Les pays avancés font face au scénario d’une véritable « stagnation séculaire ». Leur croissance économique reste particulièrement faible et leur taux de chômage demeure à des niveaux élevés, ce qui suggère qu’ils souffrent d’une insuffisance de la demande globale. Celle-ci n’est peut-être pas le fait de la seule crise financière mondiale, mais pourrait trouver des raisons plus profondes, « structurelles », à l’œuvre bien avant la Grande Récession. Dans tous les cas, elle justifie une intervention des autorités publiques. Les banques centrales ont rapproché leurs taux directeurs au plus proche de zéro et adopté des mesures « non conventionnelles » pour ramener l’économie au plein emploi, mais leur marge de manœuvre s’est réduite au cours du temps. Dans une telle situation, la stimulation de l’activité devrait passer par la politique budgétaire, mais les pays avancés présentent des ratios d’endettement public particulièrement élevés, ce qui désincite les gouvernements à mettre en œuvre des plans de relance ; au contraire, ils sont incités à adopter l’austérité budgétaire pour consolider leurs finances publiques. Pourtant, les taux d’intérêt demeurent particulièrement faibles sur les marchés obligataires. En outre, avec la faiblesse de la demande, les difficultés bancaires et la borne inférieure zéro, le multiplicateur budgétaire est susceptible d’être très élevé : l’activité est particulièrement sensible à la politique budgétaire. En d’autres termes, une relance budgétaire est susceptible de stimuler significativement l’activité. La relance budgétaire pourrait notamment prendre la forme d’un accroissement des investissements publics dans les infrastructures, une piste explorée par Abdul Abiad, Aseel Almansour, Davide Furceri, Carlos Mulas Granados et Petia Topalova (2014) dans les Perspectives de l’économie mondiale publiées en octobre 2014.
Les économistes et responsables politiques ont depuis longtemps reconnu l’importance des infrastructures pour l’économie. Adam Smith (1776) notait déjà dans La Richesse des nations que le « devoir d’ériger et de maintenir certains travaux publics » constituait l’une des trois obligations essentielles du souverain. Les réseaux de transport connectent les producteurs et les consommateurs aux marchés, les services publics fournissent des intrants essentiels tels que l’électricité et l’eau, que ce soit pour la production ou la consommation, tandis que les réseaux de communication facilitent les échanges et à la diffusion de l’information et du savoir [Abiad et alii, 2014]. Le rôle des infrastructures apparaît clairement lorsqu’elles sont insuffisantes ; elles se traduisent alors par des coupures d’électricité, une mauvaise qualité de l’eau, des routes en mauvais état, etc., ce qui pénalise non seulement l’activité économique, mais aussi plus largement le bien-être des agents. A la différence des autres investissements, les investissements en infrastructures sont souvent des projets massifs, intensifs en capital, et ils se traduisent par l’apparition de monopoles naturels, car il est souvent plus efficace qu’ils soient fournis par une seule entité. Leurs coûts fixes sont significativement élevés, mais leurs rendements peuvent être particulièrement élevés à très long terme. Ils ont le potentiel de générer des externalités positives, si bien que leurs rendements sociaux sont souvent supérieurs à leurs rendements privés. Bref, par conséquent, c’est très souvent à l’Etat qu’incombe l’investissement en infrastructures, car le secteur privé ne peut ou ne veut les fournir.
A court terme, une hausse de l’investissement public en infrastructures elle stimule la demande globale via les effets multiplicateurs, mais elle peut aussi s’accompagner d’un effet d’éviction sur l’investissement privé. A long terme, elle stimule l’offre globale en accroissant la capacité productive de l’économie. Les modèles de croissance endogène développés à la suite des travaux de Robert Barro (1990) mettent particulièrement l’accent sur les externalités associées à l’investissement public. En l’occurrence, celui-ci est susceptible de générer un véritable cercle vertueux : de telles dépenses accroissent la productivité des agents, donc l’activité globale ; comme l’Etat prélève alors davantage de recettes fiscales, il peut utiliser celles-ci pour financer de nouvelles infrastructures, et ainsi de suite.
