La faiblesse de l’inflation ces derniers mois a ravivé les craintes d’un basculement de la zone euro dans la déflation à l’instar du Japon au cours des années quatre-vingt-dix. L’inflation globale avait atteint son minimum historique en octobre en atteignant alors 0,7 % en glissement annuel. Elle vient de retrouver en janvier cette valeur. De son côté, l’inflation sous-jacente est restée inférieure à 1,2 % depuis mars 2013 et elle a atteint son minimum en décembre (en l’occurrence 0,7 %) depuis la création de la monnaie unique, avant de revenir à 0,8 % en janvier. Plusieurs pays européens sont déjà en déflation, notamment la Bulgarie, Chypre, la Grèce et la Lettonie. L’inflation ralentit également en Allemagne, puisqu’elle vient d’atteindre 1,3 %, contre 1,5 % en décembre, ce qui suggère que la désinflation se diffuse au cœur même de la zone euro.
GRAPHIQUE Taux d'inflation en zone euro (en %)
La déflation apparaît lorsque la demande globale est trop faible. Loin de stimuler l’activité, elle tend au contraire à la détériorer davantage et ainsi à enfermer l’économie dans une trappe récessive. En effet, comme le rappelle Paul de Grauwe (2014), lorsqu’une économie bascule dans la déflation, les agents anticipent que les prix vont être plus faibles l’année suivante, si bien qu’ils sont incités à repousser leurs achats. La demande agrégée se contracte alors de nouveau, ce qui pousse davantage les prix à la baisse et maintient l’économie dans un cercle vicieux où déflation et récession se renforcent mutuellement. Le processus est aggravé si la déflation des prix s’accompagne par une baisse des salaires.
La déflation se révèle également nuisible à l’activité en raison de ses répercussions sur l’endettement, un canal qu’Irving Fisher (1933) a exploré à travers son concept de « déflation par la dette » (debt-deflation). Puisque les dettes sont fixées en termes nominaux, la baisse des prix accroît mécaniquement leur fardeau réel. En d’autres termes, comme les prix déclinent, les recettes (tant privées que publiques) diminuent, alors même que le montant du service de la dette reste inchangé. La déflation oblige les ménages, les entreprises et l’Etat à consacrer une part croissante de leurs revenus au service de la dette et donc à réduire leurs dépenses en biens et services. La baisse de la consommation, de l’investissement et des dépenses publiques renforce alors la déflation et celle-ci rend l’endettement encore moins soutenable. Ainsi, en cherchant à rembourser simultanément, les agents se rapprochent paradoxalement du défaut de paiement, or la multiplication des défauts fragilise le secteur bancaire et expose par là l’ensemble de l’économie à un véritable effondrement.
Pour De Grauwe, le premier mécanisme n’est pas encore amorcé, puisque les prix continuent d’augmenter en zone euro. En revanche, le mécanisme de déflation par la dette est déjà à l’œuvre. En effet, le mécanisme fisherien n’apparaît pas forcément lorsque le taux d’inflation est négatif. Il émerge lorsque l’inflation est inférieur au taux d’inflation qui était anticipé lorsque les contrats de dette furent établis. Au cours des dix dernières années, les anticipations d’inflation furent très proches du taux d’inflation constaté sur la période, en l’occurrence 2 %. Les taux d’intérêt sur les obligations à long terme que l’on observe actuellement suggèrent que les agents anticipent une inflation de 2 % ces cinq à dix prochaines années, or l'inflation dans la zone euro atteint désormais 0,7 %. Cette désinflation provoque un mécanisme de déflation par la dette. La dette nominale s’accroît avec le taux d'intérêt nominal (qui comprend une anticipation d'inflation de 2%), mais le revenu nominal dans la zone euro augmente de seulement 0,8 %. Par conséquent, une proportion croissante des revenus doit être consacrée au service de la dette, tandis que la part destinée à l’achat de biens et services diminue. Cette dynamique est d’autant plus pernicieuse que déjà plusieurs pays européens connaissent déjà effectivement une inflation négative.
