Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
1 février 2014 6 01 /02 /février /2014 14:50

Depuis quelques semaines, les pays émergents subissent de très fortes pressions, en particulier sur les marchés des changes. C'est notamment le cas de l'Afrique du Sud, de l'Argentine, du Brésil, de l'Inde, de la Russie et de la Turquie. La dépréciation de la monnaie, l’accélération de l’inflation et la fuite des capitaux incitent leur banque centrale à relever leur taux directeur. Ce resserrement monétaire est bien évidemment susceptible de dégrader l’activité économique et cette dégradation apparaît comme le « prix à payer » pour maintenir la confiance en la monnaie. Or un ralentissement de l’activité est susceptible d’entretenir la sortie des capitaux et la dépréciation de la monnaie, si bien qu’un resserrement de la politique monétaire ne fait au final qu’enfermer les pays émergents dans un cercle vicieux. Ces dynamiques trouvent certainement leur origine dans une multitude de facteurs, notamment des facteurs politiques propres à chaque pays, comme dans le cas de la Turquie. Mais, plus que tout autre acteur, la banque centrale américaine a peut-être joué un rôle significatif dans ces événements. 

En effet, la politique monétaire a été extrêmement accommodante aux Etats-Unis ces dernières années en raison de la sévérité de la Grande Récession. Une fois son taux directeur ramené au plus proche de zéro, la Réserve fédérale s’est tournée vers de nouvelles mesures de politique monétaire pour approfondir le soutien à l’activité. L’une de ces mesures « non conventionnelles » a été l’assouplissement quantitatif (quantitative easing) consistant pour la banque centrale à acheter massivement des titres de longue maturité. Puisque ces achats poussent les prix d’actifs à la hausse, le rendement de ces derniers tend en effet à diminuer ; la baisse des taux d’intérêt de long terme tend alors à stimuler les dépenses d’investissement. Par conséquent, le bilan de la Fed n’a cessé de s’accroître ces dernières années au rythme des achats ; au début de l’année 2013, elle achetait chaque mois l’équivalent de 85 milliards de dollars en titres dans le cadre de l’assouplissement quantitatif. Ce programme n’a toutefois pas eu de répercussions sur les seuls Etats-Unis. La dégradation des perspectives de croissance dans les pays avancés avec la Grande Récession et la baisse des taux d’intérêt nominaux ont incité les investisseurs financiers à se tourner vers les pays émergents pour y trouver de plus hauts rendements. Les pays émergents ont ainsi profité ces dernières années de larges entrées de capitaux qui ont stimulé leur activité ; le programme d’assouplissement quantitatif mené par la Fed n’a fait qu’accentuer cette tendance.

Les banques centrales ne sont toutefois pas incitées à poursuivre indéfiniment une politique monétaire extrêmement accommodante ; celle-ci est source de risques inflationnistes et elle expose l’économie à l’instabilité financière en alimentant une expansion excessive du crédit et des bulles d’actifs ; la Fed est ainsi accusée par certains d’avoir laissé son taux directeur trop longtemps trop bas suite à l’éclatement de la bulle internet au début des années deux mille et d’avoir ainsi alimenté les déséquilibres qui ont conduit à la crise du crédit subprime. Par conséquent, au fur et à mesure que la reprise de l’activité se poursuit et que le chômage reflue aux Etats-Unis, il devient de plus de plus en plus probable que la Fed « normalise » sa politique monétaire. Cette normalisation est d’autant plus probable que tout le monde ne s’accorde pas sur l’efficacité des achats d’actifs dans le soutien de l’activité ; pour certains, elles ne fait qu’alimenter l’instabilité financière.

En mai 2013, les responsables de la Fed ont évoqué pour la première fois la possibilité d’une réduction (tapering) de leurs achats. Ce fut en particulier le cas le 22 mai lorsque Ben Bernanke, alors président de la Fed, témoigna devant le Congrès américain. Cette évocation d’un resserrement de la politique monétaire américaine a immédiatement affecté les pays émergents. Plusieurs d’entre eux ont enregistré au cours des mois suivants des sorties de capitaux, une hausse des rendements obligataires, une baisse des cours boursiers et une dépréciation de leur taux de change. Si effectivement les entrées de capitaux ont alimenté des bulles d’actifs dans les pays émergents, celles-ci sont susceptibles d’éclater et de puissamment dégrader l’activité. Lorsque la Fed déclara en septembre 2013 qu’elle ne réduirait pas immédiatement ses achats d’actifs, les rendements obligataires reculèrent dans les pays émergents, sans toutefois revenir aux niveaux qu’ils atteignaient avant le mois de mai. Cette amélioration n’a été temporaire : les pays émergents font face depuis le début du mois de janvier à de plus fortes pressions que celles qu’ils subirent cet été.