Abdul Abiad et ses coauteurs ont réalisé une analyse empirique couplée à des simulations de modèles. Dans un échantillon des pays avancés, une hausse des dépenses d’investissement public d’un point de pourcentage de PIB entraîne une hausse de la production de 0,4 % au cours de l’année, mais de 1,5 % dans les quatre années qui suivent la hausse. En l’occurrence, l’accroissement de l’investissement public dans les infrastructures stimule non seulement la production à court terme (via les effets sur la demande globale), mais aussi à long terme (via les effets sur l’offre). Il sera particulièrement efficace lorsque la demande est insuffisante pour maintenir l’économie au plein emploi et lorsque la politique monétaire est particulièrement accommodante, car ses répercussions sur la demande sont alors particulièrement fortes. Non seulement, un effet d’éviction sur l’investissement privé semble alors peu probable au vu des ressources inemployées, mais celui-ci risque en fait de s’en trouver stimulé avec la reprise de la demande globale. En fait, dans de telles conditions, le ratio de dette public sur PIB est même susceptible de diminuer. Bref, l’investissement public en infrastructures est susceptible de s’autofinancer. Par contre, si l’efficience de l’investissement public est particulièrement faible (par exemple, si une infime fraction du montant investi est effectivement converti en stock de capital public productif), ses gains en termes de production seront limités à long terme : l’argent investi ne doit pas être gaspillé, mais alloué aux projets à hauts rendements. Enfin, les auteurs notent que la relance des infrastructures sera plus efficace si elle est financée par voie de dette plutôt qu’à Budget équilibré, c’est-à-dire accompagnée d’une hausse des impôts ou la réduction de d’autres dépenses publiques. Abdul Abiad et alii soulignent toutefois que cela n’empêche pas les pays de connaître des turbulences sur les marchés obligatoires, auquel cas les coûts de financement de l’Etat s’envoleront et sa dette publique suivra une trajectoire explosive.
Par conséquent, l’investissement en infrastructures apparaît comme un levier particulièrement efficace pour sortir les pays avancés de leur stagnation séculaire. Il apparaît d’autant plus urgent à mettre en œuvre que plusieurs d’entre eux souffrent de réelles insuffisances dans les infrastructures comme le démontrent Abiad et ses coauteurs. Dans les pays avancés, l’investissement public est passé de 4 % à 3 % du PIB entre les années quatre-vingt et aujourd’hui ; le stock du capital public (rapporté au PIB) a significativement diminué au cours des trois dernières décennies. Dans plusieurs pays avancés, en particulier l’Allemagne, les infrastructures en place vieillissent, mais les dépenses de maintenance sont insuffisantes pour les maintenir en état, si bien que leur qualité décline. En d’autres termes, même si ces pays connaissaient une accélération de leur croissance suite à un hypothétique bon de la demande, cette expansion pourrait s’essouffler rapidement avec les insuffisances en infrastructures. De leur côté, les pays en développement, notamment l’Afrique du Sud, le Brésil, l’Inde et les Philippines, souffrent de goulets d’étranglement du côté de l’offre, notamment en raison d’une insuffisance des infrastructures. Leurs stocks de capital public se sont fortement accrus à la fin des années soixante-dix et le début des années quatre-vingt avec les investissements publics élevés, mais depuis le ratio capital public sur PIB a diminué, si bien que le niveau de leur « capital public par tête » reste toujours significativement inférieur à celui des pays avancés. Ces problèmes structurels pourraient ainsi jouer un rôle déterminant dans le ralentissement de la croissance que l’on observe dans les pays en développement depuis 2012. Ils menacent de les faire basculer dans une « trappe à revenu intermédiaire » et de compliquer leur rattrapage sur les pays avancés.
De leur côté, César Calderón et Luis Servén (2014) rappellent également que les infrastructures contribuent à réduire les inégalités. Elles facilitent l’accès des pauvres aux opportunités productives, en élevant la valeur de leurs actifs. Elles peuvent aussi améliorer leur santé et leur éducation, c’est-à-dire faciliter l’accumulation de leur capital humain. L’accès aux infrastructures joue un rôle essentiel à l’intégration sociale des individus. De cette manière, la réduction des inégalités stimule alors en retour la croissance économique.
Références
BARRO, Robert J. (1990), « Government spending in a simple model of endogenous growth », in Journal of Political Economy, vol. 98, n° 5.
CALDERÓN, César, & Luis SERVÉN (2014), « Infrastructure, growth, and inequality », Banque mondiale, policy research working paper, n° 7034.
SUMMERS, Larry (2014), « Why public investment really is a free lunch », in Financial Times, 6 octobre.
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