Les économies européennes sont en outre particulièrement exposées à un nouveau ralentissement de l’activité mondiale. En l’occurrence, les fortes turbulences que les pays émergents subissent sur les marchés des changes accroissent le risque que la zone euro bascule prochainement dans la déflation. La fuite des capitaux et la hausse des taux d’intérêt (dans le sillage du « tapering » de la politique monétaire américaine) dégradent l’activité économique dans les pays émergents, si bien que l’économie mondiale est susceptible de connaître une contraction de la demande globale et une désinflation. Ceux-ci ne manqueront pas de déstabiliser la zone euro et de remettre en cause la reprise fragile de son activité.
La réunion du conseil des gouverneurs de la Banque Centrale Européenne qui se tiendra demain est ainsi particulièrement attendue. Selon le mandat de la BCE, le taux d’inflation de la zone euro doit être inférieur, mais proche, à 2 % à moyen terme. Autrement dit, le taux d’inflation s’éloigne dangereusement de sa propre cible. Entre fin 2009 et fin 2010, les Etats-Unis faisaient également face à un fort ralentissement de la hausse des prix. La Réserve fédérale, alors contrainte par la borne zéro, a commencé à acheter massivement des actifs à travers ses programmes d’assouplissement quantitatif (quantitative easing) avant d’adopter la pratique du forward guidance. Les faibles chiffres de l’inflation pourraient inciter la BCE à devenir plus agressive. Mario Draghi avait promis le mois dernier qu’il assouplirait la politique monétaire de la zone euro si l’inflation restait inférieure aux anticipations de la BCE. Son taux directeur est déjà à 0,25 %, ce qui limite fortement toute nouvelle baisse des taux. Pour inciter les banques à prêter, la BCE pourrait se décider à lancer un nouveau programme de refinancement à long terme (LTRO), à réduire les réserves obligatoires ou à adopter des taux de dépôt négatifs. La BCE a adopté il y a quelques mois une forme de forward guidance en indiquant qu’elle maintiendrait durablement ses taux directeurs à un faible niveau ; elle pourrait lever l’incertitude entourant sa politique monétaire et inciter davantage les agents à investir si elle datait ou conditionnait le relèvement de ses directeurs comme a pu le faire la Fed. Il est toutefois peu probable que la BCE adopte l’assouplissement quantitatif à l’instar de sa consœur américaine, en raison des craintes que suscitent chez la Bundesbank un brouillage de la frontière entre politique monétaire et politique budgétaire. Le refus d’acheter de la dette publique vise précisément à inciter les gouvernements européens à améliorer leurs finances publiques.
Pourtant, l’histoire est riche en enseignements quant aux dangers associés à la déflation, notamment en ce qui concerne l’endettement public. La « décennie perdue » (lost decade) du Japon montre déjà les difficultés à sortir d’une trappe déflationniste. Pour Kevin O’Rourke (2014), l’expérience du régime d’étalon-or au cours de l’entre-deux-guerres illustre parfaitement les effets de la baisse des prix sur la soutenabilité de la dette dans une économie soumise à une fixité des taux de change. Par nature déflationniste, le système monétaire international dégradait les finances publiques dans de nombreux pays. Par exemple, la Grande-Bretagne d’alors pourrait apparaître aujourd’hui comme un élève modèle aux yeux de l’actuelle Commission européenne : l’économie britannique engrangeait alors un excédent primaire, elle s’était engagée à rembourser sa dette et elle mettait en œuvre ce que l’on appellerait aujourd'hui une « dévaluation interne ». Pourtant, le ratio dette sur PIB de la Grande-Bretagne a poursuivi son envolée en raison de la déflation. Aujourd’hui, en refusant d’agir davantage, la BCE risque précisément d’aggraver le problème des dettes souveraines en zone euro.
Références
DELAIGUE, Alexandre (2014), « La déflation menace-t-elle en zone euro ? », in Classe éco (blog), 7 janvier.
De GRAUWE, Paul (2014), « Should we worry about deflation? », in Free Exchange (blog), 16 janvier.