. Par conséquent, Dave Altig suggère que le creusement des inégalités que l’on peut observer depuis quelques décennies pourrait finalement préfigurer une accélération de la croissance de la productivité dans un proche avenir.

 

Références Martin ANOTA

ACEMOGLU, Daron, & James ROBINSON (2013), « The End of Low Hanging Fruit? », in Why Nations Fail (blog), février.

ALTIG, Dave (2013), « Half-full glasses », in macroblog, 1er février. Traduction française disponible ici.

BECKER, Gary (2012), « Will long-term growth slow down? », in The Becker-Posner blog, 10 juillet.

COWEN, Tyler (2011), The Great Stagnation: How America Ate All the Low-hanging Food of Modern History, Got Sick, and Will (Eventually) Feel Better.

The Economist (2013), « Has the ideas machine broken down? », 12 janvier.

GORDON, Robert (2012), « Is US economic growth over? Faltering innovation confronts the six headwinds », CEPR Policy Insight, n° 63.

GREENWOOD, Jeremy, & Mehmet YORUKOGLU (1997), « 1974 », Carnegie-Rochester Conference Series on Public Policy, vol. 46, n° 1, juin.

JANEWAY, William (2013), « Growth out of time », in Project Syndicate, 17 janvier. Traduction française, « La temporalité de la croissance ».

JONES, Charles I. (2012), « Sources of U.S. economic growth in a world of ideas », in American Economic Review, vol. 92, n° 1, mars.

KLEIN, Matthew C. (2012), « Was that it? », in Free Exchange (blog), 8 septembre.

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