Barry Eichengreen et Poonam Gupta (2013, 2014) mettent particulièrement l’accent sur trois caractéristiques de cette déstabilisation des pays émergents. Tout d’abord, non seulement l’impact fut significatif, mais son ampleur a surpris de nombreux commentateurs. Plusieurs d’entre eux ont soulevé la possibilité que l’actuel resserrement de la politique monétaire américaine fasse basculer les pays émergents dans une crise similaire à celle que nombre d’entre eux connurent il y a à peine quelques décennies. Cette comparaison est d’autant plus pertinente que de nombreux auteurs considèrent que la Fed trouve une responsabilité dans la crise mexicaine de 1994 en resserrant sa politique monétaire à partir de 1993. Ensuite, Eichengreen et Gupta soulignent que l’impact n’a pas été uniforme, certains pays émergents ayant été plus durement touchés que d’autres par l’évocation du tapering. Enfin, les deux auteurs notent que les réticences marquées par les responsables politiques des pays émergents à l’idée d’un tapering se concilient bien mal avec les critiques qu’ils formulaient précédemment à l’égard de l’assouplissement quantitatif qu’ils considéraient comme un véritable acte de « guerre des monnaies » (currency war). 

Eichengreen et Gupta ont observé l’évolution des taux de change, des réserves de devises et des cours boursiers entre avril (soit juste avant la première évocation du « tapering ») et août 2013 pour déterminer quels pays ont été frappés et pourquoi. Leur analyse est particulièrement cruciale aujourd’hui, puisqu’elle permet de mieux saisir ce que les pays émergents sont en train de subir. Trois résultats sont en l’occurrence particulièrement intéressants. Tout d’abord, les deux auteurs constatent que les pays émergents qui ont le plus laissé leur taux de change réel s’apprécier, leurs déficits de compte courant se creuser et leurs prix d’actifs s’accroître durant la période de l’assouplissement quantitatif ont subi les plus amples dommages après mai 2013. Les pays qui ont mis en place des politiques économiques pour contenir l’appréciation du taux de change et la dégradation du déficit courant ont connu par la suite un moindre reflux des flux de capitaux. En l’occurrence, la politique macroprudentielle et le resserrement budgétaire mises en place avant l’annonce d’un resserrement monétaire de la Fed en ont modéré l’impact après coup, mais ces mesures n’ont toutefois pas permis aux pays émergents d’en subir les répercussions. 

Ensuite, Eichengreen et Gupta montrent qu’avoir de meilleurs fondamentaux macroéconomique n’a pas immunisé les pays émergents : ce n’est pas parce qu’un pays présentait de faibles niveaux de déficits budgétaires et de dette publique, de plus hauts niveaux de réserves ou encore une plus forte croissance économique qu’il ait connu une chute limitée de son taux de change après mai 2013. Par contre, la taille du marché financier domestique explique l’ampleur de l’impact : les pays disposant des plus larges marchés ont connu les plus fortes pressions sur leur taux de change, leurs réserves de devises et leurs cours boursiers. Cela dénote le fait que les investisseurs sont mieux capables de rééquilibrer leurs portefeuilles lorsque le pays dispose de marchés financiers relativement larges et liquides. Eichengreen et Gupta rappellent ainsi que l’expansion du secteur financier se révèle être à double tranchant puisqu’elle expose davantage les pays aux crises financières et aggrave l’impact de ces dernières sur l’activité. 

 

Références

EICHENGREEN, Barry, & Poonam GUPTA (2013), « Fed tapering and emerging markets », in voxEU.org, 19 décembre. 

EICHENGREEN, Barry, & Poonam GUPTA (2014), « Tapering talk: The impact of expectations of reduced Federal Reserve security purchases on emerging markets », Banque mondiale, policy research working paper, n° 6754, janvier.

FMI (2013), « Taper talks: What to expect when the United States is tightening », World Economic Outlook: Transitions and Tensions, octobre. Traduction française, « Que se passera-t-il quand les Etats-Unis mettront fin à leur politique d’assouplissement quantitatif ? », Perspectives de l’économie mondiale : transitions et tensions.

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : D'un champ l'autre
  • : Méta-manuel en working progress
  • Contact

Twitter

Rechercher